SÉRIE (6/8). Dans une enquête interne, les
salariés sont aux premières loges, puisqu’ils sont souvent à l’initiative d’un
signalement qui la déclenchent, mis en cause, victimes et témoins, voire
parfois associés au déroulement d’une enquête. Plusieurs d’entre eux, employés
dans de grands groupes, ont accepté de témoigner.
Entreprise : dans les coulisses des enquêtes internes
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En avril 2024, Stéphane,
consultant et élu du CSE chez le groupe de conseil en ingénierie Altran, qui
appartient à Capgemini, fait l’objet d’un signalement pour danger grave et
imminent de la part d’un délégué syndical. Ce dernier l’accuse de menace
d’agression physique, dans un contexte de conflit au sein d’une fédération
syndicale (bureau démis de ses fonctions, plainte en justice de délégués
syndicaux…).
En juin 2024, la direction
organise une réunion tripartite avec un représentant de l’entreprise, Stéphane
et son accusateur. Celui-ci « retire alors toutes ses accusations, sauf
celle d’une menace par téléphone qui ne tient pas la route », assure
Stéphane.
Il considère que l’entreprise
« fait son travail et mène une enquête pour se dédouaner, pour montrer
qu’elle a bien mis en œuvre des actions pour la protection de la santé physique
et mentale de ses salariés, sans se mêler des affaires directement syndicales. La
direction a très bien négocié pour calmer le jeu ».
Mais le consultant apprend
officieusement qu’il fait l’objet d’une enquête interne. Il n’en est jamais informé
ni entendu dans ce cadre – ce qui n’est pas légalement obligatoire.
Il peine à savoir où en est
l’enquête, malgré plusieurs demandes. L’autre salarié lui indique un jour avoir
reçu ordre de la direction de ne plus lui adresser la parole – ce que celle-ci
conteste. « Il n’y a eu aucun plan d’action, aucune réponse sur ma
culpabilité ou mon innocence. L’entreprise ne me dit pas quelle version elle
prend en compte ».
Pendant longtemps, Stéphane ne
parvient pas à obtenir le compte-rendu de la réunion tripartite. On lui oppose
que son accusateur refuse de signer le procès-verbal. Finalement, en avril
dernier, la direction lui remet le compte-rendu qui confirme l’absence
d’agression, sans conclusion d’enquête.
Chez Orange, des enquêtes contre les lanceurs
d’alerte ?
Si Stéphane ne se montre pas
trop accablant, d’autres salariés dont le JSS a reçu le témoignage, n’ont,
en revanche, pas de mots assez durs pour évoquer les conditions des enquêtes.
Chez Orange, le président de
la CFE-CGC, Sébastien Crozier, évoque les pratiques à l’époque du PDG Didier
Lombard, condamné avec d’autres dirigeants pour harcèlement moral, sur une
période où plusieurs salariés d’Orange s’étaient suicidés, lors du passage de
France Télécom et du statut d’entreprise publique à entreprise privée (de 2005
à 2010).
Il assure avoir vu une
amélioration avec Stéphane Richard, qui a succédé à Didier Lombard jusqu’en
2022. Le directeur des ressources humaines de l’époque, Bruno Mettling, avait
mis en place un pôle de médiation pour désamorcer les conflits. « Cela
permettait aux parties de s’exprimer. Le médiateur avait pour objectif de
comprendre les faits », estime Sébastien Crozier. Il avait notamment
réussi à traiter un grand nombre de cas de harcèlement moral issus de l’ère
Lombard.
Aujourd’hui, Orange dispose
d’un « pôle des affaires complexes », chargé des enquêtes sur les
questions de probité, rattaché à l’audit, et d’un pôle HSVT (harcèlement,
sexisme, violence au travail), rattaché aux ressources humaines, où les enquêtes
sont menées par un « binôme d’investigateurs RH », selon
l’entreprise.
Comme toutes les grandes
entreprises, Orange dispose d’un outil de signalement, Hello Ethics. Mais
Sébastien Crozier, en conflit avec la direction actuelle depuis plusieurs
années, assure que ce système est parfois utilisé contre les salariés jugés
dérangeants ou ayant signalé leur hiérarchie. Il raconte le cas de deux
salariés qui ont lancé une alerte pour danger grave et imminent. « Le
manager, pour se venger, lance un Hello Ethics et fait conduire une enquête sur
eux ».
