En présence de Cédric O, secrétaire d’État
chargé de la transition numérique et des communications électroniques, cette
matinée du Forum Fintech organisée conjointement par l’ACPR et l’AMF, à la Banque de France, le 11 octobre dernier, proposait deux tables
rondes : « Les crypto-actifs au défi de la régulation européenne » et
« Cloud et cybersécurité, nouvelles priorités réglementaires ? » Le JSS s’est arrêté sur la première table ronde
animée par Olivier Fliche, directeur du pôle fintech-innovation de l’ACPR.
Pour Robert
Ophèle, sous-gouverneur de la Banque de France et président de l’AMF « la réglementation ne doit pas être la ligne
Maginot qui est là pour protéger des acteurs établis ». Elle porte un gage
de confiance indispensable à l’épanouissement des innovations. Ensemble, la
réglementation et l’innovation partagent une relation complexe, régulièrement
revisitée au gré des conjonctures. La pandémie, en particulier, a précipité
quantité de processus vers des technologies qui nécessitent justement un
encadrement.
Robert Ophèle, président de l'AMF
Le projet européen
Pour Jérôme
Reboul, secrétaire général adjoint en charge de la direction de la régulation
et des affaires internationales de l’AMF, il est plus que temps que les
Européens s’accordent sur un texte pour construire une régulation face à la
volatilité du cours du bitcoin et au foisonnement des start-ups. Compte
tenu de l’urgence, les discussions sur le projet MiCA (Markets in Crypto
Assets) se déroulent bien et elles esquissent un cadre qui satisfait l’essentiel
des souhaits de l’AMF. Tout de même, note le secrétaire général, beaucoup de
temps a été consacré aux stablecoins, dont les caractéristiques sont
monétaires, négligeant les autres coins intéressants. Des aspects
importants peu discutés au niveau du conseil mériteraient d’être retravaillés.
L’AMF regrette aussi que le choix n’ait pas été fait de confier à l’European Securities and Markets Authority
(ESMA) une compétence sur l’ensemble des crypto-actifs. La persistance
d’autorités nationales face à un régime qui emporte un passeport est une
promesse de divergences en termes de pratiques de supervision. Le conseil a
conclu que pour ces stablecoins à portée monétaire, il fallait une
compétence de la BCE. Ensuite, les avis divergent sur la question de
l’introduction d’un visa avant l’émission d’un token. Le texte ne le prévoit
pas actuellement au profit d’une simple notification. Pourtant, l’introduire
garantirait un niveau de sécurité tant pour l’investisseur que pour l’émetteur.
Ce serait élever le niveau de confiance. S’agissant de la river
sollicitation, il existe des exemples concrets dans l’indus trie de
la gestion de fonds qui ont recours à des dépositaires conservateurs situés
dans des pays tiers. Ces entités domiciliées hors périmètre doivent-elles être
captées par la réglementation européenne ? À ce stade de lecture de MiCA, la
réponse est négative.
