Depuis 2009, Droit Pluriel, association reconnue d'intérêt général
en 2019, œuvre pour rendre le droit et la justice accessibles à tous. En
juillet dernier, le garde des Sceaux avait lui-même déclaré ne pouvoir « tolérer que, dans notre pays, il soit plus difficile
pour une personne handicapée d'avoir accès à la justice ».
Lancée et dirigée par Anne-Sarah Kertudo et présidée par Fabienne
Servan-Schreiber, l’association agit, depuis ses locaux à Montreuil (93), en
faveur d’une justice plus inclusive.
Le handicap
constitue-t-il un frein à l’accès au droit et à la justice ? C’est la
question que s’est posée comme point de départ Droit Pluriel, association qui
agit depuis 2009 en faveur de l’accès au droit pour tous. Pour y répondre, elle a
initialement établi un état des lieux, tant auprès des professionnels du droit
que des personnes en situation de handicap. Premier constat : de manière
générale, les personnes handicapées sont absentes des maisons de justice, des
tribunaux, des cabinets d’avocats, des études notariales ou encore des hôtels
de police. Pourquoi ? Ont-elles moins de raisons de faire appel à la
justice ? Ne travaillent-elles pas ? Ne divorcent-elles pas ?
N’héritent-elles pas ? Ne sont-elles pas victimes ? La situation a de
quoi questionner, surtout quand on sait que la discrimination liée au handicap
était, en 2018, la première cause de saisine du Défenseur des droits.
Une réponse matérielle inadaptée
Face à
cette désertification, Droit Pluriel s’est plus précisément questionnée quant à
l’accessibilité des lieux de justice : les tribunaux et les salles
d’audience sont-ils accessibles aux personnes en fauteuil roulant ? Les
documents juridiques peuvent-ils facilement être lus par une personne
non-voyante ? Les hôtels de police sont-ils équipés pour acueillir des
personnes sourdes ?
Dans les
faits, l’inaccessibilité matérielle demeure le premier frein. Pourtant, en matière
d’insertion des personnes en situation de handicap, on ne peut pas dire que
rien n’a été fait, reconnaît la directrice de l’association, Anne-Sarah
Kertudo. Des rampes d'accès pour personnes en fauteuil roulant sont par exemple
plus fréquemment installées. « Un investissement utile »,
note-t-elle,
mais qui demeure « largement insuffisant ». En effet,
650 000 personnes sont en fauteuil, quand 1,7 million de personnes sont
concernées par un handicap visuel et 5,4 millions par un handicap auditif. Rappelons en outre que
depuis la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la
citoyenneté des personnes handicapées, « Toute personne handicapée a
droit à la solidarité de l'ensemble de la collectivité nationale, qui lui
garantit, en vertu de cette obligation, l'accès aux droits fondamentaux
reconnus à tous les citoyens ainsi que le plein exercice de sa
citoyenneté » (article L. 114-1du Code de l'action sociale et des familles). Pourtant, en 2015 « Seuls 15 %
des établissements relevant du public étaient (…) aux normes », relève le site Justifit1.
Le handicap, un « droit
spécifique » ?
De ce service inadapté naît une
réelle frustration de la part des personnes en situation de handicap, qui se
sentent trop régulièrement exclues des lieux de justice, mises à l’écart, voire
illégitimes : « Trop souvent considérées comme “sujets de
soin” et non “sujets de droit”, elles finissent tout simplement par
s’autocensurer, estimant que ces services ne sont pas pour elles » regrette
Anne-Sarah Kertudo.
Cette dernière observe également
que lorsqu’elles ont des questions d’ordre juridique, les personnes en
situation de handicap ont davantage tendance à demander conseil aux
associations spécialisées ou aux travailleurs sociaux, des services qui ne sont
pourtant pas compétents en la matière. Ce qui s’explique en grande partie du
fait que le désengagement des professionnels du droit : « Les
professions du droit considèrent que le handicap est un droit spécifique,
délégué aux associations. Ce serait une niche du droit, comme un droit
particulier », se désole la directrice de Droit Pluriel.
