Notre chroniqueur Étienne
Madranges, lors de son dernier périple roumain, s’est arrêté au château de
Bran, près de Brasov, l’un des sites les plus visités de Roumanie. Les
vampires, vendus en effigie dans de nombreuses boutiques, semblent rôder dans
cette contrée bucolique transylvanienne. La raison ? La curieuse idée d’un
écrivain britannique d’avoir situé en Transylvanie dans les Carpates un héros
sanguinaire fictivement inspiré de l’histoire d’un prince de Valachie.
Une forteresse édifiée sur
l’ordre d’un descendant du frère de Saint Louis
En 1377, le roi de Hongrie et
de Pologne Louis 1er ordonne la construction d’une forteresse
destinée à protéger la frontière orientale du royaume de Hongrie d’une part
pour freiner les incursions des Ottomans en Transylvanie et d’autre part afin
de répondre à l’instabilité en Valachie et en Moldavie. Louis 1er de
Hongrie est le descendant direct de Charles 1er d’Anjou, qui, pour
être le plus jeune frère de Saint louis, était le dernier enfant de Louis VIII
et de Blanche de Castille. Le site de Bran, au sud de Brasov, est choisi pour
son intérêt stratégique. Les habitants de Brasov construisent eux-mêmes cette
forteresse, qui deviendra le château de Bran.
Au XVIe siècle,
lorsque Soliman le Magnifique chasse le roi de Hongrie et s’empare de la
Transylvanie, il ne peut empêcher la ville de Brasov de conserver son autorité
sur Bran.
En 1691, la Transylvanie
passe sous le contrôle des Habsbourg. Le château de Bran conserve une fonction
militaire puis administrative.
En 1877, la Roumanie devient
un royaume indépendant à l’issue du conflit russo-roumano-turc qui amorce le
déclin de l’empire ottoman. La forteresse est attribuée à l’office des forêts
de la ville de Brasov, qui l’administre jusqu’en 1918.
Marie d’Edimbourg, duchesse
de Saxe-Cobourg-Gotha, née en Angleterre, de religion anglicane, épouse en 1893
Ferdinand de Hohenzollern-Sigmaringen, neveu et dauphin du roi de Roumanie
Carol 1er. Trois cérémonies sont organisées : une civile, une
catholique, une anglicane. Les deux époux accèdent au trône de Roumanie en 1914
à la mort du roi Carol 1er. La reine Marie a une influence
déterminante sur mon mari et l’incite notamment à entrer en guerre au côté de
la France, en s’impliquant ensuite personnellement lors des opérations
militaires.
Au sortir de la première
guerre mondiale, elle parcourt la Roumanie et tombe sous le charme du château
de Bran. La ville de Bran décide alors, afin de la remercier pour son
engagement patriotique en faveur du pays, de lui offrir cette forteresse.
L’acte de donation du conseil municipal de Brasov évoque ce cadeau comme
« un hommage », offert par gratitude pour l’action de la souveraine
pendant le conflit. La forteresse renaît.
Marie fait aménager
soigneusement le château afin de s’y installer avec ses enfants et ses proches.
Elle note dans son journal sa joie à le transformer en lieu d’habitation
confortable avec plus de lumière et des escaliers secrets. Et elle écrit en
1930 : « Je l’avais vu éperdu de solitude, sur le rocher où il a
été dressé, et une idée m’est passée par l’esprit : quel délice de
posséder une telle forteresse et de la transformer en foyer. Quel conte de fées
de ramener à la vie un petit château médiéval, une vraie histoire de fées ».
Elle meurt en 1938. Le château échoit à sa fille la princesse Ileana.
En 1948, après l’abdication
du roi Michel 1er (petit-fils de Marie), le château est confisqué
par les autorités communistes et transformé en musée. Le mobilier et les œuvres
d’art de la forteresse sont dispersés. L’édifice se dégrade progressivement.
En 2009, l’Etat roumain
restitue le château de Bran aux descendants de Marie, dont Dominic de
Habsbourg-Lothringen. Ceux-ci le transforment en lieu touristique accueillant
chaque année des dizaines de milliers de visiteurs.
Ils laissent se développer un
mythe : celui de Dracula. Le château de Bran devient pour le monde entier
le château de Dracula.
Vlad l’empaleur
En 1442 meurt Vlad II le
Dragon (en roumain Vlad Dracul, il était chevalier de l’Ordre du Dragon),
prince de Valachie, région qui se trouve au sud de la Moldavie et à l’est de la
Transylvanie et qui s’étend jusqu’à la mer noire.
Son fils, le voïvode (chef
militaire issu de la noblesse devenu prince héréditaire) Vlad III devient à son
tour prince de Valachie. On lui donne le surnom de Vlad Draculea, c’est-à-dire
Vlad fils de Dracul, fils du Dragon. C’est un boyard, un aristocrate orthodoxe
qui se convertira pour des raisons politiques au catholicisme après avoir été
prisonnier des Ottomans durant sa jeunesse pendant plusieurs années.