Lui-même dit avoir subi
plusieurs enquêtes internes. « Mes frais ont été passés en revue, pour
voir si on pouvait me coincer dessus. J’ai été plusieurs fois sous le coup
d’enquêtes officieuses. Quand cela n’aboutit pas, ils ne le disent pas ». Orange,
qui refuse de commenter les cas particuliers, confirme ne pas mettre au courant
les personnes faisant l’objet d’un début d’enquête, si celle-ci conclut à leur
innocence sans avoir à les entendre.
Selon L’Informé, plus
de dix signalements ont visé le responsable syndical en 2024, déclenchant
l’ouverture d’une enquête interne pour des « propos humiliants et
vexatoires tenus en public contre des collègues ». Sébastien Crozier écope
d’un avertissement disciplinaire. Lui assure que les signalements ont été instrumentalisés,
et surtout, que les plaintes concernent l’activité syndicale, et que
l’entreprise ne peut donc pas intervenir sur ce sujet.
Selon l’avocat Blaise
Deltombe, associé du cabinet Joffe & Associés, « Dans la mesure où
le conflit concernerait un conflit au sein d’une organisation syndicale ou
entre organisations syndicales, l’employeur n’est plus concerné et n’a pas de
raison d’intervenir, sauf à ce que le conflit dégénère d’une manière qui ait
des répercussions sur la vie au sein de l’entreprise ».
Sébastien Crozier accuse aussi
la direction de mener certaines enquêtes internes sans interroger les personnes
mises en cause. La direction d’Orange, de son côté, assure proposer
systématiquement aux salariés mis en cause d’être entendus, accompagnés s’ils
le souhaitent d’un représentant du personnel.
Sébastien Crozier a lui-même refusé
de se rendre à son entretien. Selon lui, l’enquête était menée par un cabinet
externe, qu’il considère aux ordres d’Orange. Il soutient que ces cabinets sont
à charge et sans contradictoire dans les enquêtes contre les représentants
syndicaux, et minimisent au contraire les faits dans les enquêtes contre
l’équipe dirigeante. « Un DRH est renvoyé en correctionnelle en fin
d’année pour agression sexuelle sur quatre jeunes femmes. Le cabinet externe
avait minimisé les faits, parce que toute la hiérarchie avait couvert
l’affaire. Il n’y avait pas eu de sanction ».
Orange assure de son côté que
le recours aux cabinets externes se fait en cas de risque de partialité, pour
avoir plus de recul. Le groupe déclare suivre dans tous les cas ses procédures
internes, documentées notamment dans des guides, et travailler avec des
cabinets aux méthodes compatibles avec ses attentes.
« Ils ont construit un dossier à
charge »
Sébastien Crozier cite encore
le cas d’un ancien cadre exécutif, licencié pour faute grave après une enquête interne,
lancée selon parce que ce cadre aurait « dénoncé des faits délictuels
de son supérieur hiérarchique. Ils ont construit un dossier à charge ». Cet
ancien salarié, Pierre*, accusait en effet son supérieur d’insultes antisémites
et d’utilisation de fonds d’Orange pour payer des soirées privées, et estime
l’enquête à l’encontre de son supérieur biaisée.
Selon lui, l’enquête le
concernant a commencé en novembre 2020 – bien que l’entreprise assure quant à
elle à l’inspection du travail, contactée puisqu’il s’agit d’un salarié
protégé, qu’elle n’a commencé qu’en janvier 2021. Il y voit une dissimulation
de son maintien en poste huit mois après le début de l’enquête, qu’il considère
décrédibiliser la faute grave invoquée pour le licencier.
Le cadre assure que les
entretiens ont débuté avant qu’il ne soit mis au courant de la procédure. De
son côté, Orange précise que les salariés mis en cause sont systématiquement
mis au courant d’une enquête les concernant, mais pas nécessairement en début
d’enquête.
Pierre se plaint que les
comptes-rendus d’entretien ne soient que des synthèses et pas des verbatim, que
certains soient « caviardés, avec seulement des morceaux choisis »,
sans les noms des témoins. Rien n’oblige toutefois une entreprise à transmettre
l’ensemble des entretiens à la personne mise en cause – les avocats
recommandent même plutôt l’inverse. Orange confirme d’ailleurs faire une synthèse
aux parties prenantes en conservant l’anonymat des témoins et sans diffuser les
comptes-rendus.
