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EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel poète a multiplié les coups à boire et les coups de feu avant de trouver la quiétude dans une auberge du lit où on dort ?

EMPREINTES D'HISTOIRE. Quel poète a multiplié les coups à boire et les coups de feu avant de trouver la quiétude dans une auberge du lit où on dort ?
Paul Verlaine en 1890, toile d'Eugène Carrière, musée d'Orsay. (c) Étienne Madranges
Publié le 16/06/2024 à 07:00

Dans une précédente chronique publiée dans le JSS en 2019, Étienne Madranges évoquait le procès de Paul Verlaine devant le tribunal de Vouziers* pour les violences envers sa mère et nous rappelait les raisons pour lesquelles le poète qualifiait le procureur de « magistrat de boue ». Il revient ici sur le procès de Bruxelles de 1873 à l’issue duquel Verlaine a purgé une peine de 2 ans d’emprisonnement puis sur son installation dans les Ardennes.

 

Le 7 juillet 1872, Mathilde Verlaine, épouse de l’écrivain, l’envoie chez le pharmacien pour acheter une potion. En sortant, Verlaine rencontre Rimbaud, avec lequel il fréquente les débits de boissons du quartier latin. Au lieu de rapporter le médicament attendu par sa femme, Verlaine emmène Rimbaud en Belgique. Les deux amants entreprennent un périple outre-Quiévrain mais aussi en Angleterre. Après une dispute, Verlaine se rend à Bruxelles, laissant Rimbaud seul à Londres. En 1873, Rimbaud rejoint Verlaine et la mère de ce dernier à Bruxelles.


A gauche « Rencontre supposée de Verlaine et Rimbaud » ; Dessin de Delahaye : bibliothèque littéraire Jacques Doucet ; à droite « Rimbaud et Verlaine à Londres » d’après Félix Regamey, toile de Jules-Franck Mondolini  Œuvres exposées au musée Verlaine de Juniville (Ardennes). © Étienne Madranges

Le 10 juillet, Verlaine achète un revolver de type Lefaucheux à six coups, va dans différents estaminets, charge son arme dans les toilettes de l’un d’eux. Il montre cette arme à Rimbaud qui le questionne sur son utilisation. Verlaine répond « C’est pour toi, c’est pour moi, c’est pour tout le monde ».

Tous deux se rendent sur la Grand-Place de Bruxelles dans un café où ils s’alcoolisent puis reviennent à leur hôtel. Rimbaud, décidé à rentrer à Paris, fait ses valises. Verlaine sort alors son arme et tire une première fois, disant à celui qui veut le quitter : « Voilà pour toi puisque tu pars ». La balle atteint la victime au poignet gauche. Une seconde balle atteint le plancher. Verlaine, sa mère et Rimbaud se rendent ensemble à l’hôpital Saint-Jean afin de soigner la blessure qui saigne. Puis Rimbaud décide de se rendre à la gare, mais, devant le comportement menaçant de Verlaine qui exhibe à nouveau son revolver, se réfugie auprès d’un policier qui emmène tout le monde au poste pour que le commissaire Delhalle puisse procéder à une enquête.

Auditionnée, la mère de Verlaine, Elisa, fournit un témoignage très à charge contre Rimbaud : « Depuis deux ans, le sieur Rimbaud, acariâtre et méchant, vit aux dépens de mon fils ». Très naïf, Verlaine accuse Rimbaud, évoque « un moment de folie », explique qu’il a voulu lui-même « se brûler la cervelle ». Il est écroué au violon.

Le juge d’instruction T’Serstevens entre alors en scène et place le tireur sous mandat de dépôt, après l’avoir entendu sans la présence d’un avocat et l’avoir inculpé de tentative d’assassinat. La détention « préventive » est la règle en Belgique à l’époque. Verlaine se retrouve à la prison des Petits Carmes. Il y écrit des poèmes… « … La cloche, dans le ciel qu’on voit, Doucement tinte, Un oiseau sur l’arbre qu’on voit, Chante sa plainte… ».

