Essentielle
dans l’approche globale des violences intrafamiliales (VIF), la prise en
charge psychologique doit intervenir le plus tôt possible afin que les violences puissent rester « comme une cicatrice,
une blessure qui n’est plus active », estime la docteure en psychologie
clinique Karen Sadlier, qui milite pour faire évoluer la loi relative à l'autorité
parentale des mis en cause.
Survenue le 18 avril dernier, la relaxe d’Yves Milla, un délégué
syndical Unsa police accusé de violences envers ses deux enfants et son
ex-compagne, a relancé le débat sur les violences intrafamiliales (VIF). La
cour d’appel de Metz a infirmé la condamnation en première instance du fonctionnaire
à 18 mois de prison avec sursis et au retrait de son autorité parentale. Pourtant,
selon la docteure en psychologie clinique Karen Sadlier, la prise en charge des
VIF ne peut faire l’économie d’une rupture de dépendance entre la victime et le
parent agresseur.
Dans
un entretien au JSS, cette experte, consultante pour l’Observatoire des
violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis et formatrice à l’Ecole
nationale de la magistrature, plaide pour une évolution de la loi sur
l’autorité parentale. Publiée au Journal officiel du 19 mars dernier, la loi
visant à mieux protéger les enfants victimes de VIF rend certes plus systématique le
retrait total de l’autorité parentale, mais seulement dans les cas d’infractions
les plus graves. Elle fait également l’impasse sur l’obligation de signalement
par le médecin, mesure phare de la Commission indépendante sur l’inceste et les
violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), dont a fait partie Karen Sadlier,
avant d’en démissionner fin 2023 à la suite du débarquement de son président, le juge
Edouard Durand.
Journal
spécial des sociétés : En quoi la prise en charge psychologique des violences
intrafamiliales s’inscrit dans un parcours plus global ?
Karen
Sadlier : La prise en
charge psychologique est très limitée si la personne n'est pas en sécurité.
Dans le cadre des violences dans le couple, on pourra seulement être dans
l’accompagnement de la victime adulte et éventuellement de la covictime enfant.
À ce niveau, il s’agit surtout d’aider la victime adulte à prendre une décision
et de chercher les ressources nécessaires parce qu’elle aura sans doute besoin
d’un accompagnement social, judiciaire, au logement... Pour les enfants, la problématique
est de trouver des mécanismes efficaces. Ils sont très limités : le souci est
qu’en France, il faut l’accord de l’autre détenteur de l'autorité parentale –
ou, du moins, pas son désaccord. De fait, ce dernier peut toujours mettre un
veto sur le suivi, ce qui complique beaucoup la situation. Surtout, l’autorité
parentale crée un lien de dépendance entre l’enfant victime ou covictime et le
parent agresseur.
Une
fois que les enfants et l’adulte sont en sécurité, il y a deux cas de figure.
Dans le premier, la personne n’a plus de contact avec l’agresseur : on peut
alors travailler sur tous les troubles post-traumatiques et les éléments de
violence qui se sont déroulés. On est dans la gestion des souvenirs. En
revanche, si la victime adulte est toujours en contact avec l’agresseur, par
exemple pour des décisions relatives aux enfants et à la parentalité, on œuvre
uniquement pour réduire une détresse qui sera amenée à être réactivée.
Concrètement, on fait deux pas en avant et un pas et demi en arrière ; c’est
mieux que rien, mais ce n’est pas l’idéal. C’est un petit peu comme travailler
avec des gens qui ont été pris dans une guerre et qui sont désormais dans un camp
de réfugiés : même si c’est préférable qu’être dans la zone de guerre
directement, des bombes continuent de tomber sur eux.
JSS
: L'auteur des violences fait-il également l’objet d’un suivi psychologique
?
K.
S. : Cela dépendra de la typologie de l’auteur. S’il se
rend compte qu’il a un problème, on pourra travailler avec lui du point de vue
thérapeutique. À l’inverse, certains ne voient pas où est le souci : ce n’est
pas eux qui ont un comportement inadapté, c’est le partenaire, c’est la
société, ce sont les autres. S’ils ne se remettent pas en question, il n’y a
pas vraiment d’axe thérapeutique à adopter, d’autant que ce n’est pas non plus
bon de trop travailler sur leur passé. Ils pourraient utiliser leur enfance
pour se distancier de leur responsabilité sur les faits pénalement
répréhensibles. Ces auteurs répondent plutôt au contrôle social externe.
