Il y a 92 ans, au mois de
mai, le populaire président de la République française Paul Doumer était
assassiné par un Russe au passé trouble. Jugé et condamné avec une surprenante
rapidité, l’assassin ne put échapper à la guillotine malgré une forte suspicion
de démence. Notre chroniqueur, qui nous révèle ici deux pièces à conviction du
procès, revient sur cette étonnante affaire.
Le président naît Joseph
Athanase. Mais on l’appelle Paul. Ouvrier graveur, il obtient une licence de
mathématiques qui lui permet d’enseigner. Également journaliste, il devient
député radical. Il a huit enfants. Quatre meurent pour la France pendant la
Première Guerre mondiale.
Partisan convaincu du
développement de l’empire colonial français, Paul Doumer est nommé en 1897
gouverneur de l’Indochine et y laisse jusqu’en 1902 une trace importante comme
pacificateur et comme grand bâtisseur, y faisant concevoir un vaste réseau
ferré. De splendides édifices coloniaux, comme le palais présidentiel ou le
palais de justice de Hanoï, témoignent de son souci de développer une
architecture de grande qualité dans les colonies.
Le palais de justice de Hanoï construit à partir de 1900 par l’architecte
Auguste-Henri Vildieu à l’instigation de Paul Doumer abrite désormais la Cour
populaire suprême du Vietnam. © Étienne
Madranges
Il fait construire au Tonkin
sur le Fleuve rouge le plus grand pont de l’époque, véritable exploit, qu’il
inaugure et qui porte son nom. Le pont Paul Doumer, désormais pont Long Bien,
porteur de cicatrices dues aux bombardements américains pendant la guerre du
Vietnam, demeure un véritable symbole historique et un motif de fierté pour les
Vietnamiens.
Le pont Paul Doumer (pont Long Bien) qui enjambe à Hanoï le Fleuve rouge. © Étienne Madranges
Ministre des finances puis
président du Sénat, il est élu président de la République en 1931 et défend
l‘unité nationale face aux querelles des partis.
L’assassinat
Le 6 mai 1932, Paul Doumer,
âgé de 75 ans, se rend à l’hôtel Salomon de Rothschild à Paris afin d’inaugurer
le salon du livre des écrivains anciens combattants, manifestation organisée
entre les deux tours des élections législatives.
L’Hôtel Salomon de Rothschild rue Berryer à Paris, construit de 1873 à 1882,
légué à l’État par la baronne Adèle de Rothschild, construit sur un terrain portant
une petite maison ayant appartenu à Honoré de Balzac. © Étienne Madranges
Un inconnu ayant acheté deux
livres s’approche du président, porteur d’un ouvrage de Claude Farrère portant
sur le conflit russo-japonais qui lui a été dédicacé en utilisant le faux nom
de Paul Brède. L’homme exhibe un pistolet semi-automatique Herstal et tire deux
coups de feu. Le président s’effondre, est transporté à l’hôpital, est opéré,
mais décède le lendemain. Le tireur est immédiatement arrêté.
Le pistolet Herstal de type Browning utilisé par Gorgulov pour tuer Paul Doumer
et le livre acheté par l’assassin quelques minutes avant son acte meurtrier
portant une dédicace à son faux nom de Paul Brède ; le dos de la
couverture porte les traces séchées du sang du président assassiné. © Étienne
Madranges
Clichés pris par l’auteur de cette chronique au musée de la Préfecture de
police à Paris avec l’aimable autorisation des responsables du musée qui ont
sorti ces objets des réserves ; qu’ils en soient vivement remerciés.
Trois jours plus tard, le 10
mai, le polytechnicien Albert Lebrun est élu président de la République. Il n’y
a pas de vacance du pouvoir.
C’est le célèbre commissaire
Guillaume, l’une des figures emblématiques du 36 Quai des Orfèvres, qui procède
à l’enquête. Il a enquêté peu auparavant sur l’assassin Landru. L’efficacité de
la police est cependant rapidement mise en cause.
