Dans Travailler
sans patron (Folio), le sociologue Simon Cottin-Marx et l'économiste
Baptiste Mylondo analysent l'expérience concrète des entreprises autogérées.
Au fil d'un ouvrage très documenté, ils explorent comment les structures de
l'économie sociale solidaire mettent en œuvre leurs valeurs. Rencontre.
JSS : Travailler sans
patron est né de vos précédents ouvrages respectifs. Pouvez-vous
développer ?
Simon Cottin-Marx : Je
précise que le titre « travailler sans patron » peut mettre
sur une mauvaise piste. Ce n'est pas un livre pour expliquer comment on devient
travailleur indépendant ou auto-entrepreneur, et ce n'est pas non plus un livre
qui explique à des entreprises capitalistes comment supprimer les hiérarchies
pour gagner plus d'argent.
Pour ma part, j'avais écrit juste
avant celui-ci un ouvrage
dans lequel j'essaie de comprendre pourquoi les conditions de travail sont
moins bonnes dans le monde associatif. J’observe
que les salaires y sont plus bas, notamment pour les cadres. J’observe aussi
que la présence de CDD y est plus importante, autour de 50 % des contrats. Le
temps partiel est aussi plus développé. C'est un secteur très féminin, donc
avec des temps partiels subis et supportés principalement par des femmes. Et le
problème, c'est que c'est un livre qui met ou en colère ou qui désespère. Travailler
sans patron, c'est un peu le livre des solutions : comment on fait
pour s'organiser collectivement, pour travailler mieux.
Baptiste Mylondo :
De mon côté, mon précédent ouvrage
porte sur les questions de justice salariale. J'y arrive à la conclusion qu'il
n'y a pas grand-chose qui permet de justifier les inégalités salariales. La
question qu'on devrait se poser est plutôt de savoir comment il faudrait
transformer la société pour que l'on puisse accepter l'égalité salariale ;
ce qu’il faudrait changer dans nos organisations pour que l'on accepte d'être tous
rémunérés de la même manière. Et je conclus qu'il faudrait imaginer un
développement de l'autogestion… donc réussir à s'organiser sans patron.
JSS : Quels secteurs d'activité sont plus propices à des innovations
permettant d'appliquer les principes de l'économie sociale et solidaire ?
S.C.-M. : Il y a des domaines où l'ESS est plus répandue : tout le
secteur social, médico-social et sanitaire, celui de l'animation, le secteur de
l'insertion, le secteur de la culture, ou le sport. C'est là que l'on retrouve
des associations employeuses principalement. Et c'est ce type de statut qui
favorise des organisations démocratiques.
B.M. : Globalement, on va trouver des structures de l'ESS notamment dans
des secteurs d’activités délaissés à la fois par le secteur public et par les
entreprises lucratives.
S.C.-M. :
Il faut préciser que l'ESS, c'est un ensemble de statuts : les associations loi
1901, les coopératives, les mutuelles, auxquelles on peut rajouter aussi des
fondations et les entreprises ESUS, les entreprises solidaires d'utilité
sociale. C'est ce que nous dit la loi Hamon de 2014, et cela représente au
total 2,3 millions de salariés. Mais les structures de l'ESS ne sont pas
exclusivement dans cette économie d'utilité sociale, d'intérêt général. On
retrouve aussi par exemple des coopératives dans le BTP, dans les secteurs
agricoles, dans la grande distribution, etc.
JSS : Pourquoi les structures de l’ESS sont-elles plus susceptibles de remettre
en cause les hiérarchies traditionnelles ?
S.C.-M. : L'ESS c'est un projet, une idée politique, qui repose sur
trois piliers principaux. Ce sont d’abord des entreprises qui ont des formes de
démocratie en interne. Ce sont aussi des entreprises où on partage la richesse
plus équitablement qu'ailleurs, avec une réflexion sur le partage de la valeur.
Et enfin, ce sont des structures où il y a une certaine idée de la coopération.
C'est pour cela que l'on retrouve de nombreuses structures qui font le choix de
revisiter les hiérarchies et parfois de se passer de la figure de chef ou de
patron.
JSS : Que pensez-vous des « entreprises libérées »,
qui surfent sur le modèle des entreprises autogérées de l’ESS ? N’est-ce
pas plutôt du simple marketing ?
B.M. : Il y a eu un mouvement assez médiatisé sur les entreprises
libérées il y a quelques années, qui sont des entreprises capitalistes ayant décidé
d'accorder davantage d'autonomie, de mettre en place un processus plus
horizontal dans les prises de décision au sein de l'entreprise.
Nous défendons une
autogestion qui se démarque de cette forme d'autonomie dans le travail accordée
par les patrons d'entreprises libérées, et ce pour deux raisons. Il y a la
question de la propriété qui est essentielle. Dans les entreprises libérées, on
conserve un patron, un propriétaire de l'entreprise. Et c'est lui qui décide
d'accorder généreusement davantage d'autonomie et de démocratie à ses salariés.
Et puisqu'il l'accorde généreusement, il a la possibilité de reprendre cette
autonomie dès qu'il le souhaite, si finalement il trouve que ce n'est pas
efficace.
