Le 1er juin 2023
était officiellement lancée la juridiction unifiée du brevet, rassemblant 17
États européens et visant à simplifier la gestion des brevets pour les
entreprises. L’heure de faire un premier bilan auprès de deux spécialistes du
cabinet Lavoix : Damien Colombié, mandataire en brevets européens et
conseil en propriété intellectuelle, et Camille Pecnard, avocat associé.
Il y a un an, la
juridiction unifiée du brevet (JUB) devenait officiellement opérationnelle, et
avec elle le système de brevet unitaire visant à simplifier la gestion des
brevets pour les entreprises. Depuis, plus de 27 000 brevets unitaires ont
été enregistrés auprès de l’Office européen des brevets (OEB), a annoncé le 31
mai la Commission européenne dans un communiqué, se félicitant du « réel
succès » de ce nouveau dispositif. En moyenne, 23% des brevets
européens délivrés s’appliquent dans les 17 États membres participants. Du côté
de la JUB, plus de 370 procédures ont été engagés devant la juridiction depuis
le 1er juin 2023.
La Commission européenne a
par ailleurs annoncé que la Roumanie deviendra le 18e membre
participant le 1er septembre prochain.
Quel premier bilan tirer de
ce nouveau système après un an ? Quel avenir pour la JUB ? Damien
Colombié et Camille Pecnard, spécialistes en propriété intellectuelle au sein
du cabinet Lavoix, nous apportent leur éclairage.
JSS : Comment se sont
déroulés les premiers mois de la mise en place du brevet unitaire et de la
juridiction unifiée du brevet ?
Damien Colombié : En
ce qui concerne le brevet à effet unitaire, cela s’est très bien passé au
niveau pratique. Nous avons mis en place des procédures avec nos clients et
l’Office européen des brevets (OEB) avait fait les choses de manière très
professionnelle. Nous avons donc pu très facilement déposer les premiers
brevets à effet unitaire, d’autant que l’on avait une période ou nous pouvions
anticiper le dépôt de brevets à effet unitaire avant le premier mois, ce que
nous avons fait.
Cela a été un peu plus
compliqué pour les dérogations à la JUB. Nous nous sommes retrouvés avec un
nombre considérable d’opt-out à faire, car plein de déposants ont décidé de ne
pas se lancer dans la JUB en premier, et de prendre du recul par rapport à
cette nouvelle juridiction. Cela a été un peu compliqué à faire, le dépôt des
opt-out se faisant administrativement devant la JUB, et son système
informatique n’était pas encore bien au point. Cela a représenté un stress, car
il fallait déposer cela avant le 1er juin pour éviter de se faire
attaquer sur certains brevets devant la JUB. Mais tout s’est rapidement corrigé
et, finalement, marche bien.
Camille Pecnard : En
ce qui concerne la JUB, cela dépend de qui regarde la situation. Si vous êtes
Français, Allemand ou Italien, la situation est un peu différente. Il en est de même en fonction des titulaires
de droit, car les situations peuvent varier d’un marché à l’autre.
Certaines personnes utilisent
beaucoup la JUB depuis qu’elle existe, et d’autres qui ne veulent pas en
entendre parler. C’est assez marquant de voir que certains noms de déposants
reviennent beaucoup, et d’autres pas du tout.
Le démarrage a été important
en Allemagne, comme on pouvait s’en douter. Il a été plus doux dans d’autres
pays, notamment en France, et cela malgré le fait qu’il y ait une division
centrale à Paris.
L’Allemand se demande
toujours s’il doit engager une action devant le juge national ou devant la
JUB. Il ne fait pas tellement de distinction, sachant que ce sont exactement
les mêmes juges qui le matin sont juges nationaux, et l’après-midi juges de la
JUB. Il n’y a pas vraiment de frontière entre les deux pour eux. Au contraire,
un titulaire de droit français a, par défaut, mis un peu de distance, et trouve
que la JUB est peut-être plus compliquée à utiliser que le juge national.
Le juge national, qu’il soit
allemand, français, italien ou autre, a gardé son intérêt pour plusieurs
raisons. La JUB sera toujours en concurrence avec eux.