Dans le journal « Le
Populaire » du 8 mai 1932, on peut lire : « La police,
par incurie, a laissé assassiner Paul Doumer, président de la République
française… Demain le scandale sera public. Que faisait le service
d’ordre ?... Le bruit court avec insistance que huit cents agents ou
inspecteurs de police seraient partis en Corse en congé régulier munis d’un
viatique généreux aux fins de voter pour Horace de Carbuccia, gendre du préfet
de police ».
Le magazine Détective du 12 mai 1932 publie le bulletin d’admission et la photo
du président assassiné, Collection personnelle de l’auteur. ©
« Détective » tous droits réservés
« Le petit journal » du 8 mai 1932. © DR
L’assassin
Pavel Gorgoulov dit aussi
Gorgulov ou Gorguloff, naît dans l’empire russe en 1895 au sein d’une famille
aisée. Hostile au bolchevisme, il participe aux combats de l’armée blanche
tsariste pendant la révolution russe de 1917. Ayant fait quelques études de
médecine, il se prétend médecin et pratique des avortements entraînant la mort
de plusieurs patientes.
Il se réfugie en France et
s’y marie pour la troisième fois. On lui notifie un arrêté d’expulsion pour
exercice illégal de la médecine. Il réside alors à Monaco. Deux fois bigame au cours de
son existence, il mène parfois une vie d’errance, dilapide ses biens, et
imagine avec quelques amis un projet fantaisiste d’« Union des grandes
Russies ».
Gorgulov n’est pas le premier
« régicide » (si l’on applique ce mot à tous ceux qui assassinent un
chef d’État) de l’histoire nationale. Le moine Jacques Clément a tué Henri III
en 1589. Il a été aussitôt massacré sur place et défenestré. L’ex frère convers
François Ravaillac a tué Henri IV en 1610. Condamné à mort, il a été torturé,
supplicié, écartelé et brûlé. 361 députés ont condamné à mort Louis XVI en
1793. Certains ont été ultérieurement bannis. Le laquais Robert-François Damiens
a tenté de tuer Louis XV en 1757, ne lui infligeant qu’une blessure
superficielle. Il a été condamné à mort, torturé, supplicié, écartelé et brûlé.
L’Italien Caserio a tué le président Sadi Carnot en 1894. Il a été condamné à
mort et guillotiné. Le lieutenant-colonel Jean Bastien-Thiry a tenté de faire
assassiner le général de Gaulle en 1962. Il a été condamné à mort et fusillé.
L’instruction, le procès et la
condamnation
Gorgulov est détenu à la
Conciergerie dans l’Ile de la Cité, puis à la Maison d’arrêt de la Santé pour
le procès. Le juge d’instruction Fougery nomme des médecins, dont les docteurs
Logre et Legrain, pour l’examen mental. Il refuse les demandes de
contre-expertise et toutes les demandes de complément d’enquête des avocats
Henri Géraud et Marcel Roger. Gorgulov se contente de dire qu’il n’en voulait
pas personnellement au président mais qu’il avait voulu se venger de la France
qui avait omis de s’attaquer aux bolcheviks. Il affirme avoir agi seul.
L’instruction va très vite et ne révèle pas de complot international, idée qui
aura pourtant longtemps les faveurs d’une certaine presse. Le code
d’instruction criminelle n’est pas totalement respecté. La célérité est telle
que le journal « Le Populaire » du 16 juin 1932 conclut un
article par « Tout concourt à précipiter ce déséquilibré vers la
guillotine. Ce n’est pas un procès, mais un étouffement ».
Le dossier est renvoyé devant
la cour d’assises dès le mois de juillet 1932, deux mois après les faits.
Le conseiller à la cour
d’appel Charles Barnaud, ancien président du tribunal de Pontarlier, procède à
la maison d’arrêt à l’interrogatoire d’identité. Mais c’est le premier
président de la cour d’appel Eugène Dreyfus, ancien directeur du personnel à la
chancellerie, qui préside les assises, tandis que le procureur général Marie
Louis Charles Donat-Guigue, ancien directeur des affaires civiles et du sceau,
ancien procureur à Avallon et Corbeil, tient le siège du ministère public.