Entre
malaise et ignorance
La
directrice de Droit Pluriel note également le malaise des professions
juridiques : « en situation, les professionnels sont perdus »,
constate-t-elle ; un embarras principalement dû à un manque de connaissance.
Aussi, il n’est pas rare que les personnes atteintes de handicap soient mal
orientées, mal conseillées par les professionnels du droit eux-mêmes.
Dans une étude
notariale, pour commencer : lors d’un rendez-vous pour une signature,
certains notaires exigent parfois aux personnes non-voyantes d’être
accompagnées de témoins (deux personnes qui ne seraient ni de la famille des
intéressées, ni concernées par l’affaire, ce qui tend à complexifier encore
davantage la chose), alors que cette précaution n’est « absolument pas
nécessaire ».
Autre
exemple, à l’hôtel de police, où il est fréquemment demandé aux personnes
sourdes de revenir avec un interprète pour pouvoir enregistrer leur plainte. Le
Code de procédure (articles 63-1, 102, 121, 345 et 408) permet en effet à toute personne
atteinte de surdité d'être assistée, aux différents stades de la procédure, par
un dispositif technique, un interprète ou toute personne qualifiée ; et
selon l’article R. 93-1 du Code de procédure pénale, la rémunération
et les indemnités des interprètes sont prises en charge par le Trésor public au
titre des frais de justice. Pourtant, dans les faits, les frais de vacation
s’élevant à une centaine d’euros sont très majoritairement à la charge de la
personne handicapée. Une inégalité de traitement du justiciable encore une fois
liée à une méconnaissance générale qu’Anne-Sarah Kertudo dénonce fermement.
Un réel
manque de formation
Le problème
n’est donc pas forcément toujours d’ordre matériel, mais relève également de
l’humain. Preuve en est dans les lieux de justice accueillant du public, où des
dispositifs visant à faciliter l’accueil des personnes malentendantes ont été
installés ; parmi eux, un outil destiné aux malentendants permettant de
transférer le son de l’interphone directement au niveau de l’appareil auditif
de l’usager. Un service cependant incomplet, puisque le personnel d’accueil ne
sait que très rarement l’utiliser – quand il a connaissance de son existence.
La directrice de Droit Pluriel, qui parle d’un « effort avorté »,
estime que le gouvernement tendrait davantage à se cacher derrière ces
initiatives pour « cocher des cases », sans porter un
réel désir de changement.
Aussi, selon
elle, « Le nœud du problème reste le manque de formation ».
Pour répondre à ces injustices, l’association entend donc agir sur
l’enseignement : via le CNB, les avocats ont désormais voté pour la
formation obligatoire de la profession en matière de handicap, et Droit Pluriel
intervient également à l’ENM ; un premier pas vers une évolution bien
lente, craint Anne-Sarah Kertudo, mais qui a le mérite d’être enclenchée.
Faciliter l'accès au droit et à la justice
D’autres outils en faveur de l’accès
au droit des personnes handicapées ont déjà été mis en place, à commencer par
la mallette pédagogique lancée le 22 juillet
dernier. Réalisée par Droit Pluriel, en partenariat avec le ministère de la
Justice, le Défenseur des droits, l’École nationale de la magistrature, le
Conseil national des barreaux, la Chambre nationale des commissaires de justice
et la Fédération nationale des associations de conciliateurs de justice, cette
mallette a été diffusée auprès des professionnels du droit (magistrats, greffiers,
acteurs de l’accès au droit, conciliateurs de justice, avocats, commissaires de
justice). Se composant d’un guide pratique, d’un manuel et de vidéos illustrant
des situations entre professionnels du droit et personnes handicapées, elle a
vocation à offrir aux professions juridiques une meilleure connaissance des
différentes situations de handicap, en particulier lorsqu’il est mal connu ou
invisible (autisme, par exemple), mais également à les informer du comportement
à adopter face aux difficultés inhérentes à chaque handicap. « Nous ne
pouvons pas tolérer que, dans notre pays, il soit plus difficile pour une
personne handicapée d'avoir accès à la justice, pourtant gardienne des libertés
individuelles », a ainsi déclaré le ministre de la Justice Éric
Dupond-Moretti lors de son lancement.