Le choix
affirmé d’un cadre réglementaire propre aux crypto-actifs est un progrès pour
Faustine Fleuret, présidente de l’association pour le développement des actifs
numériques (ADAN). Les crypto-actifs sont consacrés comme une nouvelle
catégorie qui n’est pas absorbée par une réglementation antérieure. La France
est plutôt en avance en matière de législation. Nos entrepreneurs en ont déjà
la culture alors que nos voisins ne se montrent pas nécessairement aussi
vertueux. Un cadre harmonisé apparaît comme une bonne nouvelle. En 2017, les
marchés proposaient beaucoup de produits qui n’inspiraient pas la confiance et
généraient des fraudes. Le nouvel outil structure le marché de façon saine et
restaure la confiance. MiCA offre globalement une avancée, demeurent néanmoins
quelques défis à relever dans le cadre des discussions en cours. S’agissant des
stablecoins, le cadre conçu suscite des craintes relatives au Libra
de Facebook. Les critères de seuils stricts pour définir le stablecoin
significant en témoignent. Les seuils visent tous les stablecoins
comme s’ils s’apparentaient tous à Libra, or c’est faux. Libra,
désormais Diem, ne ressemble pas du tout à l’écosystème créé par les émergents catalyseurs d’innovation. Prendre Libra pour modèle de
référence a abouti à construire un cadre important, disproportionné pour des
acteurs juste éclos. La rédaction du texte assez floue laisse penser que la DeFi (Decentralized
Finance) ou les stablecoins décentralisés obéissent à MiCA. Or ses
règles ne sont pas adaptées aux applications sans entité légale clairement
identifiée. Ainsi, pour le régime stablecoin, il faut être soit un
établissement électronique, soit un établissement de crédit pour pouvoir
émettre. Concrètement, un stablecoin
comme le Diem sera interdit en Europe. Toutefois, personne ne le souhaite pour
notre écosystème, sachant que dans le marché mondial des stablecoins, 99 % sont liés au dollar. Le corolaire, c’est que nous
devons rattraper notre retard pour ne pas, à terme, dépendre uniquement de
moyens d’échanges en dollar pour nos innovations. Enfin, les règles
encouragent surtout les praticiens déjà établis à se lancer dans les marchés de
crypto-actifs. Elles ne tiennent pas suffisamment compte de pionniers inconnus
qui inventent vraiment pour le secteur. Le risque est que les jeunes pousses ne
puissent pas participer à la construction des marchés de crypto-actifs de
demain. Or si c’est sans elles, est-ce que les bâtisseurs seront les
institutions financières et bancaires ? Peut-être. Est-ce que ce seront
les bigtechs
? Certainement.
À nous
d’intégrer dans les textes les règles utiles à la compétitivité de l’industrie
européenne en gestation qui ne demande qu’à voir le jour.Tandis que MiCA traite des crypto-actifs qui ne sont pas des
instruments financiers, le régime pilote, lui, s’applique à toutes les
activités sur ses crypto-actifs qualifiés d’instruments financiers. Son
principe consiste à établir un espace affranchi des obstacles réglementaires
dits irritants, cela afin de voir comment l’industrie se développe sous
conditions et sous une supervision. S’agissant des obstacles, selon les études
menées, le marché primaire des security token ne posait pas de problème.
En revanche, pour le développement du marché secondaire, apparaissaient des
incompatibilités de règlements qui stoppaient des volontés au stade primaire. Le Laboratoire numérique
européen et le régime pilote de la Commission européenne semblent les meilleurs
outils pour dessiner un cadre à long terme ad-hoc pour les marchés
financiers tokenisés. Le régime pilote n’est pas ouvert aux nouveaux entrants,
souligne Faustine Fleuret. Ceux-ci souhaitent bénéficier d’exemptions
aux directives MIF (Marchés d’instruments financiers) et à la CSDR (Central
Securities Depositary Regulation) qui empêchent le développement des marchés
secondaires de security tokens. Pour être admissible, il faut déjà être soit un établissement de crédit, soit une entreprise d’investissement, soit
un dépositaire central (CSD). En fait, le texte demande d’avoir déjà un statut
pour ensuite déroger aux règles qui bloquent, sachant que ceux qui veulent
porter leur création sur ces marchés sont justement nouveaux et sans statut. En
l’état, le régime pilote ne pourrait pas être utilisé par ces sociétés-là. Par
ailleurs, dans le régime
pilote, l’accent est porté sur les
technologies propriétaires, l’impression est même donnée qu’on ne pourrait pas
fonder ces marchés sur des réseaux ouverts, or l’innovation s’y produit
souvent. Dommage, puisque les réseaux ouverts garantissent traçabilité,
transparence, interopérabilité, etc. En conséquence, il faudrait que la
rédaction du régime pilote n’interdise pas le déploiement de ces applications
financières sur les réseaux
ouverts. Par ailleurs, le règlement des transactions financières devrait
arriver d’ici cinq ans, c’est très loin. Enfin, les praticiens aimeraient
pouvoir aussi se reposer sur les stablecoins
oraux pour les marchés de security tokens.
