DROIT

En Nouvelle-Calédonie, la crise met en lumière la cohabitation contrariée entre droit coutumier et droit étatique

En Nouvelle-Calédonie, la crise met en lumière la cohabitation contrariée entre droit coutumier et droit étatique
Le tribunal de première instance de Nouméa, en Nouvelle-Calédonie
Publié le 11/06/2024 à 11:52
Le contexte colonial dans lequel s'inscrit la crise traversée par la Nouvelle-Calédonie préside aussi au rapport juridique mixte de l’archipel. D’une part, un droit étatique en vigueur dans le pénal et l’administratif, de l’autre, une justice civile alliant magistrat formé en droit civil et assesseurs coutumiers. Censés coexister, ces deux régimes juridictionnels paraissent plutôt cohabiter de façon hermétique. Décryptage.

« La situation n’est pas du tout stabilisée ici : au tribunal, la vie est devenue extrêmement compliquée et va le rester », témoigne Emmanuel Poinas, vice-président du tribunal de première instance de Nouméa. La crise que traverse la Nouvelle-Calédonie depuis le 14 mai pèse lourdement sur l’action juridique.

Droit commercial avec les faillites, droit social avec les licenciements, droit civil « pur » avec les litiges dans les assurances, droit de la famille avec des séparations induites – par exemple – « par les difficultés à assurer la scolarisation » dans des collèges et lycées qui devraient rester fermés jusqu’au 17 juin… Selon le magistrat, si « les juridictions sont aujourd’hui mobilisées au titre de l'activité pénale et pas encore au titre de l'activité civile, celle-ci arrivera dans les semaines à venir ». Et avec elle, les juridictions en formation coutumière, spécificité de l’archipel où cohabitent deux traditions du droit.

Créées par l’ordonnance de 1982, ces formations sont constituées d’un magistrat – jusqu’ici presque toujours non-Calédonien – formé en droit civil et d’assesseurs coutumiers. Nommés tous les deux ans par la cour d’appel de Nouméa sur proposition des huit aires coutumières reconnues par l'État français, les assesseurs apprennent au juge la coutume des parties concernées par le litige, propre à chaque affaire. Le magistrat est ensuite censé prendre en compte ces éléments pour rendre sa décision. Famille, filiation, garde des enfants, séparation… Sur l’archipel, seule la justice civile prend en compte le droit coutumier.

Une logique coloniale toujours à l’œuvre dans le droit

Comme au pénal, la crise accentue les difficultés matérielles de ces formations spéciales à rendre la justice. Alors que les déplacements sont encore très perturbés, réussir à réunir régulièrement deux assesseurs coutumiers pose un réel défi. Mais l’ébranlement de l’archipel met surtout à jour la logique coloniale qui prédomine encore le rapport juridique mixte de la Nouvelle-Calédonie.

Il est en effet difficile de parler de coexistence entre droit coutumier et droit français, quand le statut de droit commun l’emporte sur le statut civil coutumier – un régime reconnu aux Kanaks en vertu de l’article 75 de la Constitution. En d’autres termes, si la coutume est appliquée, c’est uniquement entre personnes de statut coutumier. Dès lors qu’un litige implique un Européen, les parties sont systématiquement jugées selon le régime de droit commun. Et ce, même si l’une d’entre elles est kanak.

« Cette règle a toujours existé, assure Étienne Cornut, professeur de droit, en poste à l’Université de la Nouvelle-Calédonie de 2006 à 2019. Quand les colons allaient investir un pays, ils finissaient par s’y installer. On n’allait surtout pas leur appliquer le droit local : ils ne pensaient pas comme ça. » Pour eux, le droit français prévalait. « En revanche, ils avaient conscience qu’ils ne pouvaient pas l’imposer aux autochtones : ils les maintenaient dans leur statut de droit local, dans ce qu’ils considéraient comme leur infériorité », poursuit l’expert.

Comme seule la justice civile prend en compte le droit coutumier, « le droit étatique affirme sa supériorité : il prend la place en droit pénal et administratif, illustre le juriste. Ça donne l'image de systèmes très cloisonnés, de deux mondes qui cohabitent mais avec des espaces réservés sans communication. »

Prendre en compte la coutume dans le droit pénal

Pour Étienne Cornut, nourrir la coexistence dont l’archipel a besoin pour se pacifier passerait par la création de ponts de communication. « Le droit pénal pourrait prendre en considération le contexte coutumier », envisage-t-il. En somme, pour apprécier l'infraction pénale, il s’agirait de considérer une circonstance aggravante ou atténuante, un fait justificatif, ou encore un état de nécessité, et d'interpréter les notions du droit pénal sous l'angle de la coutume.

« Le droit pénal pourrait prendre en considération le contexte coutumier »

- Étienne Cornut, professeur de droit, en poste à l’Université de la Nouvelle-Calédonie de 2006 à 2019

Le professeur prend l’exemple d’un Européen qui tuerait un « vieux » – c’est la manière dont les Kanak appellent leurs aînés. Dans le droit coutumier, le crime est considéré plus grave que si la victime était jeune : la circonstance aggravante tient au respect des anciens, des sages. « Comme on porte atteinte à un principe coutumier, cela devrait se ressentir dans la décision de justice », estime Étienne Cornut. 

