Le
peintre cubiste Georges Braque est inhumé dans le petit cimetière marin de
Varengeville-sur-Mer. Sa tombe, dégradée au fil du temps, a fait l’objet d’une
restauration soigneuse. Notre chroniqueur Étienne Madranges s’est rendu sur
place et a pu constater que la mosaïque était désormais mieux respectée.
L’artiste avait, avant de mourir, autorisé un sculpteur à réaliser des œuvres
portant sa signature bien que produites après son décès. La Cour de cassation
s’est récemment penchée sur cette curiosité.
Fils
d’un peintre-décorateur, il naît en 1882 à Argenteuil. Peu attiré par les
matières scolaires, il étudie le dessin et la musique. Apprenti chez son père,
il s’initie au broyage des couleurs. En 1901, âgé de 19 ans, il fait son
service militaire dans l’infanterie puis décide de se consacrer à la peinture.
Un
peintre cubiste
En
1905, il étudie les impressionnistes et s’intéresse au fauvisme. Il expose à Le
Havre. En 1908, il rencontre Picasso et trouve une certaine inspiration dans la
peinture de Cézanne. Ses œuvres comme « Le grand nu »
(actuellement conservé à Paris au musée national d’art moderne) et ses
recherches picturales le font considérer rapidement comme l’un des fondateurs
du cubisme. Formes géométriques, traits simplifiés, natures mortes, lettres au
pochoir, papiers collés amènent le peintre à s’emparer du « cubisme
analytique ».
Mobilisé
pendant la Première guerre mondiale, il est grièvement blessé et trépané.
En
1925 il s’installe à Montparnasse. Il crée des décors et des costumes pour un
ballet russe de Serge Diaghilev avec Serge Lifar.
Il se
marie en 1926. Deux ans plus tard, il achète avec son épouse une maison à
Varengeville, dans le pays de Caux. Un ami lui installe un atelier dans le
village cauchois. Il y peint des marines à l’espace aplati, insère dans ses
toiles des baigneuses, des galets, des détails ornementaux. Il s’intéresse à
l’antiquité et à la mythologie et découvre l’univers de la sculpture. Il se lie
d’amitié avec Joan Miro.
Pendant
la Seconde guerre mondiale, Il refuse toute compromission avec le régime de
Vichy et bien évidemment avec l’occupant allemand et les nazis qui considèrent
le cubisme comme un art dégénéré.
En 1948,
il reçoit le Grand Prix de la Biennale de Venise. En 1953, il peint le plafond
d’une salle du Louvre.
Se
déclarant « hanté par l’espace et le mouvement » et « préoccupé
par les oiseaux », il multiplie les motifs d’oiseaux. Ses dernières
œuvres à Varengeville seront des paysages.
Il
décède en 1963 dans son atelier parisien.
Pour
l’anecdote, une histoire capillaire…
Dans
le journal littéraire « Le supplément » du 21 décembre 1911,
on peut lire : « Tout dernièrement, le peintre Georges Braque
(colosse sympathique dont on discute les compositions cubistes) dut accomplir
une période de vingt-trois jours. A son arrivée au corps, le capitaine remarque
les cheveux un peu longs de l’artiste et l’engagea à passer au plus vite chez
le barbier. Mais Georges Braque, ne tenant pas à faire sa rentrée dans la vie
civile avec un crâne trop rigoureusement militaire, voulut garder les cheveux
qui complètent agréablement sa physionomie, et n’alla pas chez le coiffeur. Le
capitaine commande la tondeuse immédiate. Alors le peintre, héroïque, ne recula
pas devant le mensonge pour garder ses cheveux : Mon capitaine,
exposa-t-il, je vous ai menti. Je ne suis pas peintre mais artiste lyrique… mes
cheveux, c’est mon gagne-pain. Si je rentre à Paris sans toupet, je ne
trouverai pas un engagement. Laissez-moi mes cheveux… Et le capitaine, touché,
donna l’autorisation au peintre de ne rien changer à sa coiffure ».
Une
tombe originale à Varengeville
Lorsque
Georges Braque décède en 1963, il est inhumé dans le petit cimetière marin de
Varengeville, un endroit qu’il chérit, à l’ombre de l’église pour laquelle il a
réalisé son célèbre vitrail bleu de l’Arbre de Jessé.
Son
épouse l’y rejoint deux ans plus tard.