Le
régime envisagé va permettre de tester et d’expérimenter. L’AMF avait
effectivement identifié des obstacles réglementaires et le régime pilote de ce
point de vue-là apporte une première réponse, un cadre adapté à une vague
d’expérimentation. Les points d’attention de l’AMF sur ce texte se scindent en
deux axes principaux, explique Jérôme Reboul. Le premier est de tirer le
meilleur parti de cette phase de laboratoire, notamment sur l’impact du niveau
des seuils inscrits dans le texte. Une population plus large d’émetteurs
devrait pouvoir bénéficier du régime, ce qui signifie de revoir à la hausse
lesdits seuils. Le deuxième axe est celui de la réalité de l’espace ouvert pour
l’expérimentation. Il renvoie à au moins deux sujets. D’abord, les autorités
doivent s’assurer qu’il y ait une sortie ordonnée possible du régime pilote. La
sortie ordonnée vers des fonctionnements de marché plus classique doit
s’anticiper suffisamment tôt. Il ne faut pas non plus que ce soit une
condition d’entrer dans le régime qui ouvrirait aux acteurs traditionnels la
possibilité de scléroser l’expérimentation. Ensuite, serait utile la création
d’une monnaie digitale de banques centrales dont le cas d’usage pour la chaîne
titre ne fait absolument aucun doute. Il se trouve qu’elle n’est pas encore
disponible. En l’attendant, dans un premier temps, les monnaies commerciales
serviront.
Indépendance ou concentration
Exaion, filiale du groupe EDF, est actif dans le domaine de la blockchain.
Pourquoi le groupe EDF s’est-il lancé dans ce secteur ? La blockchain a une faille majeure. Un
grand groupe peut se positionner sur la dimension infrastructurelle de la blockchain.
Les problèmes portent sur différents points, explique Fatih Balyeli, président
d’Exaion : l’impact carbone de
l’activité ; la surconcentration du
marché entre les mains de quelques intermédiaires en opposition avec la logique
décentralisatrice du concept ; l’absence de tiers de confiance parmi les prestataires de services dans
cette industrie. Exaion est à même de répondre à ces trois lacunes, en tant
qu’acteur énergétique décarboné grâce au nucléaire et au renouvelable, en tant
qu’intermédiaire de confiance dans un univers qui en manque de façon criante,
et enfin en tant que réseau européen de moyens
décentralisés ca pable de rivaliser dans une concurrence
internationale dure. Aujourd’hui, les
Américains et les Asiatiques s’ingénient à prendre, comme avec le cloud,
tout le système de gestion des infrastructures de la blockchain, et par
conséquent toutes les affaires qui en découlent. Exaion couvre les trois
couches de la blockchain. La première est la couche protocolaire (bitcoin,
ethereum). La deuxième est la couche intermédiaire, celle des
infrastructures. La troisième est la couche haute, celle des applications
conçues pour les cas d’usages. Avant Exaion, quand un grand groupe voulait
mettre en place un protocole, il passait par des acteurs en général étrangers
eux-mêmes affiliés à des créateurs de protocole. Par exemple, avec Ethereum,
les transactions sont décidées et validées par « consensus ». Une fois le
protocole choisi pour un projet, il lui faut une infrastructure de diffusion sécurisée et robuste. Là aussi, les méga fournisseurs étrangers (GAFA, BATX,
INFURA…) s’imposent. En conséquence, beaucoup de projets se sont arrêtés au moment de la
recherche, car aux yeux de leurs instigateurs, trop d’intermédiaires
intervenaient, souvent basés à l’autre bout du monde. L’idée d’Exaion est donc
de couvrir l’intégralité du besoin : protocole, infrastructure, développement et intégration. Détail crucial,
Exaion est économiquement indépendant des fournisseurs de protocole et
conseille à ses clients le plus efficace, pas le plus rentable pour lui-même.
