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EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi la cathédrale moscovite « Basile-Le-Bienheureux » a-t-elle échappé à la fureur destructrice stalinienne ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi la cathédrale moscovite « Basile-Le-Bienheureux » a-t-elle échappé à la fureur destructrice stalinienne ?
Cathédrale Basile-Le-Bienheureux (Moscou/Russie), détail des clochers à bulbe. (c) Étienne Madranges
Publié le 23/06/2024 à 07:00

Cette semaine, notre chroniqueur globe-trotteur Étienne Madranges nous emmène en Russie, un pays dans lequel il aimait flâner et découvrir les kremlins et monuments (avant le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine). Il évoque d’une part la splendide cathédrale ornant la Place Rouge, église à haute valeur architecturale et historique qui a failli disparaître pendant l’ère stalinienne et d’autre part les procès staliniens et le redoutable procureur Vychinski.


Basile le Bienheureux

On l’appelle cathédrale « Basile-Le-Bienheureux » (Basile se dit Vassili en russe). C’est l’un des joyaux et des emblèmes de la capitale russe. Construite au XVIe siècle, succédant à un édifice en bois, cette splendide église moscovite dont la voûte est en anse de panier s’est appelée « Église de l’Intercession de la très Sainte Mère de Dieu ».

C’est le Tsar Ivan IV, dit Ivan le Terrible, qui ordonna son érection pour célébrer ses conquêtes territoriales et sa victoire sur les Tatars. Tsar de toutes les Russies à l’âge de 17 ans, marié à 8 reprises, Ivan IV laisse se développer autour de lui une légende noire due à sa tyrannie et à sa cruauté, assassinant son propre fils et faisant plonger ses adversaires dans des chaudrons d’eau bouillante.

Cette même légende veut que l’architecte, Postnik Yakolev, originaire de Pskov, une ville proche de la frontière lettone, ait eu les yeux crevés sur ordre du monarque afin qu’il ne puisse reproduire ailleurs un chef d’œuvre d’une telle beauté.

Ce mythe aux accents cruels est parfois évoqué par les guides touristiques afin de donner du piquant (si l’on ose dire) à l’histoire des merveilles de Moscou.

En réalité, aucune archive n’atteste de la paternité architecturale de ce monument ni d’un quelconque supplice qui aurait suivi la construction.

On y entre avec des roubles. On en sort non sans trouble. Ses couleurs vives, ses briques qui assurent un micro-climat à l’intérieur, ses clochers à bulbe, ses motifs ornementaux en font un édifice unique.

Elle a survécu à tous les évènements dramatiques qui ont endeuillé l’architecture moscovite : incendies, invasion brutale des troupes napoléoniennes, révolution, ère stalinienne.

Lazare le destructeur brutal

Lazare Kaganovitch est un stalinien de la première heure. Membre du Politburo de 1930 à 1957, adjoint direct de Joseph Djougachvili dit Staline (en russe, « stal » signifie acier… le dictateur était surnommé « Sosso » pendant son enfance…), on lui doit l’organisation de l’Holodomor, cette abominable famine orchestrée en    Ukraine destinée à exterminer plusieurs millions d’Ukrainiens. On lui doit en outre la collecte brutale de céréales au détriment d’innombrables paysans et la déportation de villages entiers. Il se rend tristement célèbre en 1940 par l’assassinat de milliers de civils et d’officiers polonais à Katyn, massacre pour lequel il a co-signé le décret exterminateur.

A partir de 1930, il entreprend la modernisation de Moscou, l’installation du métro ainsi qu’une nouvelle urbanisation.

C’est ainsi qu’il fait détruire totalement la célèbre cathédrale du Christ-Sauveur dont l’empereur Alexandre 1er avait ordonné la construction afin de rendre hommage à la victoire des troupes russes en 1812 sur la Grande Armée napoléonienne.

Or, cette superbe église gigantesque avait été le théâtre de commémorations, d’anniversaires, de fêtes religieuses et se trouvait au cœur du patriarcat et de l’orthodoxie russes.

Rien n’arrête Lazare Kaganovitch qui fait dynamiter le splendide édifice afin d’y installer à sa place un Palais des Soviets. Les difficultés dues à la conformation du terrain amènent cependant l’abandon du projet et la construction… d’une immense piscine.

Kaganovitch ne se contente pas de dynamiter la cathédrale du Christ-Sauveur (elle sera reconstruite en 1995 pour accueillir le patriarcat). Il massacre la capitale. Plusieurs autres édifices grandioses et chargés d’histoire russe, et même une église luthérienne, sont rasés.

Se pose alors à lui la question du maintien, ou non, de la cathédrale Basile-Le-Bienheureux. Il n’est guère sensible aux légendes qui entourent le symbolique monument. La circulation routière se développe sur la Place Rouge et l’église y représente un obstacle sérieux. D’autre part, cette église chargée d’histoire religieuse est une cible idéale pour les tenants de la politique antireligieuse. Kaganovitch prend alors la décision brutale de détruire l’édifice emblématique proche du Kremlin. Il soumet le plan de réorganisation de la Place Rouge à Staline. Finalement, ce dernier s’oppose in extremis à la destruction, accordant à « Basile » une valeur culturelle et une symbolique d’héritage russe transcendant l’idéologie politique.