Le
décor de sa tombe est constitué d’une mosaïque rappelant l’un des oiseaux qu’il
a dessinés.
Au
fil des ans, ce décor se dégrade. Des fétichistes irresponsables dérobent des
tesselles. Le temps fait également son œuvre destructrice. 266 tesselles
manquent à l’appel. La situation est identique à celle de la tombe du danseur
Noureev, dont le décor composé d’une mosaïque subit régulièrement les assauts
des collectionneurs nostalgiques qui emportent des tesselles. *
Le décor en mosaïque de la tombe de Noureev à Sainte-Geneviève-des-Bois (91) réalisé
par Ezio Frigerio est régulièrement dégradé par des fétichistes emportant des
tesselles ; heureusement, des admirateurs du danseur étoile restaurent
chaque année cette tombe. © Étienne Madranges
La
mairie de Varengeville est destinataire de nombreuses protestations de
visiteurs qui dénoncent le délabrement du tombeau. La décision est prise en
2014 de confier la restauration de la tombe varengevillaise à une mosaïste
ardéchoise spécialiste de la rénovation des fresques. Elle vient sur place en
2015. Cette restauratrice consulte des documents d’archives et des photos afin
de reconstituer fidèlement le décor et les couleurs car on ne retrouve pas le
dessin d’origine. Elle refait le support afin de le rendre pérenne,
imputrescible, durable.
En
2016, l’oiseau blanc sur fond bleu, magnifiquement rénové, retrouve sa place. Bénéficiant
d’une nouvelle fraîcheur dans un cadre bucolique et bénéolent où le petrichor
suit l’averse, il attire les touristes venant d’horizons lointains saisis par
le vertige des falaises.
Le décor de la tombe de Georges Braque au cimetière de
Varengeville-sur-Mer (Seine-Maritime). © Étienne Madranges
Un
procès posthume pour une œuvre posthume
En
1960, Braque, piochant dans une centaine de ses œuvres, réalise une série de
gouaches maquettes en deux dimensions, qui seront détruites après
transformation, car il souhaite transposer certains thèmes en trois dimensions.
Il s’inspire de la mythologie et des « Métamorphoses »
d’Ovide. Il intitule d’ailleurs cette série « Métamorphoses ».
Il
continue à utiliser ses « oiseaux ».
Œuvres variées de Braque : en haut à gauche un vitrail créé par Bony mais initié
par Braque dans la chapelle Saint Dominique de Varengeville (76), oiseaux, 1955,
exposés au château-musée de Dieppe (76), Barque, 1956, tableau exposé au musée
Malraux de Le Havre (76). © Étienne Madranges
En
1961, le cubiste autorise un sculpteur, joailler-lapidaire, le baron Heger de
Löwenfeld, à reproduire quelques-unes de ses œuvres et à y apposer sa signature.
Une convention signée entre les deux artistes précise les conditions
particulières de cette autorisation. Il doit en particulier n’y avoir qu’un
seul exemplaire de chaque œuvre produite.
Heger
de Löwenfeld peint une gouache et réalise un ensemble de plusieurs dizaines de
bijoux de la série « Métamorphoses », dorant à la feuille
certains bronzes. Il sculptera ainsi Hélios, Atalante, Glaucos,
Néo Glaucos, Zétais et Calaïs, Délos, Hermès…
Certaines
réalisations sont impressionnantes. Ainsi, la sculpture Glaucos II qui se
compose de cinquante kilos d’améthyste, est gainée d’or massif et ornée d’un
œil d’émeraude de 100 carats. André Malraux évoquera cette série en la qualifiant
d’ « apothéose de Braque » au moment où ces objets seront
exposés au Louvre, Braque étant le premier artiste à être exposé de son vivant
dans le grand musée de la capitale.
Sous une
gouache, Georges Braque écrit de sa main : « J’autorise Heger de
Loewenfeld à reproduire l’œuvre ci-dessus. Le 6 août 1962. Georges Braque ».
L’une de ces sculptures, élaborée d’après la gouache, un bronze intitulé
« Hermès 1963 », est fondue après le décès de Braque. Cette
sculpture, reproduite en 2002, mise en vente aux enchères publiques, va être au
centre d’une longue bataille judiciaire et d’une sorte de « ping-pong »
entre juridictions.
