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EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi les livres scolaires de la IIIe et de la IVe République évoquaient-ils l'épisode du vase de Soissons comme un évènement important de l'histoire de France ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Pourquoi les livres scolaires de la IIIe et de la IVe République évoquaient-ils l'épisode du vase de Soissons comme un évènement important de l'histoire de France ?
Le vase de Soissons, sculpture fontaine de Guy Lartigue (1999) à Soissons. (c) Étienne Madranges
Publié le 21/07/2024 à 07:00

Notre chroniqueur revient sur cette anecdote ancienne connue de la plupart des Français et en profite pour nous emmener à Soissons, une cité dont le patrimoine a parfois été saccagé.

Un Mérovingien bafoué

L’histoire nous est contée par un célèbre chroniqueur gallo-romain du VIe siècle, Grégoire de Tours, dans son « Histoire des Francs ».

Clovis, fils de Childéric, petit-fils de Mérovée, combat en 486 l’armée de Syagrius, roi des Romains, qui se trouve à Soissons. Afin d’éviter d’être capturé, Syagrius s’enfuit et se réfugie chez le Goth Alaric à Toulouse. Clovis demande à Alaric de lui livrer le roi romain vaincu. Clovis récupère ainsi Syagrius et le fait égorger.

L’armée de Clovis, composée de soldats païens et idolâtres, pille toutes les églises du diocèse de Reims et s’empare d’un vase magnifique. Est-il en argent, en vermeil, en or ? Est-il incrusté de pierres précieuses ? S’agit-il d’un grand calice, d’un coquemar, d’un objet sacré ? Toujours est-il que l’évêque de Reims, Rémi, sollicite la restitution de ce vase auquel il tient particulièrement. Il envoie un messager à Clovis. Ce dernier invite l’envoyé spécial à le suivre jusqu’à Soissons afin de procéder au partage du butin et d’envisager de rendre le vase au prélat.

Lorsque Clovis, ses guerriers et le messager de l’évêque Rémi arrivent à Soissons, le butin est exposé. Clovis demande qu’on lui attribue le vase. Grégoire de Tours fait dire aux sages de l’armée : « Glorieux roi, tout ce que nous voyons est à toi ; nous-mêmes nous sommes soumis à ton pouvoir. Fais donc ce qui te plaît, car personne ne peut résister à ta puissance ». Après ce discours, un guerrier « présomptueux, jaloux et emporté », refusant cette forme de partage amical du butin et voulant à tout prix un tirage au sort conformément à la règle habituelle, frappe le vase avec sa francisque. La francisque est une redoutable hache que les Francs font tournoyer pour atteindre leurs adversaires. Le coup de hache du soldat rebelle endommage l’objet convoité par Clovis. Le geste insensé du guerrier franc rend le climat amer comme chicotin… Mais le roi ne dit mot et reste imperturbable. Il remet un vase au messager de Rémi, gardant en lui une colère froide. Le chroniqueur médiéval ne précise pas s’il s’agit du vase initial endommagé ou bien d’un autre vase, le précédent étant brisé et inutilisable.


Représentation en bas-relief de la scène du soldat de Clovis brisant le vase sur le monument aux morts de la ville de Soissons. © Étienne Madranges

Un an passe. Clovis emmène ses soldats à Paris, qui sera bientôt la capitale des Francs. Il les réunit au Champ de Mars, lieu des rassemblements militaires. Il passe en revue les troupes, en particulier pour vérifier le bon état des armes. C’est alors qu’il se retrouve devant le soldat qui avait à Soissons frappé le vase de sa hache. Selon Grégoire de Tours, Clovis s’adresse ainsi au soldat : « Personne n’a des armes aussi mal tenues que les tiennes, car ni ta lance ni ton épée ni ta hache ne sont en bon état ». Clovis arrache la hache du militaire et la jette au sol. Le soldat se baisse pour ramasser son arme. C’est alors que Clovis lève sa propre francisque et l’abat sur le crâne du guerrier, qui meurt sur le coup, tout en lui disant : « Voilà ce que tu as fait au vase à Soissons ». Il inspire dès lors une crainte révérencieuse à son armée qui vole de victoire en victoire.

Une justice écartée

Clovis fait usage dans cette affaire de sa justice personnelle, une notion qui évoluera sous l’Ancien Régime en justice réservée, le monarque se réservant toujours le droit d’évoquer et de trancher personnellement certaines affaires.

