Dans une précédente chronique
publiée dans le JSS en 2019, Étienne Madranges évoquait le procès de Paul
Verlaine devant le tribunal de Vouziers* pour les violences envers sa mère et
nous rappelait les raisons pour lesquelles le poète qualifiait le procureur de
« magistrat de boue ». Il revient ici sur le procès de
Bruxelles de 1873 à l’issue duquel Verlaine a purgé une peine de 2 ans
d’emprisonnement puis sur son installation dans les Ardennes.
Le 7 juillet 1872, Mathilde
Verlaine, épouse de l’écrivain, l’envoie chez le pharmacien pour acheter une
potion. En sortant, Verlaine rencontre Rimbaud, avec lequel il fréquente les
débits de boissons du quartier latin. Au lieu de rapporter le médicament
attendu par sa femme, Verlaine emmène Rimbaud en Belgique. Les deux amants
entreprennent un périple outre-Quiévrain mais aussi en Angleterre. Après une
dispute, Verlaine se rend à Bruxelles, laissant Rimbaud seul à Londres. En
1873, Rimbaud rejoint Verlaine et la mère de ce dernier à Bruxelles.
A gauche « Rencontre supposée de Verlaine et Rimbaud » ; Dessin
de Delahaye : bibliothèque littéraire Jacques Doucet ; à droite
« Rimbaud et Verlaine à Londres » d’après Félix Regamey, toile de
Jules-Franck Mondolini Œuvres exposées
au musée Verlaine de Juniville (Ardennes). © Étienne Madranges
Le 10 juillet, Verlaine
achète un revolver de type Lefaucheux à six coups, va dans différents
estaminets, charge son arme dans les toilettes de l’un d’eux. Il montre cette
arme à Rimbaud qui le questionne sur son utilisation. Verlaine répond « C’est
pour toi, c’est pour moi, c’est pour tout le monde ».
Tous deux se rendent sur la
Grand-Place de Bruxelles dans un café où ils s’alcoolisent puis reviennent à
leur hôtel. Rimbaud, décidé à rentrer à Paris, fait ses valises. Verlaine sort
alors son arme et tire une première fois, disant à celui qui veut le
quitter : « Voilà pour toi puisque tu pars ». La balle
atteint la victime au poignet gauche. Une seconde balle atteint le plancher.
Verlaine, sa mère et Rimbaud se rendent ensemble à l’hôpital Saint-Jean afin de
soigner la blessure qui saigne. Puis Rimbaud décide de se rendre à la gare,
mais, devant le comportement menaçant de Verlaine qui exhibe à nouveau son
revolver, se réfugie auprès d’un policier qui emmène tout le monde au poste
pour que le commissaire Delhalle puisse procéder à une enquête.
Auditionnée, la mère de
Verlaine, Elisa, fournit un témoignage très à charge contre Rimbaud :
« Depuis deux ans, le sieur Rimbaud, acariâtre et méchant, vit aux
dépens de mon fils ». Très naïf, Verlaine accuse Rimbaud, évoque
« un moment de folie », explique qu’il a voulu lui-même
« se brûler la cervelle ». Il est écroué au violon.
Le juge d’instruction T’Serstevens
entre alors en scène et place le tireur sous mandat de dépôt, après l’avoir
entendu sans la présence d’un avocat et l’avoir inculpé de tentative
d’assassinat. La détention « préventive » est la règle en
Belgique à l’époque. Verlaine se retrouve à la prison des Petits Carmes. Il y
écrit des poèmes… « … La cloche, dans le ciel qu’on voit, Doucement
tinte, Un oiseau sur l’arbre qu’on voit, Chante sa plainte… ».
Le juge d’instruction
perquisitionne la chambre des amants, saisit les affaires de l’inculpé, interroge
le gérant de l’hôtel et l’armurier, se rend à l’hôpital pour auditionner
Rimbaud, nomme un médecin expert. Ce dernier, le docteur Semal, se contente
d’examiner la blessure et déclare curieusement « douteuse » la
présence d’un projectile. La balle sera pourtant extraite quelques jours plus
tard. Le magistrat impose à Verlaine un examen médical humiliant aux fins de
rechercher « l’existence de traces d’habitudes pédérastiques ».
Rimbaud retire sa plainte et précise ne donner aucune suite à cette affaire.
Mais ce retrait de plainte du poète carolopolitain n’a pas d’incidence sur
l’action publique enclenchée. Le dossier est confié à la chambre du conseil,
dont fait partie le juge d’instruction. L’affaire est finalement
correctionnalisée et jugée au tribunal de Bruxelles par la 6ème
chambre correctionnelle. Verlaine se moquera plus tard de l’accent « comique par
trop belge » du président. Le ministère public requiert avec sévérité.
Les trois juges condamnent pour coups et blessures Verlaine à la peine de deux
ans d’emprisonnement. C’était la peine maximale encourue. Le condamné fait
appel et l’affaire est rapidement évoquée par cinq conseillers de la cour de
Bruxelles, lesquels confirment la décision de première instance. La célérité
judiciaire est impressionnante : faits et arrestation un 10 juillet,
décision définitive le 27 août suivant.
Verlaine est transféré à la
prison de Mons, récemment construite, en wagon cellulaire puis en roulotte. Le
poète qualifie l’établissement pénitentiaire de « monument à
l’architecture sobre » et de « chose jolie au possible ».
Sous le titre « Cellulairement »,
Verlaine écrit plusieurs poèmes (qui seront publiés séparément par des éditeurs
un peu frileux) dont « Berceuse » : « Un grand
sommeil noir Tombe sur ma vie ; Dormez, tout espoir, Dormez, toute
envie ! Je ne vois plus rien, Je perds la mémoire Du mal et du bien… Ô la
triste histoire !... ».