Tous nos clients
s’interrogent sur le besoin d’engager une action devant la JUB. Certains ont
refusé catégoriquement, mais cela ne veut pas dire qu’ils ne seront pas attraits
devant la JUB par des tiers, en tant que défendeurs. Nous avons conseillé une
bonne dizaine de clients sur des actions à la JUB et nous avons trois à quatre
dossiers en stocks en ce moment, mais rien n’est encore public, car nous
mettons environ six mois à collecter les preuves et à organiser les analyses de
la contrefaçon.
JSS : Dans les
statistiques liées à la JUB (au 1er février 2024), il est indiqué
que 2/3 des brevets soumis à la nouvelle juridiction ont déjà fait l’objet
d’une procédure devant une autre juridiction. Est-ce que cela correspond à un
échec pour la nouvelle juridiction ?
C.P. : Ce
ne sera jamais un échec, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le système est
tout de même très attractif, car les juges sont très bons, les procédures vont
vite, et cela se vérifie dans les faits. Au bout d’un an, plus de 340 décisions
ont été rendues. On voit qu’ils sont au travail et on sait que ce sont tous des
juges de très bonne qualité et que le système est plutôt bien fait.
En réalité, comme dans toutes
les grandes réformes en propriété intellectuelle depuis 30 ans, cela ne met pas
un an à se mettre en place, mais plutôt cinq ans. On l’a notamment vu avec la
loi Pacte en France.
D.C. :
Je dirais au contraire que c’est un grand succès. Un
tel nombre de décisions en aussi peu de temps est assez marquant. En termes
de volume, ce n’est pas négligeable. Ce sont d’ailleurs des décisions qui sont
très développées, très étudiées. On sent une volonté de créer une jurisprudence
solide.
« On
voit que la JUB cherche à rendre les choses simples pour les justiciables. »
Camille
Pecnard, avocat associé au sein du cabinet Lavoix
C.P. : On
pourrait s’interroger sur le succès d’un certain nombre de mesures qui ont été
prises. Les règles de la JUB sont issues d’un consensus européen, avec
certaines règles un peu allemandes, d’autres un peu françaises, etc.
Mais on voit que la JUB
cherche à rendre les choses simples pour les justiciables. Cela se ressent dans
le pragmatisme des décisions qu’elle prend sur les questions de procédure, de
langue, d’accessibilité à la juridiction. Les juges sont capables de dire qu’il
est plus simple d’utiliser la langue anglaise et non la langue allemande pour
la procédure, langue qui est bien plus efficace dans le domaine de la propriété
intellectuelle. Ils ont une approche très pragmatique et très simple d’esprit.
Cela favorise au succès du système. C’est le souhait affiché et revendiqué de
la JUB.
JSS : Au 6 mai 2024, 34 %
des brevets délivrés auprès de l’Office européen des brevets ont demandé un opt-out,
un chiffre qui grimpe à 54 % pour des brevets concernés par des litiges. Comment
analysez-vous ces chiffres ?
D.C. : Je
pense que c’est une prudence de certains qui attendent de voir et pas forcément
un signe de rejet de la JUB. Au contraire, cela peut être le signe d’une
stratégie plus globale de la part des détenteurs du brevet qui se permettent
d’avoir plus d’options à leur portée, car il faut souligner que c’est la
demande d’une dérogation qui laisse le plus de choix, avec le fait de rester
hors du système tout en gardant la possibilité de revenir dans le système.
Il y a déjà des exemples de
déposants qui étaient en opt-out et qui, au moment d’agir, se sont remis dans
le système et ont décidé d’agir devant la JUB, qui est notamment très efficace
pour demander des injonctions préliminaires qui s’appliqueront sur un large
territoire.
JSS : Qu’en est-il au
sein de votre cabinet ?
C.P. : Sur
l’opt-out, on peut voir qu’il y a des politiques très différentes d’un client
et d’une industrie à l’autre.
Nous avons observé une chose
assez étonnante : on voyait avant la mise en place de la JUB des
détenteurs qui mettaient les brevets les plus importants en opt-out, et qui
gardaient les moins importants dans le nouveau système. On voit aujourd’hui un
certain nombre de clients qui font exactement l’inverse.
