Lors d’une table ronde dédiée aux
trajectoires professionnelles féminines, à l’occasion du dernier colloque de l’association
Femmes de justice, mi-mars, plusieurs spécialistes du sujet ont rappelé
l’importance des quotas tout en invitant à aller “plus loin”, par
exemple en anticipant les nominations des femmes aux postes à responsabilité et
en repensant la notion de mobilité.
“Sortir des incantations pour aller
vers les actions”, tel est le mantra invoqué par Sophie Van Puyvelde,
sous-directrice adjointe de la statistique et des études au ministère de la
Justice, qui a guidé la table ronde dédiée aux “trajectoires
de femmes” lors du dernier colloque de l’association Femmes de justice,
engagée pour la parité, la mixité et l’égalité professionnelle, à l’Hôtel de
ville de Paris, le 10 mars dernier.
Au titre des “actions” phares de
ces dernières années, la loi Sauvadet de 2013 avait imposé 40 % de premières
nominations féminines dans 6 000 emplois d'encadrement supérieur et dirigeant
des trois fonctions publiques : en vigueur depuis 2017, ce taux a été atteint
dans les trois versants de la fonction publique pour la première fois en 2020.
“S’il y a lieu de se réjouir, il n’est pas question de se reposer sur ses
lauriers, puisqu’il y a encore du chemin à faire”, commente, lors de la
conférence, Emilie Piette, déléguée interministérielle à l’encadrement
supérieur de l’Etat. Objectif : aller plus loin. “Aujourd’hui, il faut
avancer, car les primo-nominations, ce n’est pas suffisant, souligne de son
côté la sénatrice Dominique Verien, rapporteure du bilan des 10 ans de la loi
Sauvadet à l’origine d’une proposition de loi visant à renforcer l'accès des
femmes aux responsabilités dans la fonction publique.
Ce texte, qui sera débattu le 5 avril au
Sénat, prévoit ainsi en l’état le relèvement à 45 % du taux de personnes de
chaque sexe pour les primo-nominations aux emplois supérieurs et dirigeants
(auquel s’ajoute une règle portant sur le « stock d’emplois » avec un taux
minimal de 40 % de personnes de chaque sexe présentes dans les emplois
concernés), l’élargissement du champ d’application de la loi Sauvadet, la
systématisation des pénalités financières à l’encontre des employeurs publics
ne respectant pas l’obligation de nominations équilibrées, ainsi que
l’instauration d’un index de l’égalité professionnelle dans la fonction
publique sur le modèle du secteur privé. Sur ce point, pour Dominique Verien,
il est nécessaire de mettre en place une pondération “car il ne faut pas
compter qu’en nombre mais en qualité. Par exemple, ce n’est pas la même chose
d’être préfète de tel département ou de tel autre”.
“Les chiffres créent du réel”, ou
l’importance de mesurer
Compter : de l’avis de tous les
intervenants à cette table ronde, il s’agit du nerf de la guerre. Reprenant une
phrase prononcée par la ministre en charge de l’égalité femmes/hommes Isabelle
Rome, Sophie Van Puyvelde est d’ailleurs convaincue que “ce qu’on ne compte
pas ne compte pas”. “Les chiffres créent du réel”, ajoute-t-elle.
Pour Laetitia Helouet, directrice
générale de l’Ecole des hautes études internationales et politiques et du
Centre d’études diplomatiques et stratégiques, s’il n’existait pas d’instrument
de mesure, il y aurait même une “forme d’incohérence” entre
l’affirmation de l’égalité femmes/hommes comme principe cardinal et le fait de
ne pas pouvoir le mesurer. “Quand un principe est élevé, on le regarde à
l’aune de la capacité d’action qu’on met en place pour être à la hauteur de ce
dernier. Comment être à la hauteur si nous n’avons pas la mesure d’une
situation de départ et la possibilité d’évaluer la façon dont elle évolue dans
le temps ?” La haute fonctionnaire plaide d’ailleurs pour que l’on se
félicite des réussites dans le domaine de l’égalité : “Plus un sujet est
âpre, plus il faut se féliciter. L’évaluation permet d’identifier des sujets
d’amélioration, mais elle permet aussi de cranter des victoires, des conquêtes.
Quand on les met en avant, cela montre qu’il ne s’agit pas seulement de
principes, qu’il y une manière pragmatique de faire avancer les choses”.
