En se rendant dans l’Oise au
musée d’art de Senlis installé dans un ancien palais de justice, notre
chroniqueur Étienne Madranges s’est attardé devant les tableaux, tombant sous
le charme des peintures colorées de l’héroïne locale, Séraphine Louis. Ayant
visionné le film aux sept César consacré à cette artiste originale, il nous
révèle que Séraphine, femme de ménage peintre, a été au cœur d’un procès en
contrefaçon.
Séraphine Louis naît en terre
picarde dans une famille paysanne en 1864 à Arsy (Oise)*, une commune à la
flore variée et aux deux moulins. Sa mère Victorine, qui a déjà mis au monde
Argentine et Clarentine, meurt alors qu’elle n’a qu’un an. Son père décède
alors qu’elle n’a que 7 ans. C’est donc sa sœur Argentine qui l’élève dans la
religion catholique.
Elle ne fait guère d’études
et ne se doute pas que les deux façons de prononcer son nom patronymique
s’intitulent savamment diérèse et synérèse ! Jeune bergère, elle est
volontaire et courageuse. Afin d’échapper à la pauvreté, elle devient femme de
ménage chez des particuliers puis dans un couvent de Senlis pendant de longues
années puis à nouveau chez des particuliers. Elle reste célibataire.
Une peintre
discrète à l’allure trotte-menu
Sait-elle
qu’il n’y a pas de sainte Séraphine** dans le calendrier ? Certes, il
existe en Italie une bienheureuse Sérafina Sforza, pécheresse devenue abbesse.
Il existe par ailleurs en Russie un saint Séraphin ou Séraphim, ermite ayant
fondé un monastère. Séraphim signifie « brûlant » en hébreu.
Dans l’Ancien Testament, le prophète biblique Isaïe a défini les séraphins
comme étant des anges dotés de trois paires d’ailes siégeant auprès du trône de
Dieu : deux ailes pour se voiler la face, deux pour couvrir les pieds, et
deux pour voler.
Si Séraphine
Louis n’a rien d’une créature céleste, son talent va lui donner manifestement
des ailes, alors qu’elle réside dans son propre appartement à Senlis, ville où
le gothique et le médiéval sont omniprésents. Est-ce la Vierge qui lui enjoint
de peindre ? Telle Jeanne d’Arc, entend-elle des voix ?
Femme de ménage, servant les
autres avec dévouement, elle vit dans la solitude, menant une existence quasi
monacale voire érémitique. Alors qu’elle a plus de
quarante ans, elle commence à peindre, surtout la nuit, utilisant le ripolin.
N'ayant reçu
aucune éducation artistique, aucune formation culturelle quelconque, Séraphine
pratique l’art brut, cet art pratiqué par les autodidactes imperméables aux
normes utilisant parfois des matériaux inédits, ainsi défini plus tard par Jean
Dubuffet : « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a
faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce
qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie
comment il s’appelle ».
Elle fabrique
elle-même ses pigments avec son maigre salaire de servante, travaille parfois à
la lueur d’une bougie. Sa foi catholique, les anges, la Vierge Marie l’animent.
Elle peint environ 200 tableaux. D’autres qualificatifs s’appliquent rapidement
à son art brut : populaire, naïf, spontané, moderne primitif. Plumes et
coroles somptueuses, ornements foliacés multiples… : elle nous révèle la
nature, « sa » nature.
Son goût dans
le choix de ses sujets, sa virtuosité dans son application des couleurs
montrent un savoir-faire exceptionnel. Rien n’est conventionnel dans sa
démarche. Elle recherche la perfection. Elle refuse d’être dérangée quand elle
peint. Nul ne doit la voir quand elle tient son pinceau. Sa chambre est son
atelier. Son atelier est sa chapelle. Car son œuvre est une prière !