Il travaille, trie du café,
sort en promenade une heure par jour et, privé d’alcool, considère son sort
avec philosophie et quiétude dans une confortable routine quotidienne puisque
« la pistole » (ce que l’on appelle aujourd’hui la cantine),
régime payant permettant un bien meilleur sort en détention, lui permet d’avoir
« bon lit et bonne nourriture » : « …Allons,
frères, bons vieux voleurs, Doux vagabonds, Filons en fleurs, Mes chers, mes
bons, Fumons philosophiquement, Promenons nous Paisiblement ! Rien faire
est doux ». Mais dans une Belgique qui lui procure « un dur
loisir » !
A sa sortie de prison, sa
mère Elisa Verlaine l’attend et l’accompagne en France puisqu’il est interdit
de séjour outre-Quiévrain. Tous deux s’installent dans les Ardennes.
Verlaine aime les Ardennes,
sa ruralité comme ses merveilles. La Place ducale de Charleville, merveille
architecturale du 18ème siècle, comme l’église d’Asfeld, merveille
de l’art baroque religieux.
La surprenante église Saint-Didier d’Asfeld (Ardennes) construite en même temps
que le château de Versailles, en forme (cas unique) de viole de gambe
(instrument à cordes et à frettes joué avec un archet, mis à la mode au XVIIe
siècle). © Étienne Madranges
L’auberge du Lion d’Or ou… du
lit où on dort…
En 1877, Verlaine enseigne
l’anglais, l’histoire et la littérature en devenant répétiteur au collège
Notre-Dame à Rethel. Il publie quelques articles dans un journal local. C’est
sa pause dans sa « vie d’errance ».
Il quitte Rethel avec un
élève du collège âgé de 17 ans qui mourra cinq ans plus tard.
En 1880, Elisa Verlaine achète
une maison à Juniville dans les Ardennes. Elle y range soigneusement les bocaux
dans lesquels elle conserve les fœtus de ses fausses couches. Son fils l’y rejoint et occupe
une habitation à proximité, face à l’auberge du Lion d’Or. Il se rend quotidiennement
dans cette auberge et y achève deux de ses œuvres, « Sagesse »
et « Jadis et Naguère ».
L’auberge du Lion d’Or à Juniville (Ardennes) désormais musée Verlaine. © Étienne
Madranges
Le nom d’auberge du Lion d’Or
provient d’un jeu de mots. Dans le passé, certaines auberges relais de poste
accrochaient une enseigne indiquant « au lit on dort ». Le mot
« au » s’est transformé en « du » et c’est ainsi que les
relais avec un lit où dormir sont devenus des établissements du Lion d’Or.
L’auberge de Juniville, seul
bâtiment civil rescapé des destructions guerrières, a été transformée en musée
et le mobilier ainsi que le décor y restituent l’ambiance dans laquelle
Verlaine a vécu sa période ardennaise. Des expositions temporaires y sont
organisées. Un bistrot y permet la convivialité toute l’année. Verlaine y laisse une trace
importante.
Oscar Wilde, vingt ans après
Verlaine
On ne peut s’empêcher de
faire un parallèle entre le sort judiciaire réservé à Paul Verlaine, visiteur
assidu de l’auberge du Lion d’Or et celui réservé à Oscar Wilde, auteur de
« L’auberge des songes ». Il est clair que les juges de
Bruxelles ont condamné Verlaine à la peine maximale encourue non pour les
violences exercées sur Rimbaud, d’autant que ce dernier avait retiré sa plainte
et appelé de ses vœux l’indulgence, mais bien pour son homosexualité assumée.
Le dramaturge irlandais Oscar
Wilde, bien que dissimulant sa liaison avec le jeune Alfred Douglas, est,
malgré le succès de ses pièces de théâtre, condamné pour son homosexualité en
1895 par une juridiction anglaise qui, faisant application d’une loi réprimant
l’indécence, l’envoie pendant deux ans (peine maximale prévue) à la prison de
Reading Goal dans la banlieue de Londres. Il meurt à Paris dans la misère trois
ans après sa sortie de prison.
Deux ans pour homosexualité
pour Verlaine à Bruxelles… Deux ans pour homosexualité pour Wilde à Londres
quelques années plus tard. Le XIXe siècle européen a singulièrement
réprimé des auteurs de génie connaissant le succès au prétexte de leur
orientation sexuelle.
La Grande Bretagne a
dépénalisé l’homosexualité en 1967. En Belgique, l’égalité des personnes
hétérosexuelles et homosexuelles n’a été définitivement admise qu’en 1987. Le
code pénal belge prévoyait la répression de la « débauche ». Un
arrêt de 1987 a définitivement admis « qu’à moins de discriminer
l’homosexualité, les relations de ce genre ne peuvent être qualifiées de
débauche ».
Le pauvre lelian
« Les poètes
maudits » sont la dernière œuvre de Verlaine. Le chapitre VI s’intitule
« Pauvre Lelian ». « Le pauvre lelian » est l’anagramme de
Paul Verlaine imaginé par l’écrivain « traînassant sa faiblesse »,
pour s’interroger sur sa « candeur de caractère » et sur sa
« mollesse irrémédiable de cœur ».
Paul Verlaine ? Laissons
le « Journal de Bruxelles » du 16 février 1910 conclure :
« Verlaine était un pochard. Il n’y a rien à dire à sa probité. Son
affaire de prison est un malheur qu’il a eu. Faut-il l’en plaindre ? Au
fond, la prison lui a fait beaucoup de bien ; elle a renouvelé son âme et
son inspiration. Elle a été pour lui, il le croyait, une grâce d’en haut ».
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 228
* voir notre 47ème
chronique sur Verlaine condamné à Vouziers dans le JSS 42 du 13 juin 2018