En outre, pour qu’un sujet gagne du
terrain, il doit être pris en charge “dans le quotidien”, assure
Laetitia Helouet. Sur ce point, estime-t-elle, “les garants de la
comptabilité entre les orientations de fond, moyen, long terme et le quotidien,
ce sont les managers : ils sont essentiels dans la façon de faire avancer
l’égalité”. D’autant que le manager est capable de mesurer la performance,
met-elle en exergue. Et la haute fonctionnaire croit en un lien entre égalité
et performance pour créer de l’innovation, de la créativité. “Cela peut être
vu comme cynique de parler d’efficacité quand on en vient à des sujets
éthiques. Pour ma part, je suis persuadée du contraire. Lorsqu’on parle de
performance, on regarde la personne du point de vue de sa valeur, de son
potentiel. En tant que femme, je préfère être recrutée parce que j’apporte de
la diversité au sein de l’équipe plutôt que parce que je permets de cocher une
case. L’objectivation de la performance est une façon claire de montrer que la
parité se fait au profit de tous.”
La question de l’anticipation des
nominations
Aujourd’hui encore, l’un des principaux
arguments objectés au manque de femmes aux hautes fonctions est l’absence de
femmes disponibles ou candidates. Un prétexte fallacieux, considère Dominique
Verien.“Si on cherche des femmes, on les trouve”, argue-t-elle, à condition
de faire preuve de bonne volonté. À un président qui se plaignait qu’il avait du mal “à trouver des
directeurs femmes”, la sénatrice raconte ainsi qu’elle a ironiquement
suggéré de “commencer par chercher des directrices”.
Pour Emilie Piette, la réponse majeure à
apporter est celle de l’anticipation des nominations. “Quand on se retrouve
à avoir seulement trois semaines devant soi pour recruter une femme à un poste,
c’est évidemment plus difficile que si on l’avait fait six mois ou un an avant”.
Là encore, certain(e)s ont néanmoins des réponses toutes prêtes. “On m’a
déjà dit qu’il est difficile d’anticiper car les femmes risquent de tomber
enceintes, rapporte Dominique Verien. Pourtant, une grossesse, ça ne
s’apprend pas au dernier moment. En revanche, quand un homme a un accident de
voiture, on ne peut pas le prévoir, et pourtant, on arrive quand même à
s’organiser. Alors quand on a plusieurs mois pour tout planifier, ça devrait
aller”.
Emilie Piette rapporte que la délégation interministérielle à l’encadrement
supérieur de l’État (DIESE) demande ainsi aux employeurs de mettre en
place des plans de succession sur les postes identifiés comme difficiles à
pourvoir, sous-entendu en femmes. “Il ne s’agit pas de flécher le poste mais
d’ouvrir le plus largement possible le vivier et de repérer des candidats pour
le jour où le poste sera libre”. Pour ce faire, la DIESE construit avec les
ministères une cartographie des postes de l’encadrement supérieur et
dirigeant.
De son côté à la tête des services
judiciaires au ministère de la Justice, Paul Huber relate avoir lancé une
expérimentation à la fin de l’année dernière, consistant pour les chef(fe)s de
cour à identifier des magistrates disposant d’un potentiel pour exercer des
fonctions d’encadrement. Ces dernières se voient ensuite proposer des
entretiens individualisés afin d‘être conseillées et éventuellement orientées
vers des formations adaptées. Et cela fonctionne : récemment, sur 213
magistrates contactées par la direction des services judiciaires, 90 ont fait
un retour positif en deux semaines. “Ces entretiens consistent à lever les
freins psychologiques et à convaincre les femmes en question de candidater”, résume
Paul Huber.
Plusieurs de ces entretiens ont ainsi déjà
été menés et mettent en évidence un certain nombre de constantes. “Les
magistrates évoquent leur ambition au service de la justice, un grand intérêt
pour les formations de management, de technique oratoire, mais aussi les freins
à leur candidature. Il en ressort aussi une appréhension vis-à-vis de
l'exigence requise pour des fonctions à haute responsabilité, un manque de
confiance dans leur leadership mais aussi un souhait de maintenir un équilibre
vie personnelle / vie professionnelle”.
La nécessité de repenser la mobilité
A côté de la conciliation vie personnelle
/ vie professionnelle, un autre enjeu pour la carrière des femmes est celui de
la qualité de vie au travail, assure Emilie Piette. “Il faut oser en parler
et libérer la parole autour de ces sujets”. La déléguée interministérielle
à l’encadrement supérieur de l’Etat juge qu’une telle qualité passe notamment
par l’adaptation des parcours, et la nécessité de repenser la notion de
mobilité. “Dans les lignes directrices de gestion interministérielle, on
fait apparaître plusieurs types de mobilités, et les mobilités géographiques ne
doivent pas être surpondérées par rapport aux autres. Les mobilités
fonctionnelles et d’environnement professionnel comptent tout autant que les
autres et permettent d’occuper des postures différentes sur une même expertise”.
