SOCIÉTÉ

Egalité professionnelle et trajectoires de femmes : “sortir des incantations pour aller vers les actions”

Egalité professionnelle et trajectoires de femmes : “sortir des incantations pour aller vers les actions”
Publié le 31/03/2023 à 18:33

Lors d’une table ronde dédiée aux trajectoires professionnelles féminines, à l’occasion du dernier colloque de l’association Femmes de justice, mi-mars, plusieurs spécialistes du sujet ont rappelé l’importance des quotas tout en invitant à aller “plus loin”, par exemple en anticipant les nominations des femmes aux postes à responsabilité et en repensant la notion de mobilité. 

Sortir des incantations pour aller vers les actions”, tel est le mantra invoqué par Sophie Van Puyvelde, sous-directrice adjointe de la statistique et des études au ministère de la Justice, qui a guidé la table ronde dédiée aux “trajectoires de femmes” lors du dernier colloque de l’association Femmes de justice, engagée pour la parité, la mixité et l’égalité professionnelle, à l’Hôtel de ville de Paris, le 10 mars dernier.

Au titre des “actions” phares de ces dernières années, la loi Sauvadet de 2013 avait imposé 40 % de premières nominations féminines dans 6 000 emplois d'encadrement supérieur et dirigeant des trois fonctions publiques : en vigueur depuis 2017, ce taux a été atteint dans les trois versants de la fonction publique pour la première fois en 2020. “S’il y a lieu de se réjouir, il n’est pas question de se reposer sur ses lauriers, puisqu’il y a encore du chemin à faire”, commente, lors de la conférence, Emilie Piette, déléguée interministérielle à l’encadrement supérieur de l’Etat. Objectif : aller plus loin. “Aujourd’hui, il faut avancer, car les primo-nominations, ce n’est pas suffisant, souligne de son côté la sénatrice Dominique Verien, rapporteure du bilan des 10 ans de la loi Sauvadet à l’origine d’une proposition de loi visant à renforcer l'accès des femmes aux responsabilités dans la fonction publique. 

Ce texte, qui sera débattu le 5 avril au Sénat, prévoit ainsi en l’état le relèvement à 45 % du taux de personnes de chaque sexe pour les primo-nominations aux emplois supérieurs et dirigeants (auquel s’ajoute une règle portant sur le « stock d’emplois » avec un taux minimal de 40 % de personnes de chaque sexe présentes dans les emplois concernés),  l’élargissement du champ d’application de la loi Sauvadet, la systématisation des pénalités financières à l’encontre des employeurs publics ne respectant pas l’obligation de nominations équilibrées, ainsi que l’instauration d’un index de l’égalité professionnelle dans la fonction publique sur le modèle du secteur privé. Sur ce point, pour Dominique Verien, il est nécessaire de mettre en place une pondération “car il ne faut pas compter qu’en nombre mais en qualité. Par exemple, ce n’est pas la même chose d’être préfète de tel département ou de tel autre”.

Les chiffres créent du réel”, ou l’importance de mesurer

Compter : de l’avis de tous les intervenants à cette table ronde, il s’agit du nerf de la guerre. Reprenant une phrase prononcée par la ministre en charge de l’égalité femmes/hommes Isabelle Rome, Sophie Van Puyvelde est d’ailleurs convaincue que “ce qu’on ne compte pas ne compte pas”. “Les chiffres créent du réel”, ajoute-t-elle.

Pour Laetitia Helouet, directrice générale de l’Ecole des hautes études internationales et politiques et du Centre d’études diplomatiques et stratégiques, s’il n’existait pas d’instrument de mesure, il y aurait même une “forme d’incohérence” entre l’affirmation de l’égalité femmes/hommes comme principe cardinal et le fait de ne pas pouvoir le mesurer. “Quand un principe est élevé, on le regarde à l’aune de la capacité d’action qu’on met en place pour être à la hauteur de ce dernier. Comment être à la hauteur si nous n’avons pas la mesure d’une situation de départ et la possibilité d’évaluer la façon dont elle évolue dans le temps ?” La haute fonctionnaire plaide d’ailleurs pour que l’on se félicite des réussites dans le domaine de l’égalité : “Plus un sujet est âpre, plus il faut se féliciter. L’évaluation permet d’identifier des sujets d’amélioration, mais elle permet aussi de cranter des victoires, des conquêtes. Quand on les met en avant, cela montre qu’il ne s’agit pas seulement de principes, qu’il y  une manière pragmatique de faire avancer les choses”.

