Après
une décennie de lutte féministe dans le milieu du droit, la présidente de
l’association, la magistrate Sonya Djemni-Wagner, mesure le chemin parcouru sur
les questions de parité et de lutte contre le sexisme.
Travail
de documentation sur le manque de parité, travail de plaidoyer auprès des
autorités, sensibilisation des professionnels du droit… Depuis dix ans, l’association
Femmes de justice s’empare à bras-le-corps de la lutte pour l’égalité au sein
de la fonction publique. Entre autres défis à relever, la présidente de l’organisation
depuis 2022 et avocate générale à la Cour de cassation, Sonya Djemni-Wagner, plaide pour que l’association participe aux discussions en vue d'un
prochain accord sur la parentalité.
Celle qui a adhéré à Femmes de justice dès sa création, en juin 2014, portée
par ses convictions féministes, décrit son engagement comme une « évidence ». Dans un entretien accordé au JSS,
la magistrate dresse le bilan d’une aventure aussi « belle » que « stimulante » ; dix années marquées par des
acquis solides, indispensables pour relever les prochains défis de l’égalité
professionnelle dans la fonction publique.
Journal spécial des sociétés : Qu’a
pu accomplir l’association en dix ans d’activité ?
Sonya Djemni-Wagner : Notre principal acquis est sans
doute d’avoir révélé l'ampleur des progrès à accomplir au sein du ministère de
la Justice, comme dans l'ensemble de la fonction publique pour parvenir à une
égalité professionnelle réelle entre les femmes et les hommes. Nous ne l'avons
pas seulement fait pour les magistrates, mais aussi pour les femmes des
greffes, de l'administration pénitentiaire, de la protection judiciaire de la
jeunesse… C’était très important pour nous : Femmes de justice est une association
transversale. Nous souhaitons défendre les intérêts de toutes les
professionnelles, quel que soit leur positionnement – comme les contractuelles
par exemple, qui sont de plus en plus nombreuses.
Ainsi, notre premier combat a été
celui de la parité, c’est-à-dire l'égal accès aux postes à responsabilité ;
c’est frappant de voir que les femmes entrent nombreuses dans les métiers
judiciaires mais n’atteignent pas les plus hauts postes. Ce n’est pas un hasard
que notre association ait été créée deux ans après l’adoption de la loi Sauvadet, en 2012. Nous avons accompagné la mise en
œuvre du texte, qui prévoyait des quotas de femmes aux postes de direction,
ainsi que des sanctions en cas de non-respect. À ce titre, les ministères de la
Justice et de la Défense ont été les seuls à avoir écopé d'une amende… Alors
qu'on ne peut pas dire qu'on manquait de femmes.
JSS : Comment Femmes de
justice a-t-elle participé à alimenter le débat sur cette question de
parité ?
SD-J : Une autre mission nous
semblait très importante à accomplir : l’élaboration de statistiques, qui
n'existaient pas. En consultant les nominations officielles, nous avons établi
des cartes genrées pour que la répartition des postes soit plus parlante. Au-delà
des chiffres, on a aussi essayé de mettre en valeur les pionnières, celles qui ont eu le courage
d’être les premières femmes à occuper des postes de direction exposés, ou des
postes de procureure. Nous avons même retrouvé la première femme magistrate
française [Charlotte Béquignon-Lagarde, ndlr] dont on avait perdu la
mémoire.
En plus de ce travail de
documentation et de plaidoyer auprès de nos autorités, nous avons toujours
voulu soutenir directement nos adhérentes en leur proposant des ateliers de
formation, du mentorat, ainsi qu’un appui au moment des entretiens de recrutement.
Ce lien passe également par une lettre d’information trimestrielle, relayée par
une action sur les réseaux sociaux – nous utilisons beaucoup LinkedIn. Enfin, nous organisons chaque
année un colloque, qui constitue un moment de partage de connaissances et de
rencontre. Bref, globalement, je dirais qu'on a vécu une aventure joyeuse de
solidarité et d'enrichissement mutuel sur ces dix années.
JSS : À quels obstacles Femmes de justice
a-t-elle été confrontée ?
SD-J : Le premier est celui que
connaissent celles et ceux qui militent pour plus d’égalité : l'indifférence,
le scepticisme et la résistance de ceux qui n'entendent pas faire un peu de
place à d'autres. Après tout, il s'agit de partager le pouvoir : nous agissons
pour une meilleure gouvernance dans l'intérêt de tous et toutes, mais le
pouvoir ne se partage pas forcément spontanément ni facilement.