Du point de vue opérationnel, Fatih Balyeli pense que le manque d’interopérabilité
entre les différents protocoles freine les expansions. Aujourd’hui, la
troisième génération de blockchain est arrivée, celle du smart
contract, du système peu énergivore et dit-on de l’interopérabilité. Dans
les faits, celle-ci laisse à désirer. Le risque de se retrouver piégé dans un
protocole ancien sans issue ni futur existe. Typiquement, l’usage de protocoles
de première ou de deuxième génération exclusifs peut paradoxalement bloquer
l’évolution d’un outil à l’origine né pour moderniser un usage. Le danger de
concentration de gestion des infrastructures liées à la blockchain n’est
pas à négliger non plus. L’Europe occupe peu le Cloud. Maintenant, il
est urgent de participer à la course de la blockchain et de ne pas
laisser les majeurs du Net centraliser toute la gestion des data sur leurs équipements, insiste le PDG. En
novembre 2020, le réseau Infura est tombé. Les détenteurs d’Ethereum ne
pouvaient pas faire d’échanges. Suite à un tel épisode, chacun se demande pourquoi passer par la blockchain
pour décentraliser un cas d’usage si in fine tout dépend des moyens
concentrés d’un unique fournisseur vulnérable ? Exaion propose des
solutions déjà sur le marché de gestion d’infrastructures pour la blockchain.
La société ne se positionne pas en concurrent des géants du Net. Elle va
jusqu’au bout de la logique de décentralisation sécurisée, offrant un nœud
indépendant en Europe.
La
concentration présente d’autres dangers, remarque Faustine Fleuret. Favoriser
le déploiement de réseaux privés au détriment de réseaux publics réduit
l’interopérabilité et la liquidité. Rappelons que la technologie n’a qu’une
dizaine d’années et que toutes les solutions ne sont pas encore en place en
matière d’interopérabilité, de scalabilité, etc. N éanmoins, des ponts ont été construits entre différents
réseaux ouverts. Les bitcoins sont par exemple utilisables sur la blockchain
Ethereum. Si le régime pilote reste sur les technologies propriétaires, cela
présentera un risque important pour la liquidité. Observons que sur les marchés
de stablecoins, 99 % sont en dollars.
Nous avons besoin d’en acquérir une part, notamment pour le développement des
applications de finance décentralisée. À propos de la LCBFT (Lutte contre le
blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme), le paquet de la
commission européenne paru en juillet comporte quatre textes qui révisent le
cadre actuel, comme les acteurs soumis à MiCA. Il n’existe toujours pas de
solution technique qui permette la mise en place de la travel rule (traçabilité des transactions). Les rares initiatives
la concernant sont américaines, suisses, asiatiques. L’UE est absente. Le
risque est que l’auteur qui en déploiera le standard en détienne également le
monopole.
La finance décentralisée suit une
croissance exponentielle. Concrètement, ce sont tous les services communs
(échanges, assurance, prêt…) rendus par des smart
contracts. Les notions de traçabilité, transparence, interopérabilité,
composabilité y sont exacerbées. Attention à ne pas concevoir une
réglementation prématurée qui entrave le développement de cet univers et à ne
pas chercher non plus à lui appliquer un modèle dupliqué sur celui de la
finance centralisée. Les créateurs des applications décentralisées face à
l’incertitude réglementaire sont dans la retenue. Ils attendent un horizon clair.
La DeFi, les stablecoins, les applications décentralisées justifient un autre
texte que MiCA avec son propre calendrier qui favorise l’innovation et son
déploiement. L’objectif de la réglementation de la
finance décentralisée consiste à fournir aux opérateurs un environnement
fiable. Evidemment, MiCA n’est pas adapté, estime
Jérôme Reboul. Il est limité aux émetteurs de crypto-actifs non qualifiés d’instruments financiers. Or, l’univers de la
finance décentralisée est beaucoup plus large et interroge même la notion de
limite entre financier et non financier. Les jetons non fongibles par exemple
se situent-ils dans le périmètre financier ou commercial ?
C2M