En
effet, deux acquéreurs indivis se rendent compte que l’œuvre est signée Braque
mais n’est pas de Braque puisqu’elle est de Heger de Löwenfeld, ce que confirme
un rapport d’expertise. Cette situation avait été, préalablement à l’achat,
parfaitement explicitée dans le catalogue de vente qui mentionnait la fonte
posthume de l’objet et l’accord initial de Braque pour la reproduction d’œuvres
avec sa signature.
L’un
des acheteurs, s’estimant trompé car ayant pensé de bonne foi devenir
propriétaire d’une œuvre de Braque et ayant acquis une œuvre
« dérivée », demande à la justice d’annuler la vente pour dol et
erreur.
La
maison de vente aux enchères est appelée dans la cause.
En
2014, le tribunal de Paris lui donne tort et valide la vente. Il fait appel.
En
2016, la cour d’appel de Paris infirme le jugement et annule la vente.
En
2017, la Cour de cassation casse l’arrêt de la Cour d’appel, retenant que
l’objet litigieux n’était pas une œuvre de collaboration mais une œuvre
originale de Braque réalisée avec son accord sous sa direction.
En
2018, la cour d’appel de Paris, cour de renvoi autrement composée, finit par
valider définitivement la vente.
A
nouveau saisie, la Cour de cassation rejette en 2021 le dernier pourvoi dans un
arrêt limpide. La motivation des hauts magistrats est simple : d’une part
« l'absence de participation matérielle de Georges
Braque à la réalisation de la sculpture qui avait servi de modèle à la
sculpture litigieuse n'exclut pas que la paternité puisse lui en être
attribuée, dès lors que l'œuvre a été exécutée selon ses instructions et sous
son contrôle ». D’autre part, en
constatant que la sculpture « était conforme à la présentation faite
par le catalogue de la vente aux enchères, lequel précisait qu'il s'agissait
d'une fonte posthume, et que l'apposition de la signature de Georges Braque
respectait les dispositions de la convention du 6 juin 1962 et ne pouvait être
qualifiée de simple imitation », la cour d'appel a souverainement estimé
que l’acquéreur « ne justifiait pas avoir été trompé ni avoir commis
une erreur de nature à vicier son consentement sur une qualité substantielle
entrant dans le champ contractuel ».
Il résulte de
cette jurisprudence faisant évoluer le droit d’auteur qu’une maison de vente
aux enchères ne commet de faute en mettant en vente une œuvre présentée comme
œuvre originale d’un artiste alors que cet artiste ne l’a pas lui-même réalisée
puisque décédé. Une œuvre doit en effet être considérée comme œuvre originale
d’un artiste même si, signée de son nom, il ne l’a pas lui-même exécutée mais a
simplement donné les instructions nécessaires pour que la réalisation se fasse
conformément à sa volonté.
Phrase de Georges Braque reproduite à l’entrée du cimetière marin de
Varengeville-sur-Mer (76) dans lequel il est inhumé. © Étienne Madranges
Georges Braque ? Laissons André Malraux conclure en citant
l’hommage solennel national rendu le 3 septembre 1963 par le ministre au
peintre décédé 4 jours plus tôt : « Et puisque tous les Français savent
qu'il y a une part de l'honneur de la France qui s'appelle Victor Hugo, il est
bon de leur dire qu'il y a une part de l'honneur de la France qui s'appelle
Braque – parce que l'honneur d'un pays est fait aussi de ce qu'il donne au
monde… Dans son atelier qui n'avait connu d'autre passion que la peinture, la
gloire était entrée mais s'était assise à l'écart, sans déranger une couleur,
une ligne, ni même un meuble. Silencieuse et immobile comme les oiseaux blancs
qui depuis sa vieillesse avaient apparu sur ses toiles. Il était devenu l'un
des plus grands peintres du siècle. Mais notre admiration ne tient pas
seulement à ce génie pacifié que connaissent tant de maîtres à l'approche de la
nuit. Elle tient aussi au lien de ce génie avec la révolution picturale la plus
importante du siècle, au rôle décisif joué par Braque dans la destruction de
l'imitation des objets et des spectacles. Et sans doute le caractère le plus
pénétrant de son art est-il de joindre, à une liberté éclatante et proclamée,
une domination des moyens de cette liberté, sans égale dans la peinture
contemporaine ».
Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 227
* voir
à ce sujet notre 117ème chronique dans le JSS n° 72 du 5 octobre
2019