Elle est à la
fois simple et complexe, foisonnante et émouvante, secrète et mystérieuse,
autodidacte et méritante. On ne sait si Séraphine est souvent chafouine ou
parfois câline. Mais elle plonge dans ses racines, la terre, les végétaux. Elle
va, trotte-menu, parler aux arbres et aux fleurs, et s’enquérir de tout ce que
la nature peut lui apporter. Exaltée ? En tout cas profondément inspirée.
Son talent est
porté à la connaissance du public par un collectionneur allemand résidant à
Senlis, Wilhelm Uhde, qui lui achète des toiles et va la rendre célèbre.
Photo de Séraphine Louis conservée au musée d’art de Senlis, reproduite avec
l’aimable autorisation du musée, un
musée dont l’auteur de cette chronique recommande la visite. © Benoit Albert,
Séraphine peignant, photographie, 1927-1928, n° Inv. A.2007.0.1.1
Elle arrête de
peindre en 1932 lorsqu’elle est internée, égrotante et dépressive, dans un
hôpital psychiatrique dans lequel, se nourrissant d’herbe et mourant de faim en
raison des conditions épouvantables et des privations imposées par l’occupant
allemand, elle décède en 1942. Son corps est jeté dans une fosse commune.
L’arbre de vie, Grappes et feuilles roses, Les grandes marguerites, huile et ripolin
sur toile, 1928-1930, tableaux de Séraphine Louis exposés au musée d’art de
Senlis (Oise). © Étienne Madranges
Quand l’art de
Séraphine s’expose dans un ancien palais de justice
Dès les
premières expositions des œuvres de Séraphine Louis, la presse se montre
enthousiaste. On relève notamment dans les journaux : « toiles
d’un sentiment profond et émouvant, tout animées de foi… compositions sans
monotonie… mysticisme ardent, lyrisme fervent… rythme tourbillonnaire similaire
à celui de Van Gogh… ».
Le journal
« Le Gaulois » du 15 octobre 1927 rend compte de la première
exposition à Senlis des tableaux de la peintre alors âgée de 63 ans :
« Senlis acclame Séraphine. Cette révélation s’est faite le jour où le
sous-préfet est venu inaugurer la petite exposition des Amis de l’Art… Senlis a
sa légende, Senlis a sa Séraphine, qui n’est pas poète, ni comtesse, ni russe,
ni négresse, ni quarteronne, ni même très jolie… elle avait un balai et non une
lyre… Séraphine, quoique plus très jeune, est une âme printanière : elle a
son printemps dans le cœur ».
On comprend
pourquoi plusieurs toiles de Séraphine, et non des moindres (illustrations plus
haut) sont des éléments phares du musée d’art de Senlis qui les met en valeur
et rend ainsi hommage à son héroïne. Ce musée, soigneusement rénové, se trouve
depuis 1985 dans l’ancien palais épiscopal de Senlis, attenant à la cathédrale
Notre-Dame construite au XIIe siècle.
Ce palais fut
construit du XIIe au XIVe siècle, incendié en 1486,
reconstruit, vendu comme bien national en 1791, et aménagé en palais de justice
en 1923 après la destruction de l’ancien palais de justice, incendié par les
Allemands pendant la première guerre mondiale. Le tribunal senlisien y fut
hébergé jusqu’à la mise en service d’une cité judiciaire en 1981. Une partie de
la signalétique judiciaire demeure visible.
Le musée d’art de Senlis (Oise) est installé dans l’ancien palais de justice,
ancien palais épiscopal ; une partie de la signalétique judiciaire est
encore visible. © Étienne Madranges
Un procès en contrefaçon pour
un film aux sept César
En février 2009, le film « Séraphine »
tourné l’année précédente par Martin Provost obtient sept César dont celui du
meilleur film et celui du meilleur scénario. Magazines et journaux évoquent un
film esthétique, sobre et épuré, d’une grande finesse, dénué de toute
sensiblerie. Le rôle-titre est joué par la formidable actrice Yolande Moreau
intériorisant magnifiquement son personnage, qui obtient moult récompenses pour
son interprétation que la presse considère comme éblouissante.