Mais dans ce cas précis, en
tant que salarié protégé, toutes les pièces sur lesquelles s’appuient le
licenciement doivent être communiquées à l’inspection du travail, « et
le salarié a alors effectivement accès aux comptes rendus que l’employeur ne
lui a pas remis directement, souligne Blaise Deltombe. La question qui
se pose est celle de déterminer si l’employeur peut anonymiser les comptes-rendus
et la réponse semble positive sous réserve de justifier d’une raison objective :
secret médical, secret des affaires, risque de porter préjudice à la personne
concernée », détaille l’avocat.
Pierre est finalement entendu
courant janvier sur ses frais, mais aussi sur une liaison avec une N-1 et ses
pratiques managériales, alors qu’il pensait n’être entendu que sur le premier
sujet. Il assure que ne sont retenus que la liaison et des erreurs minimes sur
les frais. Une deuxième convocation est programmée, loin de chez lui, en plein
confinement. Malgré une infection du covid, il est convoqué à un deuxième entretien.
La procédure de licenciement est enclenchée quatre heures plus tard. Le cadre
conteste son licenciement, gagne devant la justice administrative en première
et seconde instance, mais Orange se pourvoit en cassation devant le Conseil
d’Etat.
Sexisme d’ambiance : enquête réussie mais
complexe chez Canal +
De l’autre côté de la
barrière, en tant qu’élu du personnel, Michel Valleix, salarié de Canal +, secrétaire
général du syndicat Plus Libres, membre de la commission santé, sécurité et
conditions de travail (CSSCT) et secrétaire du comité social et économique (CSE),
a quant à lui été associé au déroulement d’une enquête. Le son de cloche est
plutôt positif.
Au sein du groupe, le système
d’enquête interne est paritaire : un représentant syndical enquête en
binôme avec un représentant des ressources humaines, supervisé par la CSSCT. Une
dizaine d’enquêtes ont été menées depuis sa mise en place en 2020. Quand une
enquête est lancée, un enquêteur est désigné par la direction RH et un autre
par la CSSCT, le plus éloigné possible des personnes concernées.
« Les personnes ne
s’expriment pas de la même façon face à un représentant du personnel ou de la
direction », et encore différemment face aux deux en même temps, témoigne
Michel Valleix. Il rapporte que le fait de travailler à deux a été utile tout
au long de l’enquête, les échanges entre enquêteurs aidant à prendre du recul
sur des entretiens parfois tendus.
Les enquêteurs reçoivent un
« kit » de conseils, notamment pour les entretiens. Avant les
entretiens, Michel Valleix explique qu’il a pris le temps, avec sa binôme RH,
de définir « les questions qui aideraient au mieux à cerner le
sexisme d’ambiance ». Les enquêteurs entendent en duo toutes les
personnes concernées. Celles-ci peuvent annoter leur compte-rendu, et
solliciter un soutien psychologique, y compris la personne mise en cause.
Si le syndicaliste estime que
son enquête s’est bien déroulée, cette dernière a été complexe, de par « une
grande défense des mis en cause entre eux, un comportement clanique ». Il a
entendu quasiment tout le service, avec des témoignages contradictoires.
L’enquête de Michel Valleix a
conclu à la présence réelle d’un sexisme d’ambiance. Les enquêteurs ont aussi
préconisé des actions sur l’organisation du service pour que les faits cessent définitivement.
A la suite de cette enquête, des sanctions ont été prises, et certaines
préconisations suivies.
Michel Valleix estime
toutefois qu’il faudrait renforcer la formation, par des professionnels de
l’enquête, des salariés impliqués dans le déroulement de l’enquête, notamment
sur l’attitude à adopter. « Cela n’a pas été dérangeant dans la
conduite des interviews, mais parfois je me suis posé la question : est-ce
que je relance ou pas ? ».
Le représentant syndical est par
ailleurs convaincu que les cas complexes seraient mieux traités par des
enquêteurs professionnels, nécessairement mieux formés que les équipes RH et
syndicales.
Chez Canal +, un bilan doit être
organisé en septembre. Objectif : savoir comment l’ensemble des enquêteurs
ont vécu les enquêtes menées et remonter les difficultés. Une formation est par
ailleurs prévue pour tous les acteurs susceptibles de mener des enquêtes –
ressources humaines et élus de la CSSCT.
Aude
David
* Le prénom a été modifié