C’est-à-dire qu’ils ne peuvent plus approcher la victime, qu’ils auront plus de
soucis s’ils font certaines choses, ou bien une ouverture de voie s’ils en font
d’autres correctement. Dans ce cas, le suivi relève surtout de l’aspect
criminologie.
JSS
: Quels sont les enjeux de la prise en charge psychologique des enfants
victimes ou covictimes de violences intrafamiliales ?
K.
S. : D’un point de
vue clinique, plus rapidement l’enfant est pris en charge, mis en sécurité et
stabilisé, plus on pourra faire en sorte que les violences restent comme une
cicatrice, une blessure qui n’est plus active. Malheureusement, dans les VIF et
plus spécifiquement dans les violences dans le couple, les enfants sont
généralement toujours en contact avec le parent agresseur. Ils peuvent
continuer à être témoins de violences contre le parent victime, lors des
passations ou dans des commentaires. Ils peuvent aussi assister à des violences
dans le nouveau couple du parent auteur – parce que l’on sait que les auteurs
ont tendance à récidiver avec les prochaines partenaires. Dans ce cas, on se
retrouve sur une thérapie de soutien plutôt qu’une psychothérapie de
guérison.
Évidemment,
la situation est compliquée par l'autorité parentale, surtout quand des
psychiatres sont impliqués, étant donné qu’ils sont soumis à l’Ordre des
médecins. Par exemple, au centre du psychotrauma de l'Institut de victimologie
de Paris [où Karen Sadlier a dirigé le département enfants et
adolescents de 1996 à 2014, ndlr] comme dans tous les services
hospitaliers, les actes étaient sous l'égide des médecins psychiatres parce
qu'il y avait des feuilles de soins. Donc, là, si un parent agresseur refusait
que l’on voie son enfant, on était absolument coincé. À mon cabinet, je peux
tenter de négocier avec les parents qui viennent, de faire gagner un petit peu
de temps, par exemple en demandant quelques séances supplémentaires pour
dire au revoir à l'enfant.
JSS
: Dans les VIF, quelle place l’inceste, cet angle mort des politiques
publiques, occupe-t-il ?
K.
S. : Cela représente la moitié de mes
cas ! J’ai beaucoup travaillé dessus quand j’étais membre de la Ciivise.
On a vu qu’il y avait une corrélation entre les violences dans le couple et
l’inceste : comme les auteurs ont tendance à avoir plusieurs traits de
personnalité similaires, une co-occurrence se produit. Aussi bien dans la
maltraitance physique que dans la violence conjugale ou dans l’agression
sexuelle de ses enfants, on retrouve toujours le contrôle coercitif.
Je
pense également à l’inversion de la responsabilité, un mécanisme qui consiste à
dire : « ce n’est pas ma faute ». On entendra des excuses
comme : « c’est l’autre personne qui l’a cherché » ou « c’est
l’enfant qui s’est mis sur mes genoux et qui a commencé à m’embrasser, donc mon
corps a répondu ». Enfin, citons la mise sous secret, quand l’auteur
dit : « il ne faut pas que tu racontes ce qu’il se passe chez
nous ».
JSS
: À votre sens, comment pourrait-on
mieux lutter contre les VIF ?
K.
S. : Ça, c’est un grand débat ! Il y a beaucoup de choses à
faire bouger à plusieurs niveaux du système, que ce soit judiciaire ou
sociétal. Déjà, on devrait changer la loi quant à l'autorité parentale de la
personne mise en cause, pour que les enfants puissent être suivis. C’est
essentiel, et c’est ce qui coince le plus. Par exemple, des enfants parlent
d’inceste mais se trouvent toujours dans le même domicile que le parent
agresseur et finissent par se rétracter. Évidemment, ils ne peuvent pas
bénéficier d’un accès au soin spécialisé car le parent mis en cause comme
agresseur reste décisionnaire. Il a la main sur tout : les décisions médicales,
de soins, de lieu de scolarité, ou encore les activités.
Pour
lutter contre les VIF plus globalement, il faudrait faire de la prévention et
travailler sur le message social, sur ce qui est acceptable et ce qui ne l’est
pas. Cela passe aussi par la formation de tous les professionnels, au moins en
matière de repérage. Même sans être sûr qu’il y a des violences, c’est
important de pouvoir sonner le signal d’alerte ou de poser une question à
l’enfant et d’aviser s’il faut solliciter quelqu’un d’autre pour continuer
l’exploration.
Floriane Valdayron