En outre, pour qu’un sujet gagne du terrain, il doit être pris en charge “dans le quotidien”, assure Laetitia Helouet. Sur ce point, estime-t-elle, “les garants de la comptabilité entre les orientations de fond, moyen, long terme et le quotidien, ce sont les managers : ils sont essentiels dans la façon de faire avancer l’égalité”. D’autant que le manager est capable de mesurer la performance, met-elle en exergue. Et la haute fonctionnaire croit en un lien entre égalité et performance pour créer de l’innovation, de la créativité. “Cela peut être vu comme cynique de parler d’efficacité quand on en vient à des sujets éthiques. Pour ma part, je suis persuadée du contraire. Lorsqu’on parle de performance, on regarde la personne du point de vue de sa valeur, de son potentiel. En tant que femme, je préfère être recrutée parce que j’apporte de la diversité au sein de l’équipe plutôt que parce que je permets de cocher une case. L’objectivation de la performance est une façon claire de montrer que la parité se fait au profit de tous.

La question de l’anticipation des nominations 

Aujourd’hui encore, l’un des principaux arguments objectés au manque de femmes aux hautes fonctions est l’absence de femmes disponibles ou candidates. Un prétexte fallacieux, considère Dominique Verien.“Si on cherche des femmes, on les trouve”, argue-t-elle, à condition de faire preuve de bonne volonté. À un président qui se plaignait qu’il avait du mal “à trouver des directeurs femmes”, la sénatrice raconte ainsi qu’elle a ironiquement suggéré de “commencer par chercher des directrices”. 

Pour Emilie Piette, la réponse majeure à apporter est celle de l’anticipation des nominations. “Quand on se retrouve à avoir seulement trois semaines devant soi pour recruter une femme à un poste, c’est évidemment plus difficile que si on l’avait fait six mois ou un an avant”. Là encore, certain(e)s ont néanmoins des réponses toutes prêtes. “On m’a déjà dit qu’il est difficile d’anticiper car les femmes risquent de tomber enceintes, rapporte Dominique Verien. Pourtant, une grossesse, ça ne s’apprend pas au dernier moment. En revanche, quand un homme a un accident de voiture, on ne peut pas le prévoir, et pourtant, on arrive quand même à s’organiser. Alors quand on a plusieurs mois pour tout planifier, ça devrait aller”.

Emilie Piette rapporte que la délégation interministérielle à l’encadrement supérieur de l’État (DIESE) demande ainsi aux employeurs de mettre en place des plans de succession sur les postes identifiés comme difficiles à pourvoir, sous-entendu en femmes. “Il ne s’agit pas de flécher le poste mais d’ouvrir le plus largement possible le vivier et de repérer des candidats pour le jour où le poste sera libre”. Pour ce faire, la DIESE construit avec les ministères une cartographie des postes de l’encadrement supérieur et dirigeant. 

De son côté à la tête des services judiciaires au ministère de la Justice, Paul Huber relate avoir lancé une expérimentation à la fin de l’année dernière, consistant pour les chef(fe)s de cour à identifier des magistrates disposant d’un potentiel pour exercer des fonctions d’encadrement. Ces dernières se voient ensuite proposer des entretiens individualisés afin d‘être conseillées et éventuellement orientées vers des formations adaptées. Et cela fonctionne : récemment, sur 213 magistrates contactées par la direction des services judiciaires, 90 ont fait un retour positif en deux semaines. “Ces entretiens consistent à lever les freins psychologiques et à convaincre les femmes en question de candidater”, résume Paul Huber.

Plusieurs de ces entretiens ont ainsi déjà été menés et mettent en évidence un certain nombre de constantes. “Les magistrates évoquent leur ambition au service de la justice, un grand intérêt pour les formations de management, de technique oratoire, mais aussi les freins à leur candidature. Il en ressort aussi une appréhension vis-à-vis de l'exigence requise pour des fonctions à haute responsabilité, un manque de confiance dans leur leadership mais aussi un souhait de maintenir un équilibre vie personnelle / vie professionnelle”. 

La nécessité de repenser la mobilité

A côté de la conciliation vie personnelle / vie professionnelle, un autre enjeu pour la carrière des femmes est celui de la qualité de vie au travail, assure Emilie Piette. “Il faut oser en parler et libérer la parole autour de ces sujets”. La déléguée interministérielle à l’encadrement supérieur de l’Etat juge qu’une telle qualité passe notamment par l’adaptation des parcours, et la nécessité de repenser la notion de mobilité. “Dans les lignes directrices de gestion interministérielle, on fait apparaître plusieurs types de mobilités, et les mobilités géographiques ne doivent pas être surpondérées par rapport aux autres. Les mobilités fonctionnelles et d’environnement professionnel comptent tout autant que les autres et permettent d’occuper des postures différentes sur une même expertise”. Emilie Piette appelle à faire évoluer dans l’imaginaire collectif ce qu’est une carrière réussie, et à sortir du traditionnel “il faut monter” pour aller vers des carrières plus diversifiées, avec des temps de respiration. “Ces carrières, tout aussi réussies que les autres, devraient être valorisées”.