Les débats se déroulent le 25
juillet 1932. Gorgulov est décrit comme sournois, miséreux, seul, fantasque,
objet d’un dérèglement de l’esprit. Le procureur général Donat-Guigue évoque
la mémoire de la victime : « Inclinons pieusement notre respect
devant la mémoire du grand citoyen qui, après avoir donné ses quatre fils à la
patrie, est tombé lui-même dans l’exercice de son devoir ». Il décrit
l’assassin comme n’étant » « ni blanc, ni rouge, ni vert »,
mais « médecin marron ». Il réclame sa tête.
Marcel Roger plaide l’absence
de préméditation et défend l’idée de la folie, reprenant les discours insensés
et les attitudes incompréhensibles de son client. Dans sa plaidoirie, le second
défenseur Henri Géraud évoque une manipulation et s’emporte : « On
vous a demandé une condamnation à mort parce qu’il faut se débarrasser des
êtres nuisibles. Pensez-vous qu’un individu sans raison puisse être d’un cœur
léger envoyé à l’échafaud ? La folie est une maladie qui se soigne et
condamner un fou à mort, c’est commettre un assassinat ».
L’assassin est condamné à
mort le 27 juillet 1932. Il se pourvoit en cassation. Ses avocats excipent d’un
argument simple : les faits sont de nature politique et la peine de mort
ne peut donc être prononcée.
L’arrêt de la Cour de
cassation
Devant la Cour suprême, la
procédure va tout aussi vite, même si le procureur général affirme qu’il ne
saurait y avoir de vengeance républicaine.
La juridiction rejette le
pourvoi aux motifs suivants : « attendu que l'article 5
de la constitution susvisée ne profite qu'aux crimes exclusivement politiques
et non à l'assassinat qui, par sa nature et quels qu'en aient été les mobiles,
constitue un crime de droit commun ; Qu'il ne perd point ce caractère par le
fait qu'il a été commis sur la personne du Président de la République,
l'article 86 du Code pénal, qui, par une survivance du crime de lèse-majesté,
prévoyait spécialement les attentats contre la vie ou contre la personne de
l'Empereur ou des membres de la famille impériale, se trouvant, par suite de la
disparition du régime monarchique, implicitement abrogé ; Et attendu que la
procédure est régulière et que la peine a été légalement appliquée aux faits
déclarés constants par le jury ».
Le président Albert Lebrun refuse la
grâce.
Un avocat général s’exprimant
en privé, au moment où est saisie la commission des grâces, s’exclame :
« Gorgulov est un fou qui a trouvé trois médecins plus fous que
lui-même pour dire qu’il n’était pas fou ».
L’exécution
En 1932, l’article 12 du code
pénal prévoit que « tout condamné à mort aura la tête tranchée »,
formule trouvant son origine dans la loi du 6 octobre 1791.
Gorgulov est exécuté le 14
septembre 1932, quatre mois après son crime. Réveillé en pleine nuit, il
assiste à la messe en vociférant, boit deux verres de rhum, balbutie « pardon
à tous », puis pieds et mains entravés, est étendu sur la planche de
la guillotine. Sa tête est tranchée devant deux cents personnes.
Un journal, résumant le
sentiment général, conclut : « C’était fini. Paul Gorguloff, en
littérature Paul Brède, fils de paysans, médecin louche, littérateur manqué,
penseur fumeux, physiquement taré, atteint de psychose littéraire et
névropathe, type de ces faibles que trouble le vin pur des phrases qui partis
pour faire l’étape butent en route contre le crime, expiait, guillotiné, à
l’âge de 37 ans ».
Exalté ? Mystique ?
Déséquilibré ? Gorgulov avait été interné lors de ses périples en Europe.
Ses déclarations péremptoires pouvaient s’apparenter à des délires.
Il n’a pas été déclaré dément
tout simplement parce que l’affaire était trop grave.
Il est bien possible qu’en
1932, dans un contexte de xénophobie et de défense de la patrie, on ait
guillotiné un fou.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 226