Extrait de l’une des affiches du film « Séraphine » de Martin Provost.
© DR
Dans le générique qui clôt le film, l’auteur remercie
Françoise Cloarec qui a publié le livre « La vie privée de Séraphine de
Senlis ». Mais il omet de citer l’écrivain Alain Vircondelet qui a
publié en 1993 chez Albin Michel une biographie intitulée « Séraphine
de Senlis ». Or, le cinéaste s’est en partie inspiré de cette
biographie. Alain Vircondelet et l’éditeur Albin Michel, dénonçant
un plagiat, l’assignent en septembre 2009 devant le tribunal de Paris (3ème
chambre 2ème section).
Dans son jugement rendu le 26 novembre 2010***, le
tribunal, reprochant au cinéaste d’avoir dans la première version du scénario
reproduit sans autorisation 9 passages du livre, le déclare auteur d’une
contrefaçon et le condamne avec son producteur à payer 25 000 euros à
Alain Vircondelet, 25 000 euros à l’éditeur, ainsi qu’à la publication de
la décision et au remboursement des frais de justice.
Le tribunal, dans ses motifs, retient que le film ne
mentionne pas le nom de l’écrivain, et que la comparaison entre le texte du livre et les dialogues
du film « permet de
retenir que les œuvres en cause ont pour points communs de brosser avec
précision les traits de caractère de Séraphine ...,
dite Séraphine de Senlis. Si dans de nombreux cas, les ressemblances
alléguées ont pour source, soit des éléments biographiques extraits de la
réalité qui se trouvent donc dans le domaine public, soit des idées de libre
parcours, soit encore des expressions de forme ne présentant pas d'originalité
et n'étant pas de ce fait protégeables, il en va différemment pour 9 cas précis
pour lesquels, outre la reprise d'éléments biographiques inventés par Monsieur Vircondelet,
on note une similitude dans la formulation employée, parfois au mot près, ce
qui permet d'exclure la simple réminiscence derrière laquelle se retranchent
les défendeurs ». Le tribunal,
faisant application de l’article L 112-1 du code de la propriété intellectuelle
protégeant par le droit d’auteur toutes les œuvres de l’esprit, et de l’article
L 122-4 du même code rendant illicite toute reproduction partielle faite sans
le consentement de l’auteur, décide qu’en conséquence « la contrefaçon
alléguée est constituée ». Ce très beau film ne fait cependant l’objet d’aucune
censure judiciaire et connaît un succès justifié.
Séraphine
Louis ? Laissons la conclusion à la chroniqueuse Erica Ferrare qui écrit en
1945 dans la revue littéraire « Fontaine » :
Aujourd’hui nous parlons bas devant la peinture de Séraphine de peur de la
réveiller de son rêve immortel… Séraphine est un peu rusée : elle permet
aux philistins de la prendre pour une dame qui peint des bouquets ; elle
vous laisse libre de la frôler sans la voir. Elle refleurit, comme un thyrse,
pour tous ceux qui l’aiment pour sa candeur mystique, pour le miroir ardent
qu’elle leur tend de ses mains usées par les eaux de vaisselle… Séraphine est
la servante prudente qui garde la clef dans son corsage…Au mur de la gloire,
elle demeure la tapissière du mur d’azur, la très secrète, la très savante, la
très sainte Séraphine de Senlis ».
Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n° 223
* l’école primaire
d’Arsy porte le nom d’école Séraphine Louis (de même qu’une école de Senlis).
** le prénom de Séraphine était déjà peu usité au XIXe siècle ;
il était donné environ 70 fois en 1900 et n’est plus attribué actuellement
qu’une trentaine de fois par an
*** le jugement peut être consulté en
intégralité sur Lexbase
L’arbre
de paradis, 1929, ripolin sur toile, musée d’art de Senlis. © Étienne Madranges