En termes de mobilité, Dominique Verien invite quant à elle à prendre exemple sur l’entreprise Peugeot. Celle-ci, qui avait pour politique d’embaucher autant de femmes que d’hommes, avait constaté il y a quelques années de cela que les postes à responsabilité étaient très largement occupés par des hommes : “Ils se sont rendu compte que la mobilité telle qu’elle était en place avait tout freiné et ont changé de paradigme : ils ont décidé de faire tourner en région plutôt que dans toute la France, et ont vu les choses changer, rien qu’en modifiant un peu les règles du jeu”. 

Du côté de la direction des services judiciaires, en juin 2022, Paul Huber a mis en place un accompagnement à la mobilité géographique à destination des magistrats et des personnels de greffe qui le souhaitent, et plusieurs aides (aide au déménagement, etc.). “Mais nous voulons faire davantage que cela, et nous nous sommes questionnés, avec le Conseil supérieur de la magistrature, sur l’équilibre entre les critères de nomination”, expose-t-il. La direction des services judiciaires a ainsi décidé d’”assouplir” les conditions habituelles de mobilité afin de “mieux prendre en compte l’équilibre de vie” : une stratégie qui “profite à tous”, se félicite Paul Huber. 

La DSJ travaille également en ce moment sur un projet de loi organique axé notamment autour d’un troisième grade dans la magistrature. Selon les discussions en cours, il est ainsi prévu que tous les chefs de juridiction seront inscrits automatiquement à ce troisième grade, qui sera un “critère d’attractivité” pour les magistrats, mais aussi d’égalité, puisque cela devrait “permettre de remettre au même niveau les femmes et les hommes pour l’accession à ces postes”, précise Paul Huber ; “l’occasion aussi de considérer que la carrière n’est pas simplement une prise de responsabilité mais également la reconnaissance de la technicité des magistrats”. La DSJ prévoit en outre un vivier d’intégration en troisième grade lié à la qualité professionnelle, sans aucune mobilité géographique.

Davantage d’accompagnement individuel

Au-delà, Paul Huber reconnaît la nécessité d’”innover sur la politique d’accompagnement individuel”. A ce titre, la direction des services judiciaires a mis en place un dispositif d’entretiens de carrière, réalisés à différents moments de celle-ci, afin d’aider les magistrat(e)s à identifier leurs compétences “et à bâtir une position prospective sur leur carrière pour ouvrir le champ des possibles”, indique le directeur des services judiciaires, qui ajoute qu’en parallèle de cela, le coaching et le mentorat développés depuis six mois rencontrent “un réel succès”. 

Toujours en matière d’accompagnement, Sophie Van Puyvelde a fait part quant à elle de son expérience avec les Talentueuses, un programme d’accompagnement de 50 femmes de la haute fonction publique conçu “avec une approche systémique de l’égalité professionnelle”, qui a constitué, de son propre aveu, “sinon une évolution, une révolution dans [s]on existence”. “On nous a apporté du savoir, de la documentation, de quoi nous acculturer, témoigne la sous-directrice adjointe de la statistique et des études au ministère de la Justice. “On nous a aussi donné des outils, et c’est ce qui fait la force de ce programme, car travailler les outils sans la culture, ça ne fonctionne pas et vice versa. Si on donne des outils aux femmes mais qu’elles se trouvent dans un environnement professionnel qui n’a pas la culture de l’égalité professionnelle, elles partiront dans une autre institution qui l’a développée. Inversement, une culture professionnelle sans le développement des outils, c’est l’absence de l’effectivité des droits en matière d’égalité professionnelle.

Enfin, Emilie Piette a évoqué la création de passerelles à la DIESE “vers des métiers techniques, numériques, écologiques”. Cette mesure a pour ambition de permettre aux femmes, au cours de leur carrière et via des formations, d’accéder à des périodes d’immersion ou encore du mentorat ; mais aussi de se réorienter vers des filières où elles sont moins représentées, développe la déléguée interministérielle . Car “bien que l’on ait beaucoup progressé sur la parité, il y a encore beaucoup de métiers majoritairement masculins et d’autres majoritairement féminins. Or, si on n’a pas de mixité, on passe à côté d’une partie de l’objectif”. Bref, du chemin a été parcouru, mais il y a encore du travail !

Bérengère Margaritelli

 

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