Emilie Piette appelle à faire évoluer dans l’imaginaire collectif ce qu’est une
carrière réussie, et à sortir du traditionnel “il faut monter” pour
aller vers des carrières plus diversifiées, avec des temps de respiration. “Ces
carrières, tout aussi réussies que les autres, devraient être valorisées”.
En termes de mobilité, Dominique Verien
invite quant à elle à prendre exemple sur l’entreprise Peugeot. Celle-ci, qui
avait pour politique d’embaucher autant de femmes que d’hommes, avait constaté
il y a quelques années de cela que les postes à responsabilité étaient très
largement occupés par des hommes : “Ils se sont rendu compte que la mobilité
telle qu’elle était en place avait tout freiné et ont changé de paradigme : ils
ont décidé de faire tourner en région plutôt que dans toute la France, et ont
vu les choses changer, rien qu’en modifiant un peu les règles du jeu”.
Du côté de la direction des services
judiciaires, en juin 2022, Paul Huber a mis en place un accompagnement à la
mobilité géographique à destination des magistrats et des personnels de greffe
qui le souhaitent, et plusieurs aides (aide au déménagement, etc.). “Mais
nous voulons faire davantage que cela, et nous nous sommes questionnés, avec le
Conseil supérieur de la magistrature, sur l’équilibre entre les critères de
nomination”, expose-t-il. La direction des services judiciaires a ainsi
décidé d’”assouplir” les conditions habituelles de mobilité afin de “mieux
prendre en compte l’équilibre de vie” : une stratégie qui “profite à
tous”, se félicite Paul Huber.
La DSJ travaille également en ce moment
sur un projet de loi organique axé notamment autour d’un troisième grade dans
la magistrature. Selon les discussions en cours, il est ainsi prévu que tous les
chefs de juridiction seront inscrits automatiquement à ce troisième grade, qui
sera un “critère d’attractivité” pour les magistrats, mais aussi
d’égalité, puisque cela devrait “permettre de remettre au même niveau les
femmes et les hommes pour l’accession à ces postes”, précise Paul Huber ; “l’occasion
aussi de considérer que la carrière n’est pas simplement une prise de
responsabilité mais également la reconnaissance de la technicité des magistrats”.
La DSJ prévoit en outre un vivier d’intégration en troisième grade lié à
la qualité professionnelle, sans aucune mobilité géographique.
Davantage d’accompagnement individuel
Au-delà, Paul Huber reconnaît la nécessité
d’”innover sur la politique d’accompagnement individuel”. A ce titre, la
direction des services judiciaires a mis en place un dispositif d’entretiens de
carrière, réalisés à différents moments de celle-ci, afin d’aider les
magistrat(e)s à identifier leurs compétences “et à bâtir une position
prospective sur leur carrière pour ouvrir le champ des possibles”, indique
le directeur des services judiciaires, qui ajoute qu’en parallèle de cela, le
coaching et le mentorat développés depuis six mois rencontrent “un réel
succès”.
Toujours en matière d’accompagnement,
Sophie Van Puyvelde a fait part quant à elle de son expérience avec les
Talentueuses, un programme d’accompagnement de 50 femmes de la haute fonction
publique conçu “avec une approche systémique de l’égalité professionnelle”,
qui a constitué, de son propre aveu, “sinon une évolution, une révolution
dans [s]on existence”. “On nous a apporté du savoir, de la
documentation, de quoi nous acculturer, témoigne la sous-directrice
adjointe de la statistique et des études au ministère de la Justice. “On
nous a aussi donné des outils, et c’est ce qui fait la force de ce programme,
car travailler les outils sans la culture, ça ne fonctionne pas et vice versa.
Si on donne des outils aux femmes mais qu’elles se trouvent dans un
environnement professionnel qui n’a pas la culture de l’égalité professionnelle,
elles partiront dans une autre institution qui l’a développée. Inversement, une
culture professionnelle sans le développement des outils, c’est l’absence de
l’effectivité des droits en matière d’égalité professionnelle.”
Enfin, Emilie Piette a évoqué la création
de passerelles à la DIESE “vers des métiers techniques, numériques,
écologiques”. Cette mesure a pour ambition de permettre aux femmes, au
cours de leur carrière et via des formations, d’accéder à des périodes
d’immersion ou encore du mentorat ; mais aussi de se réorienter vers des
filières où elles sont moins représentées, développe la déléguée
interministérielle . Car “bien que l’on ait beaucoup progressé sur la
parité, il y a encore beaucoup de métiers majoritairement masculins et d’autres
majoritairement féminins. Or, si on n’a pas de mixité, on passe à côté d’une
partie de l’objectif”. Bref, du chemin a été parcouru, mais il y a encore
du travail !
Bérengère Margaritelli