Une légende se crée peu à peu
autour de ce personnage au parcours étonnant.
On affirme qu’il est né à
Sighisoara, très belle ville de Transylvanie, sans doute pour des raisons
romanesques, alors qu’il est en réalité né en Valachie.
Vues de Sighisoara, l’une des plus belles villes de Roumanie. © Étienne Madranges
On lui donne rapidement un surnom,
celui de Vlad l’empaleur. On rapporte en effet qu’il faisait empaler tous ses
opposants, en particulier des Ottomans par milliers, laissant mourir dans des
douleurs atroces les empalés.
Des gravures le représentent
en vampire sanguinaire.
Il semble établi en tout cas qu’il
a châtié les boyards qui avaient provoqué la mort de son père, leur infligeant
divers supplices.
Le voïvode Vlad III l’empaleur, prince de Valachie ; un pal
exposé au château de Bran (Roumanie), accompagné d’une gravure explicite. ©
Étienne Madranges
En 1476, alors qu’il vient
d’être élu prince de Valachie, il est assassiné et ses cheveux sont envoyés au
Sultan pour être exposés.
Après sa mort, la légende se
construit peu à peu d’un tyran abominable faisant pendre, frire, clouer,
mutiler, décapiter, enterrer vivants ses ennemis, et surtout les faisant
empaler par milliers.
Il n’en demeure pas moins
qu’en réalité, les Roumains le considèrent comme un héros pour avoir combattu
les ennemis de la Roumanie.
Dracula, un mythe « sang
pour sang » inventé au XIXe siècle
En 1897, un écrivain
irlandais, Bram Stoker, publie le roman « Dracula ». Adepte
des légendes historiques (il a été baigné dans son enfance par les légendes
irlandaises), il a travaillé pendant 10 ans sur l’histoire de la Valachie et sur
Vlad l’empaleur. Il emprunte au nom de ce dernier le nom de son héros,
écrivant : « Il paraît que toutes les superstitions du monde se
retrouvent dans les Carpates, et ne manquent pas de faire bouillonner
l’imagination populaire », ce qui explique la préquelle de son roman qui
se déroule en Angleterre et en Transylvanie. Un jeune clerc de notaire anglais
se retrouve prisonnier d’un noble transylvanien, le comte Dracula, dans un
château des Carpates. Dracula est un prédateur, un vampire qui mord ses
victimes et se nourrit de leur sang. Les thèmes de la folie, du surnaturel, du
vol des âmes, du romantisme macabre et surtout de la lutte du Bien contre le
Mal sont au cœur de cette œuvre épistolaire, composée notamment de lettres, de
journaux intimes, d’articles de journaux, ce qui confère au récit suspense et
authenticité.
Le château de la Reine Marie
devient celui de Dracula
Dans son roman, Bram Stoker,
qui n’a jamais visité la Roumanie, décrit le château de Dracula comme une
forteresse de Transylvanie perchée sur un sommet rocheux an centre d’un paysage
sauvage. Il utilise par ailleurs le nom (Draculea) de Vlad l’empaleur,
tout à la fois héros national et tortionnaire présumé. Il n’en faut pas plus
pour identifier rapidement dès le XXe siècle le château de Bran
offert à la Reine Marie par la ville de Brasov au château du comte Dracula
alors qu’il n’y a strictement aucun lien entre les deux. Les Roumains voient
rapidement tout l’intérêt qu’il y a à transformer la forteresse de Bran en
château de Dracula et se livrent à une confusion historique savamment
orchestrée à partir des années 1970. Transformé en site idéal et central du
vampirisme, le château devient rapidement un lieu touristique incontournable de
Roumanie.
La situation géographique du château de Bran au cœur des Carpates
(1), la présence d’escalier secrets (2) ont permis de transformer cette
forteresse en château de Dracula (3 et 4), entrainant tout autour un commerce
d’objets d’occultisme et de vampirisme (5). © Étienne Madranges
Quand la justice torturait
sans pitié
Les Roumains, devant le
succès de transformer le château de Bran en château de Dracula, décident
d’accentuer le caractère horrifiant des lieux et installent au sein de la
forteresse un musée des tortures qui présente des instruments effroyables et
macabres utilisés par les juges. En parcourant les salles emplies d’appareils
multiples destinés à provoquer et accentuer la souffrance, le visiteur ne peut
qu’être épouvanté par ce que la justice d’antan a pu imaginer pour faire avouer
et pour punir les criminels. Certains touristes, répugnant à poursuivre leur
découverte de l’abomination, font demi-tour.
Quelques-uns des instruments de torture médiévaux présentés dans le
musée des tortures du château de Bran (Roumanie). © Étienne Madranges
Nosferatu, la symphonie de
l’horreur et le procès de Berlin
En 1921, 9 ans après la mort
de Bram Stoker, le cinéaste allemand Friedrich Murnau décide d’adapter le roman
Dracula. Il n’obtient pas les droits et imagine alors un scénario qui
s’éloigne un peu de l’œuvre littéraire tout en en conservant l’esprit et le fil
directeur.
