Le
roman « Manon Lescaut » fait partie de ces chefs d’œuvre de la
littérature française qui, avec « Mignonne allons voir si la rose »
de Ronsard, « La Princesse de Clèves » de Madame de Lafayette,
« Les misérables » de Victor Hugo et quelques autres ouvrages
ont enchanté ou fait transpirer des générations d’élèves. Étienne Madranges, de
retour des Pays-Bas, évoque ici son auteur, l’abbé Prévost, un grand écrivain
mais un bien curieux ecclésiastique poursuivi par la justice qui s’est parfois
réfugié en Hollande.
Antoine-François
Prévost naît en 1697 au cœur de l’Artois, un 1er avril*… près de la
Canche, un fleuve riche en poissons migrateurs. Plus précisément à Hesdin,
ville de bailliage, ancienne cité fortifiée par Charles Quint, devenue
définitivement française en 1659 lors du Traité des Pyrénées. Il est baptisé le
jour même.
Fils
de procureur, vicaire intérimaire, mousquetaire éphémère…
Son
père, avocat au Parlement et procureur du roi, travaille au bailliage royal de
Hesdin (illustration ci-après) et y entre chaque jour par la porte située à
gauche de la bretèche. Il n’a pas de titre de noblesse, raison pour laquelle
Antoine-François se fera appeler Prévost d’Exiles, en particulier lorsqu’il se
réfugiera en Angleterre.
L’hôtel de ville de Hesdin (Pas-de-Calais), construit de 1563 à 1575 à
l’initiative de Charles Quint, et sa célèbre bretèche (également appelée
bertèque en picard) édifiée en 1629 destinée à la proclamation des sentences et
décisions publiques © Étienne Madranges
Le
jeune Prévost fait un premier noviciat chez les jésuites, étudie la grammaire
et la rhétorique, entreprend une carrière militaire d’officier et fait un
second noviciat chez les jésuites. Il cherche manifestement sa voie, alternant
des périodes religieuses, des voyages et des périodes militaires. Il revêt
l’habit monastique et reçoit la tonsure en devenant moine bénédictin en 1720,
prononçant ses vœux en 1721.
Il
rédige ses premiers manuscrits.
Les règles
de l’Ordre de Saint Benoît ne lui conviennent guère… obéir, porter une robe de
bure… chasteté, pauvreté… Voltaire, auquel il demandera un prêt (qui sera
refusé) le plaindra d’avoir accepté la tonsure. En 1726, quittant le clergé
régulier pour le clergé séculier, il se fait ordonner prêtre. Sa vie prend dès
lors une tournure aventureuse : voyages en Angleterre et en Hollande,
fuites, femmes, arrestations, publications s’enchaînent.
En Hollande, l’abbé écrit Manon Lescaut,
roman d’amour ancré dans le XVIIIe siècle
Il se
rend en Hollande. Il y découvre des éditeurs prospères mais aussi des centaines
de moulins, qui sont autant d’éphélides animées dans le paysage batave… et les
tulipes. Car la tulipe est un symbole fort en Hollande depuis le début du XVIIe
siècle où les horticulteurs ont créé de multiples variétés de cette plante à
bulbe, faisant du marché de la tulipe un négoce semblable au marché de l’art. L’apparition
en 1635, au milieu du « siècle d’or » des Provinces-Unies d’une
véritable spéculation sur certaines tulipes valant des fortunes, a provoqué un
désastre. Une bulle spéculative a éclaté en 1637, entraînant des faillites et
un retour à la raison des détenteurs et vendeurs de bulbes.
Champ de tulipes à Lisse en Hollande © Étienne Madranges
Le parc floral de Keukenhof à Lisse en Hollande, ici photographié en avril
2024, est le plus beau conservatoire mondial des tulipes © Étienne Madranges
On ne
sait pas si Prévost offre des fleurs pour séduire les femmes. Mais il séduit. Momentanément
défroqué, il écrit, traduit, emprunte. Objet d’une faillite, ses meubles sont
vendus. Âgé de 34 ans, il écrit son chef d’œuvre.