Le juge d’instruction perquisitionne la chambre des amants, saisit les affaires de l’inculpé, interroge le gérant de l’hôtel et l’armurier, se rend à l’hôpital pour auditionner Rimbaud, nomme un médecin expert. Ce dernier, le docteur Semal, se contente d’examiner la blessure et déclare curieusement « douteuse » la présence d’un projectile. La balle sera pourtant extraite quelques jours plus tard. Le magistrat impose à Verlaine un examen médical humiliant aux fins de rechercher « l’existence de traces d’habitudes pédérastiques ». Rimbaud retire sa plainte et précise ne donner aucune suite à cette affaire. Mais ce retrait de plainte du poète carolopolitain n’a pas d’incidence sur l’action publique enclenchée. Le dossier est confié à la chambre du conseil, dont fait partie le juge d’instruction. L’affaire est finalement correctionnalisée et jugée au tribunal de Bruxelles par la 6ème chambre correctionnelle. Verlaine se moquera plus tard de l’accent « comique par trop belge » du président. Le ministère public requiert avec sévérité. Les trois juges condamnent pour coups et blessures Verlaine à la peine de deux ans d’emprisonnement. C’était la peine maximale encourue. Le condamné fait appel et l’affaire est rapidement évoquée par cinq conseillers de la cour de Bruxelles, lesquels confirment la décision de première instance. La célérité judiciaire est impressionnante : faits et arrestation un 10 juillet, décision définitive le 27 août suivant.

Verlaine est transféré à la prison de Mons, récemment construite, en wagon cellulaire puis en roulotte. Le poète qualifie l’établissement pénitentiaire de « monument à l’architecture sobre » et de « chose jolie au possible ».

Sous le titre « Cellulairement », Verlaine écrit plusieurs poèmes (qui seront publiés séparément par des éditeurs un peu frileux) dont « Berceuse » : « Un grand sommeil noir Tombe sur ma vie ; Dormez, tout espoir, Dormez, toute envie ! Je ne vois plus rien, Je perds la mémoire Du mal et du bien… Ô la triste histoire !... ».

Il travaille, trie du café, sort en promenade une heure par jour et, privé d’alcool, considère son sort avec philosophie et quiétude dans une confortable routine quotidienne puisque « la pistole » (ce que l’on appelle aujourd’hui la cantine), régime payant permettant un bien meilleur sort en détention, lui permet d’avoir « bon lit et bonne nourriture » : « …Allons, frères, bons vieux voleurs, Doux vagabonds, Filons en fleurs, Mes chers, mes bons, Fumons philosophiquement, Promenons nous Paisiblement ! Rien faire est doux ». Mais dans une Belgique qui lui procure « un dur loisir » !

A sa sortie de prison, sa mère Elisa Verlaine l’attend et l’accompagne en France puisqu’il est interdit de séjour outre-Quiévrain. Tous deux s’installent dans les Ardennes.

Verlaine aime les Ardennes, sa ruralité comme ses merveilles. La Place ducale de Charleville, merveille architecturale du 18ème siècle, comme l’église d’Asfeld, merveille de l’art baroque religieux.


La surprenante église Saint-Didier d’Asfeld (Ardennes) construite en même temps que le château de Versailles, en forme (cas unique) de viole de gambe (instrument à cordes et à frettes joué avec un archet, mis à la mode au XVIIe siècle). © Étienne Madranges

L’auberge du Lion d’Or ou… du lit où on dort…

En 1877, Verlaine enseigne l’anglais, l’histoire et la littérature en devenant répétiteur au collège Notre-Dame à Rethel. Il publie quelques articles dans un journal local. C’est sa pause dans sa « vie d’errance ».

Il quitte Rethel avec un élève du collège âgé de 17 ans qui mourra cinq ans plus tard.

En 1880, Elisa Verlaine achète une maison à Juniville dans les Ardennes. Elle y range soigneusement les bocaux dans lesquels elle conserve les fœtus de ses fausses couches. Son fils l’y rejoint et occupe une habitation à proximité, face à l’auberge du Lion d’Or. Il se rend quotidiennement dans cette auberge et y achève deux de ses œuvres, « Sagesse » et « Jadis et Naguère ».


L’auberge du Lion d’Or à Juniville (Ardennes) désormais musée Verlaine. © Étienne Madranges

Le nom d’auberge du Lion d’Or provient d’un jeu de mots. Dans le passé, certaines auberges relais de poste accrochaient une enseigne indiquant « au lit on dort ». Le mot « au » s’est transformé en « du » et c’est ainsi que les relais avec un lit où dormir sont devenus des établissements du Lion d’Or.