D.C. : Nous
avons un large panel, avec des gens 100% opt-out car extrêmement précautionneux
et pensant que leur meilleur intérêt et d’attendre, quitte à revenir plus tard
dans le système si besoin, et d’autres qui s’engagent à fond dans la JUB.
JSS : Quelles sont les
contentieux les plus récurrents en première instance de la JUB ? Cette
répartition est-elle identique aux chiffres que l’on retrouve dans les
juridictions nationales ?
C.P. :
C’est difficile de faire un bilan au bout d’un an. Mais la typologie des
dossiers reste à peu près la même que celle que l’on connait, à savoir de la
contrefaçon et de l’invalidité de brevet en priorité. Les débats devant la JUB
sont très similaires à ce que l’on peut voir en Allemagne et en France.
D.C. :
Il y a tout de même eu, au démarrage de la JUB, une surreprésentation des
actions en nullité. Certaines personnes avaient gardé en tête de faire des
invalidations de brevets européens qu’ils avaient en vue.
JSS : Quelles sont vos
relations avec la juridiction unifiée du brevet ?
C.P. : Le
CMS, qui est le système informatique, est très compliqué à utiliser. Des
formations sont régulièrement organisées par des associations ou les instances
officielles pour que cela fonctionne mieux. L’outil est en cours
d’amélioration.
D’un point de vue humain,
comme toutes les instances européennes, le greffe et le personnel sont très
disponible. Tout est très fluide, c’est très agréable. C’est rare de voir cela lorsque
l’on a un point de vue français par rapport à l’accès aux juridictions.
« La
juridiction unifiée du brevet a ouvert de nouvelles options. »
Damien
Colombié, mandataire en brevets européens et conseil en propriété
intellectuelle
JSS : La JUB avait pour
but de simplifier la gestion des brevets pour les entreprises. Mission réussie
?
D.C. : Au
contraire, elle a ouvert de nouvelles options. Comme le système cohabite avec
un système existant, vous avez ajouté une couche supplémentaire.
Mais la volonté est
effectivement de simplifier. Par exemple, si un contrefacteur agit dans cinq
pays, ce sera beaucoup plus simple d’aller devant la JUB et de faire une seule
action devant une seule cour.
Mais en même temps, vous
augmentez vos options à la fois en attaque et en défense. Nous sommes en ce
moment sur une grosse affaire plurinationale en défense. Dans ce cas, il faut
réfléchir avec une dimension supplémentaire, qui est celle de la JUB. Cela ne
simplifie finalement pas beaucoup les choses.
À l’inverse, en attaque, cela
donne des possibilités supplémentaires sur lesquelles se questionner. Certains acteurs
très ouverts à lancer des stratégies y voient un terrain de jeu supplémentaire.
Pour un justiciable lambda, c’est un peu plus compliqué de gérer cette nouvelle
dimension.
JSS : Quelles sont les
évolutions à venir pour la JUB ? Il était notamment question l’an dernier de
l’ouverture d’une nouvelle section de la division centrale à Milan, qui n’est
pas encore effective…
C.P. :
Milan est un serpent de mer. Les Italiens ont déjà eu l’occasion d’annoncer que
c’était ouvert, alors que ça ne l’était pas. Mais cela finira par arriver, il
n’y a pas de doute.
La JUB va très certainement
connaitre un élargissement, puis que nous allons passer de 17 à 24 pays. Il
reste la question de l’Espagne, qui visiblement n’est pas près de rejoindre le
système. Mais j’imagine mal le pays rester en dehors du système ad vitam æternam.
On serait également ravis que
l’Angleterre revienne, mais ce ne sera pas pour tout de suite.
Je me pose aussi la question
du centre d’arbitrage et de médiation dont nous n’avons pas encore entendu
parler. Pour nous en France, la médiation est devenue quotidienne quand on
parle de propriété intellectuelle. Pourtant, je n’ai pas vu d’affaires partant
là-bas, ce qui est assez étonnant. Mais c’est peut-être pour des raisons de
confidentialité que ce centre reste discret.
Propos
recueillis par Alexis Duvauchelle