Autre exemple : en mars
2020, pour freiner la propagation du virus, l’État avait mis en place un
certain nombre de mesures, pas toujours adaptées aux personnes handicapées :
les personnes non-voyantes se sont inquiétées quant à la forme de leur
autorisation de sortie, devenue le Graal pour effectuer le moindre déplacement,
quand les personnes sourdes lisant sur les lèvres se sont senties désemparées
face à la généralisation des masques. « Pour répondre à ce vent de panique,
Droit Pluriel a lancé la première permanence dématérialisée, 100 %
accessible et gratuite », explique la directrice de Droit Pluriel. Un
service devenu pérenne aujourd’hui, sous l’appellation d’ « Agir
Handicap ». Dans ce cadre, l’association travaille avec des juristes, en
interne, mais aussi avec un réseau d’une centaine d’avocats bénévoles formés et
présents sur tout le territoire, qui traitent la question d’un justiciable par
semaine, par téléphone ou par écrit. Actuellement, elle est d’ailleurs toujours
à la recherche d’avocats bénévoles pour enrichir son réseau.
Favoriser la
rencontre
"Nous n'avons pas pour vocation à fournir un service spécifique destiné qu'aux personnes en situation de handicap, pointe la fondatrice de Droit Pluriel, mais la demande est là, alors on s'adapte". Et Anne-Sarah Kertudo sait de quoi elle parle : en 2002, c'est elle qui avait ouvert la première permanence juridique en lange des signes, à la Mairie de Paris. Ce genre de service reste cependant très marginal ; si un autre centre avait ouvert à Lille, ce dernier a depuis fermé ses portes, faute de visiteurs. Car encore faut-il que les personnes sourdes aient connaissance de cette permanence... C'est à ce titre et pour favoriser l'accès aux publics concernées que Droit pluriel travaille actuellement à la création d'une application mobile répertoriant les niveaux d'accessibilité de tous les lieux de justice. En vue de son lancement prochain, l’association mène actuellement un large travail de recensement sur tout le territoire. "Il y a en effet assez peu de lieux proposant un servie en lange des signes, mais il faut absolument faire connaître ceux qui ont le mérite d'exister" déclare à ce sujet la fondatrice de l'association. C'est pourquoi est menée en parallèle une action auprès des publics concernés : "Il faut que les personnes handicapées trouvent confiance pour aller dans les lieux de justice et créer cette rencontre", souligne Anne-Sarah Kertudo.
D’autres
actions à venir
Et les
chantiers en cours sont encore nombreux ! Droit Pluriel est actuellement
engagée dans la formation à la citoyenneté de la jeunesse aveugle et
malvoyante : « Il s’agit d’un projet de sensibilisation pour
convaincre ces jeunes que l’égalité de traitement leur est due »,
explique Anne-Sarah Kertudo. Elle a aussi débuté un chantier avec l’APHP
portant sur l’hospitalisation psychiatrique sans consentement (qui représente
plus d’individus que de personnes incarcérées chaque année). « Nous
avons également pour projet de former les associations féministes à la
situation des femmes en situation de handicap », poursuit-elle,
rappelant que quatre femmes handicapées sur cinq ont déjà été victimes de
violences.
Une diversité de projets que
l’association mène de front, espérant recueillir le soutien des pouvoirs
publics : « Nous travaillons en lien avec la ministre chargée des
Personnes handicapées, Sophie Cluzel, mais nous savons que sa marge de manœuvre
est délicate. Nous espérons ainsi que notre voix sera entendue, notamment
auprès du ministère de la Justice, afin de garantir l’accès au droit et à la
justice, pour tous ! », martèle Anne-Sarah Kertudo.
1)
Site de mise en relation entre particuliers, professionnels et avocats.
Constance Périn