Si les réseaux sociaux amplifient et catalysent l’exercice de
certains droits et libertés, érigeant la parole des utilisateurs comme « extériorité à la démocratie représentative »,
les entreprises qui détiennent ces plateformes s’avèrent insaisissables et
particulièrement opaques, constatent les spécialistes invités fin octobre à
nourrir les réflexions du Conseil d’État. Alors, faut-il réguler ? Et comment ?
C’est un sujet brûlant d’actualité dont s’est emparé le Conseil d'État,
en lançant son nouveau cycle de conférences, le 27 octobre 2021. Au
(vaste) programme : les réseaux sociaux – et, plus précisément, lors de
cette première session, leur rôle dans la transformation de la vie en société
et du débat public. Car comme le souligne très vite le vice-président Bruno
Lasserre, leur place « considérable », « au croisement
de problématiques sociales, politiques, économiques, culturelles, en fait un
sujet autonome suffisamment actuel et complexe qui justifie une étude propre ».
Actuel, car en l’espace de quinze ans, « ces outils, qui se
sont imposés au cœur de nos vies, semblent destinés à y rester »
(aujourd’hui, 70 % des personnes disposant d’une connexion à Internet dans
le monde utilisent un ou plusieurs réseaux sociaux au moins une fois par jour)
; mais aussi parce que des campagnes de désinformation menées par la Russie à
l’assassinat de Samuel Paty en passant par les printemps arabes, la crise des
gilets jaunes et le mouvement #metoo, « les réseaux sociaux jouent
toujours un rôle moteur dans les mouvements qui bousculent en profondeur notre
société », observe Bruno Lasserre, lequel s’interroge : dans
quelle mesure en sont-ils « la cause ou de simples révélateurs » ?
Complexe, ensuite, parce qu’il est difficile d’appréhender le
développement des réseaux sociaux, admet le vice-président du Conseil d’État,
d’autant que deux « camps » semblent s’affronter sur ce sujet.
« Pour certains, la tentation est grande de n’y voir que les accessoires
d’un capitalisme planétaire se nourrissant de notre narcissisme et accompagnant
la montée de l’individualisme (...) À l’opposé, d’autres croient y déceler les
outils d’un approfondissement de la démocratie », résume-t-il.
Cependant, les cyber optimistes et cyber pessimistes s’entendent « au
moins sur une chose » : le potentiel de transformation de ces
réseaux. Pour Bruno Lasserre, reconnaître et mesurer ce potentiel est une
« étape indispensable » pour relever les défis en jeu.
Nos activités bouleversées
C’est un fait : les réseaux modifient la manière dont nous exerçons nos
activités. Que l’on soit chef d’entreprise, journaliste, chercheur, artiste,
professionnels de santé… « il est difficile de se passer d’eux »,
rapporte le vice-président, qui confie que même le Conseil d’État s’y est mis.
Le monde politique n’y échappe pas : « la manière dont on fait
campagne et la manière dont on gouverne » sont en train de muter. Par
ailleurs, de nouveaux métiers sont apparus : community managers,
influenceurs...
Bruno Lasserre voit les réseaux sociaux comme un
« gisement d’innovations ». Ils sont notamment des « mines
d’information inépuisables » pour les besoins des enquêtes de police,
de répression pénale et à des fins préventives, affirme-t-il, et s’avèrent de
véritables opportunités pour « rénover les processus décisionnels en
les rendant plus inclusifs et participatifs ». Par ce biais, les
administrations et leurs responsables peuvent davantage donner à voir ce qu’ils
font et « mieux prendre le pouls de leurs administrés », voire
communiquer directement avec eux – ce que font beaucoup de préfectures et de
communes en France –, mais aussi la police espagnole, qui utilise depuis
plusieurs années des comptes Twitter, Facebook, et Youtube pour accroître sa
proximité avec les citoyens. « Leur grand succès vient du style, du ton
des contenus, parfois plein d’humour, qui témoigne de son choix de sortir du
cadre traditionnel », constate Bruno Lasserre. Dans les autres
domaines aussi, poursuit-il, les administrations sont de plus en plus amenées à
composer avec le rôle central que remplissent les réseaux sociaux – notamment
en matière de recherche d’emploi. Les agences nationales chargées de l’emploi
se trouvent ainsi concurrencées, et sont amenées à imaginer des moyens pour
« mieux articuler leurs actions » avec celles des réseaux
sociaux. Comme sur le modèle du département du travail américain qui, en
concertation avec des syndicats, a signé un partenariat avec Facebook,
débouchant sur le lancement de l’application « Social Job » :
cette dernière permet désormais de consulter sur une même page des offres
d’emploi issues de plusieurs sites spécialisés dans le recrutement.