Si la cathédrale Basile-Le-Bienheureux (à gauche) a miraculeusement survécu aux destructions ordonnées à Moscou par Lazare Kaganovitch, la cathédrale du Christ-Sauveur (à droite) a été totalement détruite sous Staline et reconstruite. © Étienne Madranges

De même, la présence de la célèbre cloche « Tsar-Kolokol », pesant plus de 200 tonnes, installée devant le Kremlin en 1836, autre emblème de la Place Rouge, pose problème. Elle est surmontée d’une croix et il s’agit d’un objet religieux à la forte puissance évocatrice. Kaganovitch la laisse finalement in situ. Elle orne toujours la célèbre place en compagnie du « Tsar-Pouchka », le canon médiéval pesant 40 tonnes, ne pouvant être tiré que par 200 chevaux, une bombarde propulsant des boulets de 800 kilos.


Sur la Place Rouge à Moscou, la célèbre cloche Tsar-Kolokol devant laquelle prennent souvent la pose des soldats, qui pensent peut-être aux exploits de leurs ainés médaillés nostalgiques de l’ancien régime, et le canon Tsar-Pouchka. © Étienne Madranges

Andreï le procureur ignoble

Avocat, issu d’une famille catholique, parlant français, Andreï Vychinski rejoint très tôt les bolcheviques et Staline. Il restera fidèle à ce dernier jusqu’à sa mort, l’accompagnant et le secondant lors des conférences de Yalta et Postdam, et alimentant en permanence la guerre froide.

Ami de Lazare Kaganovitch et de Viatcheslav Molotov, bras droit du guide suprême, il travaille de concert avec le destructeur et le chef du gouvernement. Tous trois mettent en scène les grandes purges des années 1936 à 1938 en organisant la Terreur, une suite de procès à grand spectacle qui permettent l’élimination des opposants à Staline, pourtant bolcheviques engagés depuis l’origine du mouvement.

En France, sous la Révolution, un avocat catholique, Robespierre, avait instauré la Terreur, émanation selon lui de la vertu destinée à organiser une justice prompte, sévère et inflexible. Il s’était alors trouvé des juges pour envoyer à la guillotine des milliers d’intellectuels.

La Terreur stalinienne présente quelques similitudes, toutes proportions gardées, car elle est organisée par un avocat élevé dans une famille catholique, qui préside le collège des avocats de Moscou. Elle vise à instaurer une justice prompte et inflexible. Mais contrairement à Maximilien Robespierre que l’on surnommait l’incorruptible, Vychinski va se révéler hautement corruptible, méritant mal son surnom de « Robespierre soviétique ».

Les débats sont organisés dans l’historique Maison des Syndicats, là-même où la dépouille de Lénine avait été exposée avant son transfert dans son mausolée sur la Place Rouge, là-même où de grands concerts avaient été donnés au siècle précédent. La monumentale salle aux 28 colonnes corinthiennes est un décor fastueux pour impressionner tant les soviétiques que les observateurs étrangers.

Ignoble dans son comportement avec les accusés, se faisant remettre la datcha de l’un d’eux, pratiquant l’insulte, extorquant des aveux, Vychinski obtient la condamnation à mort suivie de l’exécution immédiate de l’ensemble des membres de la vieille garde bolchevique, dont Grigori Zinoviev, président du Soviet de Leningrad, francophone pour avoir étudié en Suisse, et Lev Kamenev, beau-frère de Trotsky, ancien président du Soviet suprême de Moscou, francophone pour avoir enseigné à Longjumeau (Essonne).

Le journal communiste français « L’Humanité », organe officiel du Parti communiste, se garde bien de critiquer Vychinski, traite ses opposants et ceux qui doutent de la culpabilité des accusés de « journalistes bourgeois » et de « presse fasciste » et décrit dans son édition du 27 janvier 1937 : « le révoltant étalage des crimes des traitres au procès de Moscou ». Dans son édition du 7 mars 1938, un journaliste, qui doit avoir perdu tant l’ouïe que la vision, titre : « L’ignominie des accusés ne saurait atteindre la grandeur de l’URSS » et affirme sans rire : « Le procureur Vychinski est la correction personnifiée, qui doit être celle d’un procureur soviétique » !

Andreï Vychinski, grand nettoyeur devant l’Eternel, meurt en 1954 à New York. Il est inhumé dans la nécropole du mur du Kremlin à Moscou.

Quant à lui, Basile-Le-Bienheureux, saint orthodoxe mort en 1557 et canonisé en 1588, inhumé dans la cathédrale qui lui est dédiée, qui consacrait sa vie aux pauvres, continue à être représenté les mains en imploration et… nu.

L’endroit où il demeure pour l’éternité a bien failli devenir tout aussi… nu !

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 229

Les 10 empreintes d’histoire précédentes :


Pourquoi la Cathédrale moscovite Basile-Le-Bienheureux a-t-elle échappé à la fureur destructrice stalinienne ? ;

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