Il nuance : « Cela ne veut pas dire autoriser des sanctions coutumières, ni créer un droit pénal coutumier ou donner un rôle pénal au chef de clan [la société kanak est répartie en tribus, elles-mêmes divisées en clans, constitués par les familles, ndlr]. Respecter les traditions et le peuple kanak ne veut pas dire tout admettre : on ne respecte pas une tradition parce que c’est la tradition, martèle le juriste. Si elle n'est pas bonne, notamment parce qu'elle heurte les droits les plus fondamentaux de la personne, on va quand même aider les traditionnels à en changer. On reste dans un État de droit. » En somme, si la coutume porte atteinte à l'être, au physique, au corps ou à la dignité, elle n’est pas tolérable. 

Un risque d’arbitraire 

« Une évolution du droit pénal supposerait une expérimentation et à tout le moins une réflexion critique approfondie, souligne Emmanuel Poinas. Ce qui se joue, c’est la question de l'ordre public et de l'égalité devant la loi dans son acception la plus fondamentale. » Par ailleurs, le vice-président du Tribunal de première instance de Nouméa met en garde : les traditions en matière de punition dans les différentes aires culturelles ne sont pas nécessairement les mêmes. « Il faudrait dégager des principes généraux, sous peine de prendre le risque d'une grande fragmentation et d'une difficulté à connaître réellement la loi applicable », envisage le magistrat.

Par exemple, comment juger un acte qui mettrait en présence une victime et un auteur d'aires coutumières différentes ? « En matière pénale, ne pas suffisamment connaître la coutume exposerait tous les justiciables à un risque d'arbitraire selon la conception qui prévaut au niveau international aujourd'hui, répond le juge. Ou cela nécessiterait un protocole de résolution des conflits de lois clair et préalable. »

« On est tenu par l'expression de la coutume »

S’il ne veut pas prendre position « dans les circonstances actuelles », Emmanuel Poinas l’affirme : ne serait-ce qu’en matière civile, la coutume est une dimension qui s'impose au juge et aux justiciables de statut coutumier. Par exemple, pour s’unir selon la coutume, il faut l'accord du clan de chacune des deux parties – il est impossible d’épouser quelqu’un de son clan – alors qu’en droit commun, le mariage constitue une liberté fondamentale. « Si un couple n'est pas autorisé à se marier ou à divorcer, le juge doit en tirer des conséquences et le couple aussi », estime le vice-président du Tribunal de première instance de Nouméa, en rappelant qu’il est possible de renoncer au statut civil coutumier – un acte réversible. 

En sa qualité de juge des tutelles, il a récemment vu une famille se déchirer : une femme avait vécu des années avec un homme sans avoir été autorisée à l’épouser. Ils ont construit leur vie en marge du clan. « Ça leur a posé des problèmes énormes, confie le magistrat. Au moment où la femme a été placée sous mesure de protection, j'ai fait venir les assesseurs coutumiers : manque de bol, on était le 14 mai [date de début des troubles en Nouvelle-Calédonie, ndlr]… Aujourd’hui, cette situation n'est toujours pas réglée. »

Emmanuel Poinas comptait prendre l’avis des assesseurs coutumiers puis discuter sur l'intérêt à faire prévaloir : fallait-il confier la tutelle à un descendant ? Dans ce cas, auquel, sachant que l’aîné est en conflit avec ses parents ? Fallait-il s’en remettre à l’homme, qui n’est pas le mari au sens coutumier ? « En matière familiale, on a beaucoup de situations comme celles-ci, reprend le juge. On fait ce qu'on peut, c’est-à-dire que l’on essaie de rapprocher les points de vue. Au bout d'un moment, on est tenu par l'expression de la coutume car ce sont des sujets de droit coutumier. » 

L’intermède coutumier pour rétablir l’harmonie sociale

En ce sens, l’approche d’Emmanuel Poinas s’inscrit dans la lignée de celle de Régis Lafargue, magistrat emblématique, reconnu pour son implication « pro-coutume » et qui a été en poste à Nouméa de 1989 à 1994, puis de 2010 à 2015. « La légitimité de la décision s'articule sur la discussion : la coutume, c’est aussi la discussion », insiste le vice-président du Tribunal de première instance de Nouméa. Il évoque notamment le droit foncier, qui concerne une grande partie des affaires qui passent en civil. « Ce sont généralement des contentieux qui s’étendent dans le temps, donc on peut essayer de rapprocher les parties », développe-t-il.

Concrètement, une fois passée la première phase d’exposition des faits et de concertation avec les assesseurs coutumiers pour savoir ce que dit la coutume dans telle situation, le juge n’est pas obligé de trancher la question tout de suite. Il peut communiquer la règle aux parties concernées par le litige puis prendre une pause pour laisser aux justiciables la possibilité d’arriver eux-mêmes à une décision. « Dans le monde coutumier, le temps n’est pas le même que pour les Occidentaux : c’est plus lent, avec de la palabre, de la discussion », plante Étienne Cornut.