Rencontre, fuite, meurtre, retrouvailles,
caresses, jalousie, tromperie, arrestation… C’est en 1731 que l’abbé Prévost commet
le dernier tome d’un ensemble intitulé « Mémoires et aventures d’un
homme de qualité ». Son titre complet est « Histoire du
Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut ».
Deux personnages principaux s’y rencontrent,
s’aiment, se séparent, se retrouvent : d’une part Manon Lescaut, jeune
femme belle et séduisante, vulnérable et rusée, douce et capricieuse, aimant le
confort, tentée et tentatrice, d’autre part le chevalier des Grieux, jeune
homme de bonne famille, idéaliste, aveuglé par la passion au point d’abandonner
études et parents.
Des thèmes multiples s’y s’entrelacent, tels
l’amour et ses excès, la morale et l’immoralité, la corruption, les épreuves de
la vie, l’innocence, la tentation, la prostitution, les situations périlleuses,
les efforts, la fatalité, les choix impulsifs, les sacrifices, la recherche du
plaisir et la satisfaction des désirs.
L’auteur impose une issue tragique à la fin
d’innombrables épreuves avec la mort de l’héroïne déportée en Louisiane et le
désespoir du héros, éperdument amoureux mais définitivement seul. L’émotion
s’empare du lecteur !
Flaubert sera
séduit : « Ce qu’il y a de fort dans Manon Lescaut, c’est le souffle
sentimental, la naïveté de la passion qui rend les deux héros si vrais, si
sympathiques, si honorables quoiqu’ils soient des fripons. C’est un grand cri
du cœur, ce livre ; la composition en est fort habile, quel ton
d’excellente compagnie ! ». Et Alfred de Musset évoquera Manon,
« si vivante et si vraiment humaine, véritable sirène, cœur trois fois
féminin… ».
De
nombreux historiens et commentateurs voient dans ce roman de forts éléments
autobiographiques.
Prévost
et les prévôts…
L’abbé,
au long de sa vie de débauche, de dettes et d’aventures, est confronté à la
justice à plusieurs reprises. Le 6 novembre 1728, un lieutenant de police
actionné par le supérieur général de l’abbé, Dom Thiébault, délivre un mandat
d’arrêt contre Prévost Antoine-François, « homme d’une taille médiocre,
blond, yeux bleus et bien fendus, teint vermeil, visage plein ». Prévost
échappe aux recherches.
Alors
qu’il se trouve à Londres, Prévost est brièvement incarcéré le 13 décembre 1733
à la prison Gatehouse pour avoir établi un faux billet à ordre après avoir
séduit la fille de son protecteur.
La
publication de Manon Lescaut scandalise le clergé et les juges du Parlement qui
ordonnent sa saisie afin que tous les exemplaires soient brulés. L’abbé Prévost
est condamné à une peine d’emprisonnement qu’il n’effectue pas, acceptant de
modifier la version initiale.
Il a
quelques autres soucis mais finit par s’assagir quand il entre au service du
prince de Conti dont il devient l’aumônier, inaugurant son service par ce
dialogue savoureux : « Monseigneur, je n’ai jamais dit la messe »,
annonce-t-il au prince… « Cela ne fait rien, moi je ne l’entends jamais »,
répond l’aristocrate.
Un
mort autopsié vivant ?
Bien
qu’egrotant, il continue à écrire et retrouve une foi intense. Il est victime
d’une rupture d’anévrisme le 25 novembre 1763 et s’effondre dans un chemin
forestier. On le transporte au presbytère de Courteuil, village situé entre
Senlis et Chantilly. Le curé fait déposer son corps dans la soirée dans
l’église voisine. Le lendemain 26 novembre, un juge ordonne une autopsie.
Au XVIIIe
siècle, les autopsies ont un aspect un peu rustique, comme Rembrandt le
révélait au siècle précédent dans sa toile « La leçon d’anatomie du
docteur Tulp », une œuvre majeure du peintre néerlandais que
Prévost avait pu admirer en Hollande.