Pourtant, il existe une justice officielle au temps de Clovis, que le roi mérovingien aurait pu mettre en œuvre. Les règles en seront codifiées quelques années après l’épisode de Soissons dans le « Pactus legis Salicae », la loi salique comprenant 65 titres. La justice mérovingienne sera un mélange de droit romain, de règles germaniques et de morale chrétienne après le baptême de Clovis en 507 par l’évêque Rémi à l’instigation de son épouse la reine Clotilde, baptême au cours duquel le prélat, en apposant le saint chrême, prononcera la phrase célèbre « Courbe-toi fier Sicambre, adore ce que tu as brûlé et brûle ce que tu as adoré ».

A l’époque, le principe de la sanction d’un crime est le « wergeld », système de réparation financière qui évite de façon pacifique la vengeance personnelle ainsi que les peines corporelles, y compris en cas de meurtre. Le « wergeld » varie en fonction du statut social de la victime, et son montant ajustable est codifié dans la loi salique. Il peut être versé en argent ou en biens équivalents. La famille est tenue de se substituer au criminel insolvable, lequel peut être contraint à l’exil ou à l’esclavage.

Il existe des tribunaux, les « mallus » (ou « mallum »), composés d’hommes libres, les « rachimbourgs », présidés par des magistrats royaux, les « thunginus » (ou « centeniers »), qui utilisent le témoignage, l’aveu, l’ordalie (par le feu ou l’eau notamment), plus tard le serment sur les reliques.

Dans l’affaire du vase, Clovis, par une exécution sommaire, s’est manifestement écarté de la procédure judiciaire en voie de codification.

Un mythe illustré

La ville de Soissons a, de longue date, compris tout l’intérêt qu’il y avait à illustrer l’épisode du vase brisé sur son sol, transformé en véritable mythe et en temps fort de l’histoire de France. L’historicité de l’anecdote a parfois été mise en doute, mais sa véracité semble être la piste la plus communément admise.

La IIIe république en a fait l’un des grands moments de l’histoire de la nation, les livres scolaires transformant la phrase attribuée à Clovis en « Souviens-toi du vase de Soissons ».

Il ne restait plus dès lors à la ville de Soissons qu’à exploiter le mythe, en particulier à des fins touristiques et de promotion de la cité et de sa région, peu connue si ce n’est à travers la culture de son célèbre haricot.
En 1922, le sculpteur Paul-Albert Bartholomé, connu pour avoir réalisé le monument aux morts du cimetière du Père Lachaise et celui du Palais de justice de la Cité à Paris* érige le monument aux morts de Soissons et fait sculpter un bas-relief évoquant l’épisode du vase (voir illustration ci-avant).

En 1933, les architectes Depondt et Marchand reconstruisent le palais de justice de Soissons, détruit par les bombardements allemands de 1915. Ils incrustent à l’arrière du bâtiment un « vase de Soissons » en pierre provenant d’une fontaine.


A gauche un vase provenant d’une fontaine ancienne, incorporé en 1933 au palais de justice de Soissons ; au milieu le tableau de Riminaldi de 1624 représentant Clovis et le vase (musée Saint-Léger) ; à droite un étonnant décor dans le restaurant « de la Cathédrale » à Soissons. © Étienne Madranges

Le musée Saint-Léger de Soissons expose une toile de 1624 d’Orazio Riminaldi, rare représentation du roi Clovis avec le vase, présenté comme un nouveau Constantin.

En 1999, l’artiste Guy Lartigue réalise sur un rond-point central de la ville un gigantesque vase en cuivre, laiton et acier inox sur un socle en granit, fendu et servant de fontaine.

En ville, des particuliers, des restaurants, des entreprises incorporent le vase dans leur décor.

L’office de tourisme met en vitrine un vase spécialement conçu pour illustrer la légende, portant la phrase du soldat et la réplique du roi.


Le vase de Soissons de l’Office de tourisme de la ville, très explicatif. © Étienne Madranges

Un patrimoine pillé puis bombardé

En 1905, la décision est prise de restaurer les vitraux de la cathédrale Saint-Gervais-Saint-Protais de Soissons, siège de l’évêché de l’Aisne.

Le chantier de restauration est confié à un atelier réputé.