« Dans le monde coutumier, le temps n’est pas le même que pour les Occidentaux : c’est plus lent, avec de la palabre, de la discussion »

- Étienne Cornut, professeur de droit, en poste à l’Université de la Nouvelle-Calédonie de 2006 à 2019

Enjeu crucial de la coexistence entre droit coutumier et droit français, l’intermède coutumier vise également à associer les clans. « Pour nous, un litige entre deux personnes est essentiellement individuel. Dans le monde kanak, l’individu s'insère toujours dans un groupe, explique le professeur de droit. C’est aussi un litige entre deux familles, deux clans. » Plus que dire quelle partie a tort et laquelle a raison, il revient au juge de rétablir l’harmonie sociale.

« Le règlement des conflits relève d'abord des autorités coutumières »

Aussi, bien qu’elle n’ait pas de valeur juridique, la Charte du peuple kanak, proclamée en 2014, rappelle que la première démarche doit être faite devant les chefs coutumiers. « Dans la coutume, le règlement des conflits relève d'abord des autorités coutumières. Le plus souvent, la justice étatique ne devrait qu’être subsidiaire, intervenir uniquement si les coutumiers n'arrivent pas à régler le problème entre eux », développe Étienne Cornut.

Il prend l’exemple de la dissolution du mariage. Réunie dans une base de données qu’il a créée, la jurisprudence montre que les juges sont à même de dire aux couples que c’est aux clans de les séparer, puisque ce sont eux qui les ont mariés dans un premier temps. « Ainsi, ils ont seulement besoin de faire une déclaration à l’état civil, pas de passer devant le juge ; sauf si les clans refusent ou qu’il y a des violences dans le couple, évidemment », précise le juriste.

Pour garder des délais raisonnables face à l’afflux d’activités au tribunal lié à la crise actuelle, Emmanuel Poinas envisage de recourir davantage encore à ces médiations. « Il faudra voir si les parties acceptent de mettre en place des protocoles spécifiques, par exemple pour tout ce qui relève des assurances », imagine le magistrat. Il émet une autre hypothèse : que le gouvernement de Nouvelle-Calédonie et le congrès – qui décident de la procédure civile et du droit civil applicable sur le territoire – imposent des préalables de conciliation avant le traitement purement juridictionnel de certains contentieux. « Pour l’instant on n’en est pas là, mais il est possible qu’à terme, le droit évolue », considère-t-il.

Affirmer un « principe d'égalité »

Une évolution du droit, c’est ce qu’espère Étienne Cornut. Pour le juriste, la décolonisation de la Nouvelle-Calédonie passe aussi par une réforme des règles sur le rapport juridique mixte. « Ça consisterait à abandonner ce principe d'appliquer le droit commun dans un rapport mixte pour faire autrement, en affirmant un principe d'égalité, envisage-t-il. On fonctionne beaucoup comme ça en droit international privé. » Par exemple, plutôt que se marier à la mairie, un couple mixte pourrait le faire de manière coutumière, au sens juridique du terme. « Ensuite, il pourrait directement aller déclarer son union à l'état civil », imagine le professeur de droit. 

Il évoque le cas des Européens mariés avec des Kanaks qui vivent dans des clans de manière coutumière. « Ils en sont membres d’un point de vue sociologique, mais on n’en tire aucune conséquence juridique : je trouve que c’est un problème, souligne-t-il. Pourquoi n’accepterait-on pas de leur appliquer la coutume ? Pourquoi leur imposer un droit commun qui n’a rien à voir avec leur mode de vie de tous les jours ? » S’il faut aujourd’hui démontrer une filiation kanak pour avoir le statut civil coutumier, Étienne Cornut est favorable à son extension – ou à celle de la coutume – aux Européens qui vivent de façon coutumière. En cause : leur « possession d'état coutumier », une notion reconnue par la Cour de cassation.

Vers un « pluralisme juridique coordonné » ?

« La coutume ne peut pas vivre en autarcie du droit étatique et réciproquement : il faut créer un vrai pluralisme juridique coordonné, qui n’est plus seulement un pluralisme juridique accepté et toléré », assène le professeur de droit. Alors que la période se prête à une négociation sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, d’autres voix s’élèvent. « On peut se demander si le maintien de deux statuts différents est souhaitable ou pas », interroge Oona Le Meur, docteure en anthropologie du droit, en précisant ne pas prendre position.

« On peut se demander si le maintien de deux statuts différents est souhaitable ou pas »

- Oona Le Meur, docteure en anthropologie du droit

L’universitaire évoque les recherches de Christine Salomon et Christine Demmer, des anthropologues qui craignent que la décolonisation puisse se faire au détriment des justiciables. « Ce qu'il faut que vous compreniez, c'est qu'il y a un proverbe local qui dit : "Il y a trop de politique ici pour un si petit pays", lâche Emmanuel Poinas dans un sourire. En un sens, la situation locale en est en l'illustration. Elle reste évolutive sur tous les plans, donc, dans l'immédiat, il faut faire confiance à la volonté de trouver des points d’accord. »

Floriane Valdayron

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