Il s’appuie sur la société de
production Prana-Film, créée à cet effet par un peintre et un architecte
berlinois, tous deux férus d’occultisme et d’ésotérisme, adeptes des symboles
cabalistiques et autres idéogrammes hermétiques.
Le film « Nosferatu »
est tourné en 1921 et présenté à la presse en mars 1922 au jardin zoologique de
Berlin. Le nom utilisé pour la promotion est « Nosferatu, eine
Symphonie des Grauens », « Nosferatu, une symphonie de
l’horreur ». Les invités sont en costume Biedermeier, cette tenue
bourgeoise de l’Allemagne d’après le Congrès de Vienne au XIXe
siècle, inconfortable pour les femmes portant des robes à panier et des
corsets, imposant aux hommes des redingotes ajustées.
Au même moment paraît « Dr
Mabuse », le célèbre film de Fritz Lang mettant en scène un médecin
psychanalyste démoniaque à la tête d’un gang criminel. Le cinéma noir prend son
essor dans les salles obscures.
Informée par un courrier
anonyme de la sortie du film de Murnau, la veuve de Bram Stoker, Florence
Stoker, dépose le 1er avril 1922 un recours en plagiat et violation
des droits d’auteur devant le tribunal de Berlin, lieu des faits et du domicile
des défendeurs.
Les avocats de la société
Prana-Film et de Murnau tentent de convaincre la juridiction que le film Nosferatu
s’éloigne sensiblement du roman Dracula, que les personnages portent des
noms différents, que le vampire héros s’appelle comte Orlok et que donc le film
n’est en rien un plagiat.
Les avocats de Florence
Stoker démontrent qu’au contraire les similitudes sont très nombreuses. Le
tribunal leur donne raison et, décision rare et inattendue, ordonne la
destruction sans délai de la bande originale, de tous les négatifs et de toutes
les copies.
On détruit tout… en réalité
presque tout car d’une part la société Prana-Film fait faillite, ce qui
complique les saisies, d’autre part des copies cachées subsistent. Cela permet
à la British Film Society de Londres de projeter le film en 1925. La
destruction de cette copie est à nouveau demandée, mais personne ne la trouve.
Finalement, Universal réussit
à acheter les droits d’adaptation de « Dracula », ce qui n’enlève
rien au caractère illicite de « Nosferatu », qui sera
projeté en 1929 à New York malgré les poursuites intentées par la veuve très
procédurière.
Depuis, soigneusement
restauré, le vampire continue à sévir… Doigts crochus, victimes exsangues et
scènes macabres peuvent faire frissonner…
Un crâne qui se volatilise…
C’est le magazine allemand
« Der Spiegel » qui révèle l’affaire le 14 juillet 2015. Des
inconnus ont pénétré par ruse dans la chambre funéraire de la famille Murnau au
cimetière de Stahnsdorf près de Berlin, y ont répandu de la cire, et ont dérobé
le crâne de Friedrich Murnau. La scène ressemble à un scénario macabre réalisé
par des adeptes de l’occultisme. Le réalisateur de « Nosferatu »,
décédé en 1931 à l’âge de 42 ans dans un accident de voiture aux Etats-Unis à
Santa Barbara après avoir tourné « L’Aurore », le film aux
trois oscars, est toujours considéré comme un maître de l’horreur et ses fans
ne désarment pas pour l’honorer à leur façon. Des intrusions avaient déjà eu
lieu dans la crypte de la chambre funéraire.
L’affaire contraint la
direction du cimetière à envisager de déplacer le cercueil de Murnau, à sceller
définitivement la chambre funéraire et à édifier un mur !
Une singulière comparaison
judiciaire
En 2011, Georges Tron, maire
de Draveil, ancien secrétaire d’Etat chargé de la fonction publique, adepte de
la réflexologie plantaire, est mis en examen pour viols et agressions
sexuelles. En 2013, dénonçant un complot, il bénéficie d’un non-lieu. La cour
d’appel infirme cette décision et le renvoie devant la cour d’assises de
Bobigny (93).
En 2018, son avocat Éric
Dupont-Moretti obtient son acquittement, la cour écartant l’existence d’une
contrainte lors des ébats sexuels « en présence de tiers dans un climat
général hypersexualisé ».
Le parquet général fait
appel. En 2021, la cour d’assises de Paris le déclare finalement coupable de
viol et d’agressions sexuelles sur l’une des plaignantes. Il est condamné à 5
ans d’emprisonnement dont 3 ferme et est incarcéré.
La relation avec le héros de
Stoker se situe dans les propos de l’avocat général Frédéric Bernardo lors du
premier procès. Dans son réquisitoire, le magistrat tente de démontrer que
l’accusé a « abusé de son pouvoir » et tenté de « politiser
une affaire purement sexuelle », rappelle qu’on le surnomme le « masseur
chinois », et le compare au comte Dracula, « pervers
narcissique » qui « vampirise ses victimes ».
Dracula n’a pas fini de
s’inviter dans les prétoires !
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 236