La leçon d’anatomie du docteur Tulp, tableau de Rembrandt, 1632, ici reproduit
en partie, exposé au musée Mauritshuis à La Haye (Hollande) © Étienne Madranges
Une légende se construit autour de sa mort. Pendant des années, on raconte
qu’un chirurgien est réveillé et se rend d’urgence sur place car il faut
constater officiellement le décès et éliminer toute cause suspecte, criminelle
par exemple. Le chirurgien utilise son scalpel et commence son autopsie,
ouvrant le ventre. L’abbé, non encore mort, se redresse…puis s’affaisse. Le
chirurgien recoud en vitesse. Mais occis par le scalpel, l’abbé rend
définitivement l’âme. Cette légende alimente toutes les gazettes pendant des
décennies.
Le
quotidien « Le réveil » du 18 juin 1884, rendant compte de la
création par Jules Massenet de l’opéra « Manon » inspiré du livre de
Prévost et évoquant l’écrivain rapporte ainsi l’anecdote : « Sa
fin fut tragique. Une attaque d’apoplexie le terrassa… Chose horrible, l’abbé
Prévost dont le décès venait d’être dûment constaté, n’était pas mort !
Quand on procéda à l’autopsie de son corps, au premier coup de scalpel, le
prétendu cadavre se dressa et un témoin oculaire a raconté sa terreur en
entendant le cri du malheureux qui n’était pas mort et qui glaça d’effroi tous
les assistants. Mais le coup porté était mortel… ».
Le
journal culturel « Comœdia » du 20 juin 1924, relatant
l’inauguration d’une plaque commémorative sur les lieux du décès de Prévost,
évoque, lui aussi, à sa façon le décès : « Un jour qu’il rentre
seul par la forêt, il tombe ici même frappé d’apoplexie. Des paysans le
trouvent inanimé au pied d’un arbre. On croit à un meurtre : la justice
intervient et ordonne une autopsie. Le praticien chargé d’y procéder plonge son
bistouri dans les entrailles de l’abbé Prévost, qui n’était pas mort… Un grand
cri !... C’en est fait !… il expire sur le champ, tué par la médecine ».
On
trouve même dans le Journal Officiel du 24 juin 1930 (Annexes) une proposition
de résolution tendant, devant la crainte d’être enterré vivant, à réglementer
la vérification des causes de décès l’affirmation suivante écrite par des
parlementaires : « … Rappelons les cas indéniables les plus
rapprochés dont certains sont historiques : l’abbé Prévost se réveillant
sous le scalpel du chirurgien qui pratiquait son autopsie… ».
C’est
la lecture attentive du procès-verbal d’autopsie** publié le 22 mars 1786, 23
ans après le décès, mis en lumière dans un ouvrage consacré en 1896 par Henry
Harrisse à l’abbé, ignoré à l’évidence par les auteurs des textes sus-cités,
qui apporte la vérité : « … le juge Regnard fit enlever de
l’église le corps de M. Prévost mort dès la veille, et fit procéder dans la
maison d’un particulier à l’ouverture du cadavre…L’on trouva dans la poitrine
un épanchement très abondant de sang causé par la rupture de l’aorte…. Cette
quantité de sang annonça la vraie cause de la mort subite de l’abbé Prévost
dont la vie ne pouvoit résister au coup qui le frappa ».
L’Abbé
Prévost ? Un romancier dont la vie fut un véritable roman. Portant tantôt
la soutane tantôt l’épée, traducteur pour des raisons alimentaires, aventurier
impécunieux parcourant les marais hollandais et affrontant les brumes
anglaises, vagabond souvent indécis, être tourmenté et indiscipliné résistant
aux tracas judiciaires, conteur passionné, narrateur romantique, il continue à
séduire par son écriture éblouissante.
Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 222
* Un autre grand auteur français, Edmond Rostand,
est né un 1er avril, en 186
** cité par Jean Sgard dans son excellent ouvrage
« Vie de Prévost » (Ed. Harmann 2013) publié à Laval (Québec) en 2006