Curieusement, le restaurateur, au lieu de chercher à restituer la splendeur des vitraux médiévaux, va d’une part vendre une partie du vitrail d’axe de la cathédrale dit de « L’arbre de Jessé » à un musée allemand, d’autre part vendre à un collectionneur américain la partie basse du même vitrail. Il se livre au pillage tel qu’il était autorisé par la loi en vigueur à l’époque de Clovis avant son baptême.

On ne retrouvera jamais les morceaux vendus au « Kunstgewerbe Museum » de Berlin, probablement pulvérisés par les bombardements alliés pendant la seconde guerre mondiale.

Quant aux morceaux vendus aux Etats-Unis, ils seront mis en vente en 1921 à New York et cédés à un grand collectionneur américain, Raymond Pitcairn, qui les conservera dans son musée « Glencairn Museum » en Pennsylvanie, où ils se trouvent toujours.
Malgré les règles d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité du patrimoine public, malgré l’illicéité totale et le caractère délictuel de la cession d’une partie d’un vitrail médiéval à un collectionneur étranger, aucune démarche n’a jamais été entreprise aux fins d’en solliciter la restitution.


Le vitrail médiéval de l’Arbre de Jessé de la cathédrale de Soissons, dont la partie basse a été vendue à un Américain et remplacée par des dragons ailés qui en dénaturent singulièrement le thème ; l’abbaye Saint-Jean-des-Vignes, détruite par les Allemands en 1914. © Étienne Madranges

La ville de Soissons est l’une des villes-martyres de la Première guerre mondiale. Arrivés à Soissons dès septembre 1914, les Allemands, se comportant en barbares, n’ont de cesse pendant tout le conflit de bombarder la cité et de détruire ses monuments historiques comme ils l’ont fait à Reims en commençant les hostilités par la destruction de la cathédrale du sacre des rois de France. La cathédrale est particulièrement touchée et devra être en grande partie reconstruite. L’abbaye Saint-Jean-des-Vignes, fondée en 1076, est sauvagement mutilée. En 1918, Soissons est détruite à 80%.

Désormais, après avoir pansé ses plaies, Soissons affiche un dynamisme fort. Le vase n’est plus seulement une illustration de livres scolaires ou un sujet d’imagerie d’Épinal. En 1986, un défilé rassemble des milliers de figurants à l’occasion de « L’année Clovis à Soissons ».

Le haricot de Soissons IGP, faisant un retour en force, a suscité la création d’une confrérie.


Les membres de la Confrérie gastronomique des Compagnons du Haricot de Soissons participent à de nombreuses manifestations. © Étienne Madranges

Le célèbre vase est partout en ville et, à travers son tragique mais symbolique épisode, renvoie à la glorieuse histoire de France.

Laissons la conclusion à l’actrice Arletty déclamant en 1935 à la radio une saynète musicale intitulée « Le vase de Soissons » : « Tu m’avais dit, comme ça, qu’on vivait à Lutèce ! Est-ce ma faute si on ne parvient pas à mettre les menottes sur le soldat qui a fauché le vase de Soissons ? ».

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 233

* voir à ce sujet notre 66ème chronique dans le JSS n° 82 du 17 novembre 2018


Les 10 empreintes d’histoire précédentes :


Pourquoi les livres scolaires de la IIIe et de la IVe République évoquaient-ils l'épisode du vase de Soissons comme un évènement important de l'histoire de France ? ;

• Pourquoi le vainqueur du Tour de France, tué par sa compagne, s'est-il retrouvé sur le mur de la prison de Brignoles ? ;

• Comment punir un juge injuste ? ... ou le terrible jugement de Cambyse ;

• Pourquoi les objets incas prélevés au Machu Pichu reviennent-ils si tard au Pérou ? ;

• Pourquoi la Cathédrale moscovite Basile-Le-Bienheureux a-t-elle échappé à la fureur destructrice stalinienne ? ;

• Quel poète a multiplié les coups à boire et les coups de feu avant de trouver la quiétude dans une auberge du lit où on dort ? ;

• Georges braque pouvait-il signer des œuvres originales post mortem ? ;

• L'assassin du président de la République a-t-il été guillotiné alors qu'il était dément ? ;

• D'Olympie à Menton... pourquoi les citrons de la fête n'ont-ils pas eu d'anneaux olympiques ? ;

• Pourquoi le président Pompidou voulait-il mettre une autoroute dans un lit ? ;


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