L’auberge de Juniville, seul bâtiment civil rescapé des destructions guerrières, a été transformée en musée et le mobilier ainsi que le décor y restituent l’ambiance dans laquelle Verlaine a vécu sa période ardennaise. Des expositions temporaires y sont organisées. Un bistrot y permet la convivialité toute l’année. Verlaine y laisse une trace importante.

Oscar Wilde, vingt ans après Verlaine

On ne peut s’empêcher de faire un parallèle entre le sort judiciaire réservé à Paul Verlaine, visiteur assidu de l’auberge du Lion d’Or et celui réservé à Oscar Wilde, auteur de « L’auberge des songes ». Il est clair que les juges de Bruxelles ont condamné Verlaine à la peine maximale encourue non pour les violences exercées sur Rimbaud, d’autant que ce dernier avait retiré sa plainte et appelé de ses vœux l’indulgence, mais bien pour son homosexualité assumée.

Le dramaturge irlandais Oscar Wilde, bien que dissimulant sa liaison avec le jeune Alfred Douglas, est, malgré le succès de ses pièces de théâtre, condamné pour son homosexualité en 1895 par une juridiction anglaise qui, faisant application d’une loi réprimant l’indécence, l’envoie pendant deux ans (peine maximale prévue) à la prison de Reading Goal dans la banlieue de Londres. Il meurt à Paris dans la misère trois ans après sa sortie de prison.

Deux ans pour homosexualité pour Verlaine à Bruxelles… Deux ans pour homosexualité pour Wilde à Londres quelques années plus tard. Le XIXe siècle européen a singulièrement réprimé des auteurs de génie connaissant le succès au prétexte de leur orientation sexuelle.

La Grande Bretagne a dépénalisé l’homosexualité en 1967. En Belgique, l’égalité des personnes hétérosexuelles et homosexuelles n’a été définitivement admise qu’en 1987. Le code pénal belge prévoyait la répression de la « débauche ». Un arrêt de 1987 a définitivement admis « qu’à moins de discriminer l’homosexualité, les relations de ce genre ne peuvent être qualifiées de débauche ».

Le pauvre lelian

« Les poètes maudits » sont la dernière œuvre de Verlaine. Le chapitre VI s’intitule « Pauvre Lelian ». « Le pauvre lelian » est l’anagramme de Paul Verlaine imaginé par l’écrivain « traînassant sa faiblesse », pour s’interroger sur sa « candeur de caractère » et sur sa « mollesse irrémédiable de cœur ».

Paul Verlaine ? Laissons le « Journal de Bruxelles » du 16 février 1910 conclure : « Verlaine était un pochard. Il n’y a rien à dire à sa probité. Son affaire de prison est un malheur qu’il a eu. Faut-il l’en plaindre ? Au fond, la prison lui a fait beaucoup de bien ; elle a renouvelé son âme et son inspiration. Elle a été pour lui, il le croyait, une grâce d’en haut ».

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 228

* voir notre 47ème chronique sur Verlaine condamné à Vouziers dans le JSS 42 du 13 juin 2018

Les 10 empreintes d’histoire précédentes :


Quel poète a multiplié les coups à boire et les coups de feu avant de trouver la quiétude dans une auberge du lit où on dort ? ;

• Georges braque pouvait-il signer des œuvres originales post mortem ? ;

• L'assassin du président de la République a-t-il été guillotiné alors qu'il était dément ? ;

• D'Olympie à Menton... pourquoi les citrons de la fête n'ont-ils pas eu d'anneaux olympiques ? ;

• Pourquoi le président Pompidou voulait-il mettre une autoroute dans un lit ? ;

• Qui était donc Séraphine, servante discrète et douée, devenue héroïne de Senlis ? ; 

• Condamné à une peine d'emprisonnement pour avoir écrit Manon Lescaut, l'abbé Prévost a-t-il été autopsié de son vivant ? ;

• La Recevresse d'Avioth a-t-elle été un tribunal prévôtal ? ;

 Quel avocat portant le kilt, baronnet adepte du tartan, fut le père du romantisme écossais ?  ;

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