Alors que la législation s’est
encore durcie récemment à l’égard des femmes, l’avocate afghane Raana Habibi, réfugiée
en France depuis l’arrivée au pouvoir des talibans il y a trois ans, exprime sa
peur et son impuissance face à la régression à l’œuvre dans son pays. « Les
talibans cherchent à exclure les femmes de la sphère publique », alerte-t-elle.
JSS : La dernière loi
promulguée en Afghanistan, qui interdit notamment aux femmes de parler ou de
montrer leur visage en public, suscite l’épouvante en Occident. Pourquoi ce
durcissement de la législation ? Quel message les talibans envoient-ils avec
ces nouvelles mesures ?
Raana Habibi :
Cette loi, qui impose des restrictions sévères aux femmes, notamment
l'interdiction de parler en public ou de montrer leur visage, reflète une
politique de contrôle et de répression accrue de la part des talibans. Ce
durcissement est motivé par une volonté de renforcer leur autorité et de
maintenir un régime très conservateur, en cohérence avec leur interprétation
stricte de la loi islamique.
En imposant de telles
restrictions, les talibans cherchent à marquer leur pouvoir et à exclure les
femmes de la sphère publique, tout en affirmant leur idéologie radicale. De
plus, les hommes n'y participent pas toujours. Certes, la société afghane est
patriarcale, mais la plupart des hommes instruits ont peur des talibans et des
menaces qu’ils représentent.
JSS : Vous
êtes aujourd’hui réfugiée en France depuis plusieurs années, mais vous avez
encore de la famille, des proches sur place. Quelles sont les réactions des
femmes et même des hommes face au rigorisme qui s’intensifie ? Comment
vous-même vivez-vous ces régressions ?
R.H. :
Les réactions en Afghanistan sont variées, mais généralement marquées par la
frustration et l'anxiété. Les femmes expriment une profonde inquiétude pour
leur avenir et leurs droits. De nombreuses manifestations ont eu lieu pour
protester contre ces nouvelles restrictions. Les hommes aussi, notamment ceux
qui soutiennent les droits des femmes, sont préoccupés par l'impact de ces
politiques sur leurs proches et la société en général.
Pour moi, vivre cette
régression est extrêmement douloureux. En tant que réfugiée, je ressens une
profonde tristesse et une impuissance face à la détérioration des conditions de
vie pour mes proches restés sur place.
JSS : L’ONU
a qualifié la nouvelle loi d’intolérable et a réclamé son abrogation.
Toutefois, en pratique, la communauté internationale se borne à s’indigner.
Pourquoi une telle inertie ? Quelles mesures pourraient être mises en
place pour venir en aide à ces femmes et à ces filles ?
R.H. :
L'inaction de la communauté internationale peut s'expliquer par des
considérations politiques, économiques ou stratégiques. La réaction se limite
souvent à des condamnations verbales plutôt qu'à des actions concrètes, en
partie à cause des défis liés à l'intervention directe et aux relations
diplomatiques complexes.
Pour soutenir efficacement
les femmes afghanes, il serait crucial d'envisager des mesures telles que des
sanctions ciblées contre les responsables des violations, un soutien renforcé
aux ONG locales qui travaillent directement avec les victimes, et un soutien
international accru aux programmes éducatifs et de santé destinés aux femmes et
aux filles.
JSS : En
tant qu’avocate spécialisée dans les droits des femmes et des enfants, à quel
point la défense de ces femmes était-elle difficile en Afghanistan ?
Que reste-t-il de la justice là-bas ?
R.H. :
Défendre les droits des femmes en Afghanistan était extrêmement difficile en
raison de la nature patriarcale et souvent hostile du système juridique. Les
avocates et défenseurs des droits faisaient face à de nombreux obstacles, y
compris des menaces physiques et un manque de soutien institutionnel.
« Les talibans voient
ceux qui les ont critiqués ou qui ont défendu les droits des femmes comme des
cibles »
- Raana Habibi, avocate afghane
Le système judiciaire, sous
l'influence des talibans, est devenu encore plus répressif, avec des lois et
des pratiques qui souvent favorisent les hommes et négligent les droits des
femmes. Les instances judiciaires sont devenues des outils de contrôle plutôt
que de justice impartiale.
JSS : Avez-vous craint
pour votre vie en exerçant votre profession en Afghanistan ? Ne
craignez-vous pas des représailles, même encore actuellement ?
R.H. : En
exerçant ma profession en Afghanistan, j'ai eu des craintes réelles pour ma
sécurité. Les menaces étaient constantes, et la violence ciblée contre les
défenseurs des droits humains était une réalité. Même après avoir quitté le
pays, la peur des représailles reste présente. Les talibans voient ceux qui les
ont critiqués ou ont défendu les droits des femmes comme des cibles, ce qui
alimente une inquiétude persistante.
Par ailleurs, mon mari et moi
partageons fréquemment sur les réseaux sociaux notre indignation contre le
régime des talibans, mais toujours avec la peur au ventre. Je n’oublie jamais
que ma famille vit en Afghanistan et qu’elle est menacée.
JSS : Vous êtes notamment
chercheuse sur les violences dans les prisons pour femmes de la province de
Herat. Pour quels motifs emprisonne-t-on les femmes là-bas ? De
quelles façons leurs droits sont-ils bafoués ?
R.H. :
Les femmes emprisonnées à Herat peuvent être accusées de divers motifs,
allant de violations morales ou sociales à des accusations politiques. Dans ces
prisons, les droits des femmes sont souvent gravement bafoués : elles peuvent
être soumises à des traitements inhumains, à des conditions de détention
précaires et à des abus physiques et psychologiques. L'absence de soins
médicaux adéquats et la surpopulation des prisons aggravent encore leur
situation.
Selon les recherches que j’ai
menées sur 96 femmes détenues, en raison de la pauvreté, la plupart d’entre
elles ont eu recours à la drogue, au vol et à la prostitution.
JSS : L’Afghanistan est
actuellement le seul pays au monde où l’enseignement secondaire et supérieur
est interdit aux filles de plus de 12 ans, depuis 2022. Quelles conséquences cela a-t-il plus
largement sur la vie des Afghanes ? A votre avis, jusqu’à quel point
seront-elles amputées de leurs droits ?
R.H. :
L'interdiction de l'enseignement secondaire et supérieur pour les filles a des
répercussions graves sur leur avenir. Elle réduit considérablement leurs
opportunités professionnelles et personnelles, accroît le taux d'analphabétisme
et perpétue le cycle de pauvreté et d'inégalité.
En excluant les filles de
l'éducation, on limite leur capacité à participer activement à la société et à
contribuer à l'économie, ce qui a des effets négatifs à long terme sur le
développement du pays.
JSS : L’Afghane Zakia
Khudadadi, membre de l’équipe paralympique des réfugiés, qui s’entraîne en
France, a décroché hier, jeudi 29 août, la première médaille en para-taekwondo
de l'histoire de l'équipe des réfugiés, trois ans après avoir fui les talibans.
Que symbolise cette victoire, pour vous ?
R.H. :
La victoire de Zakia Khudadadi aux Jeux Paralympiques est un symbole
puissant de résilience et de détermination. Après avoir fui les talibans et
surmonté de nombreux défis, sa médaille représente non seulement un triomphe
personnel, mais aussi un message d'espoir pour d'autres réfugiés et pour les
femmes afghanes en général.
C'est une affirmation de la
capacité des individus à surmonter l'adversité et à réaliser des exploits
malgré les obstacles imposés par des régimes oppressifs.
Propos recueillis par Bérengère Margaritelli