L'autre différence, c'est la
question du partage des bénéfices et de l'équité. La question des salaires
échappe souvent au débat démocratique, et, a fortiori, la question du partage
du bénéfice, donc le versement de dividendes ou pas. Les entreprises libérées
n'ont pas adopté ce mode de fonctionnement spécifique dans une logique analogue
au greenwashing, mais vraiment dans une logique d'efficacité. L'idée c'était de
se dire « on peut gagner plus d'argent en ayant ce mode de fonctionnement ».
JSS : Vous évoquez dans votre ouvrage le concept d' « isomorphisme
institutionnel », ce processus qui amène les organisations de l'ESS à
ressembler à n'importe quelle entreprise capitaliste. Comment peuvent-elles
éviter de perdre leur substance et de s'éloigner des valeurs de l'ESS ?
B.M. : Oui, c'est la propension que peuvent avoir les structures de
l'ESS à reproduire malgré elles les modes de fonctionnement des structures
classiques. Il est très facile de créer une structure en la déclarant
démocratique, en mettant tout en place d'un point de vue statutaire pour
qu'effectivement ce soit démocratique. Mais si on n'a pas en plus la vigilance
de se dire qu'on a mis en place un système démocratique et qu'il faut faire
vivre cette démocratie, très vite on se retrouve avec des fonctionnements assez
classiques. Il faut des pratiques qui correspondent aux statuts, et une culture
qui permette de faire vivre la démocratie en interne.
JSS :
On entend souvent au sujet de l'ESS que « le statut ne fait pas la
vertu ». Qu’en pensez-vous ?
SCM : C’est tout à fait vrai, et nous préférons encore cette autre
phrase qui dit que « les entreprises de l'ESS ne sont pas des
entreprises comme les autres, mais comme les autres, ce sont des entreprises ».
L'ESS a des spécificités, mais elle s'inscrit aussi dans l'économie de marché,
et doit faire avec toutes ses contraintes. Donc ce n'est pas une économie
vertueuse, qui repose juste sur des valeurs, elle aussi doit répondre aux
contraintes matérielles.
BM : Aucune structure de l'ESS ne se crée en se disant « on
ne va pas suivre les valeurs de l'ESS », mais simplement, on
s'aperçoit que c'est assez facile, même malgré soi, de s'écarter des valeurs de
l'ESS. Cela implique de garder en tête des points de vigilance pour vraiment coller
à ces principes.
JSS : Et cela suppose
donc une organisation du travail qui laisse du temps pour s'investir dans la
vie démocratique de la structure…
B.M. : En
effet, si l’on veut vraiment faire tourner une structure démocratique, il faut
y consacrer du temps. Cela suppose soit des postes dédiés à la gestion de la
vie démocratique, soit que chaque membre y consacre un petit peu de temps, ne
serait-ce qu'un temps pour la transmission d'informations, la compréhension
d'informations pour pouvoir prendre des décisions éclairées.
SCM : Il y a une ressourcerie dans la Creuse qui a décidé de mettre
en place des temps qui sont dédiés à l'organisation du travail - qu'on pourrait
appeler des réunions de services ailleurs. La particularité, c'est qu’ils sont
démocratiques, ce n'est pas un chef qui donne des indications. D'autres temps sont
également prévus, plus stratégiques, et tout cela se fait sur le temps de
travail. C'est-à-dire que l'on considère que discuter
de la stratégie et des questions d'organisation du travail fait partie du
travail, et c'est du temps qui doit être salarié.
JSS : Quels problèmes le modèle de l'autogestion peut-il poser en matière
de responsabilité juridique de la structure ?
S.C.-M. : La plupart du temps, dans toutes les structures,
vis-à-vis de l'extérieur, il doit y avoir un chef identifié, ou un ensemble de
chefs identifiés, parce qu'il y a des questions de responsabilité, de vrais
enjeux. L'exemple que l'on utilise souvent, c'est celui d'Ambiance Bois, une
menuiserie dans le Limousin, qui est une SAPO, une société anonyme à
participation ouvrière, créée par un couple. Ils veulent se passer de chef,
donc les questions financières sont réparties entre plusieurs personnes, les
questions RH aussi. Tout cela est traité collectivement. Il est possible de se
passer de chef.
En revanche, un chef occupe certaines
fonctions : par exemple, recruter, prendre soin des autres, s'occuper de
la finance, etc. Toutes les fonctions qu'exerce classiquement un chef
d'entreprise sont réparties collectivement. Mais la loi impose d'avoir un
gérant, donc chaque année, tous les salariés actionnaires qui le souhaitent
mettent leur nom dans un chapeau, et le chef est tiré au sort.
Sauf que chez Ambiance Bois,
il y a quelques années, il y a eu un accident du travail dramatique : une
personne est décédée sur le lieu de travail. Et dans ce cas-là, c'est ce chef
annuel qui en porte la responsabilité légale. Donc c'est évidemment une des
limites du modèle sans patron : il y a quand même des règles, notamment
légales, qui s'imposent aux organisations.
Propos
recueillis par Etienne Antelme