Le second obstacle tient au fait
que les professions judiciaires sont très féminisées. Dès lors, le réflexe peut
être de balayer nos argumentations en disant que les choses progresseront
mécaniquement, d'elles-mêmes, que les femmes seront de plus en plus nombreuses
et finiront par prendre leur place à des postes à responsabilité. Évidemment,
ce n'est pas ce qu'il se passe : le plafond de verre est très solide, il ne
disparaîtra pas de lui-même. Par exemple, sur 36 postes de procureurs généraux,
seulement sept sont occupés par des femmes aujourd’hui, alors que les
magistrates représentent plus de 70% du corps.
Cela étant dit, Femmes de justice
est reconnue par le ministère de la Justice depuis plusieurs années comme un
partenaire à part entière : on a une convention triennale. Nous travaillons en
excellente collaboration avec le secrétariat général, mais aussi avec les
directions du ministère et les écoles de formation. C’est un enjeu important
pour nous : même s’il reste beaucoup à faire, l’égalité professionnelle est
devenue une véritable politique publique, du moins c’est comme cela qu’elle est
comprise.
JSS : En ce sens, quels sont les
défis qu’il vous reste à relever ?
SD-J. : Il y en a plusieurs ; et c’est
bien, c’est très motivant ! Nous avons élargi nos actions à l’égalité salariale
: on a réalisé qu'il existait un véritable enjeu sur le sujet. Le réflexe
serait de penser que tout le monde est payé pareil dans la fonction publique…
En réalité non. Entre une magistrate et un magistrat des second et premier
grades – c’est-à-dire quasiment tous – l'écart de rémunération était de 641 euros en 2018, puis de 533
euros en 2020. L’association veut vraiment s’y atteler.
Nous souhaitons également être un
partenaire de la lutte contre le sexisme en général, à laquelle
l’administration s’attaque. Cela concerne les propos sexistes, les stéréotypes
de genre, mais aussi les violences sexistes et sexuelles. C’est une réalité
qu’il faut prendre à bras-le-corps. Femmes de justice veut agir pour une
meilleure qualité de vie au travail… Et en dehors, parce que tout se tient. En
ce sens, la réflexion sur les temps de vie est essentielle et au bénéfice de
tous et toutes : c’est une des conditions de réussite.
« Une nouvelle génération prendra
le relais : c'est notre plus belle victoire »
- Sonya Djemni-Wagner, présidente de Femmes de justice
Pour nous, l'égalité
professionnelle est une affaire de justice, d'attractivité pour la fonction
publique judiciaire, d'efficacité et de mieux-vivre. C’est pour cela que nous
souhaiterions que plus d'hommes nous rejoignent : nous sommes une association mixte
depuis la création. On se réjouit de la présence d'alliés précieux, il y en a,
mais on en voudrait davantage car c’est un enjeu d'intérêt général.
D’ailleurs, nous avons commencé à
travailler avec les plus jeunes des professionnels, celles et ceux qui sont à
l'école en ce moment. Ils et elles nous ont donné leur vision de l'égalité
professionnelle et ont participé à l’écriture de notre Livre Blanc, qui résume aussi bien nos
connaissances que les enjeux à relever. On s’est déplacé, on les a accueillis à
notre colloque, c’était passionnant. Nous savons qu’une nouvelle génération
prendra le relais, et c'est notre plus belle victoire. C’est une cause qui est
adoptée et qui sera poursuivie au-delà de ces dix ans, qui sont déjà une belle
maturité pour une association.
JSS : En matière d’actualité,
quelle est la prochaine échéance pour Femmes de Justice ?
SD-J. : Parmi les sujets « chauds », il y a celui des temps de vie de
façon générale. Cela concerne tout ce qui peut favoriser un appui en termes de
parentalité, qu'il s'agisse des hommes ou des femmes. Je pense au congé
parental, mais aussi à une réflexion sur les crèches. Par exemple, on pourrait
imaginer construire des lieux partagés pour accueillir les enfants, surtout
dans les services où les gens travaillent nombreux comme les nôtres. Cela fait
d'autant plus sens que le ministère partage souvent des juridictions sur un
même territoire, des personnels qui pourraient se regrouper, comme ceux qui
relèvent de l’administration pénitentiaire et ceux de la protection judiciaire
de la jeunesse – entre autres.
Nous
sommes très attentives à cet enjeu. Femmes de justice n’est pas un syndicat
mais nous souhaiterions être associées aux discussions en vue d'un prochain
accord sur l'égalité professionnelle. Il n’y a pas que la loi, il y a aussi les
accords passés entre les organisations professionnelles et les ministères : en
tant que partenaires, là aussi, on a des idées à faire valoir. Nous aimerions
être pleinement consultées.
Propos
recueillis par Floriane Valdayron