Une conversation
continue
Toutefois, au-delà de la sphère professionnelle, la sphère personnelle
en premier lieu se trouve largement bouleversée. Présidente de la section du
rapport et des études du Conseil d’état,
Martine de Boisdeffre fait remarquer que les réseaux sociaux permettent aux
individus d’interagir à une échelle « jamais atteinte »,
« en abolissant le temps et l’espace ». Par ailleurs, c’est
sur la capacité à permettre et encourager la création et la publication de
contenus que repose le modèle économique de ces services qui tirent des profits
de la publicité. « Beaucoup cherchent à favoriser des phénomènes de
viralité, à travers leurs algorithmes et des fonctionnalités comme le live, le
resharing et le hashtag », précise Bruno Lasserre – des procédés qui
constituent aussi pour eux de nouvelles sources d’informations sur les
comportements et les « préférences » de tel ou tel groupe social.
Les réseaux sociaux fonctionnent en outre sur une
forme d’interactivité et d’horizontalité, puisqu’ils se nourrissent de contenus
générés par les utilisateurs eux-mêmes, contrairement aux médias traditionnels,
constate le vice-président. Et c’est justement là la raison de leur succès.
Dominique Cardon est professeur de sociologie à Sciences Po et directeur du
Médialab. Il travaille sur les réseaux sociaux depuis leur naissance et indique
qu’au tournant des années 1990-2000, une solution permettant aux utilisateurs
d’Internet d’accéder à des contenus est mise en place par une pépite française,
sous le nom de « flux RSS ». « L’idée était que les
internautes allaient s’abonner en déclarant leurs préférences à des éditeurs de
contenus de plus en plus variés, et qu’à travers leurs goûts, un éditeur allait
décider pour eux des contenus qui arriveraient à leur intention sur une
interface numérique », explique Dominique Cardon. Mais c’est un
échec : la sauce ne prend pas. On découvre alors une autre manière de
faire circuler l’information, qui ne passe pas par l’abonnement à des contenus
mais par la relation entre des personnes. Selon le professeur, c’est ce qui a
rendu les réseaux sociaux structurants : « À travers la
sociabilité, on organise un écosystème informationnel qui donne aux individus
le soin de choisir auprès de qui ils s’informent. » D’abord, les gens
que l’on connaît très bien, puis ceux qui connaissent les gens que l’on
connaît, puis les personnes pour qui on trouve un intérêt… Via cette extension,
on découvre ainsi des contenus qui nous intéressent car ils ont été échangés,
commentés, likés par ceux que l’on suit. « La mise en circulation se
fait à travers des sociabilités : c’est parce qu’une information est
commentée qu’elle obtient une circulation si forte dans les réseaux sociaux. »
L’actualité, les contenus divers et variés, viennent ainsi nourrir nos
discussions, et cela tombe bien : la fonction « centrale et
décisive » des réseaux sociaux sert à faire de la conversation, et
même une conversation permanente, met en exergue Dominique Cardon. « On
tchatte, on communique, on ne se quitte plus. Dès qu’on a défait le
face-à-face, on continue à échanger dans des conversations continues et
nourries. » Avec pour conséquence le renforcement de nos liens forts,
mais aussi la rémanence des liens faibles : on perd moins de vue, on
retrouve plus facilement. Et bien qu’on ne mesure plus le capital social des
personnes comme cela se faisait avant, « il est probable qu’il y ait un
effet de maintien voire d’enrichissement des relations sociales dans la
distance », assure-t-il.
Le professeur relève que les plateformes jouent de
plus en plus sur de petits espaces « qui ne doivent pas être trop
publics, où les utilisateurs ne doivent pas être trop nombreux, dans lesquels
ils ne sont pas trop narcissiques, et ne cherchent pas à augmenter leur nombre
de connaissances ou leur réputation de façon centrale », à l’instar
des messageries proposées sur des applications comme Facebook Messenger,
Snapchat, WhatsApp, Instagram etc. Alors que ces échanges étaient davantage
publics aux premières heures des réseaux sociaux (on pense par exemple à
Facebook, dont les membres avaient pour habitude d’échanger des nouvelles avec
leurs « amis » sous forme de posts rédigés sur leurs
« murs » respectifs, ndlr), les pratiques actuelles, notamment des
plus jeunes, consistent « plutôt à fermer la porte aux inconnus »,
note Dominique Cardon. Ainsi, il n’est pas rare que les adolescents détiennent
deux comptes Instagram : « Un sur lequel ils s'exhibent et postent
des photos pour parader, acquérir une notoriété auprès d’un public plus
large ; un autre dédié à la conversation et aux "stories” (posts
éphémères sous forme de vidéos ou de photos, ndlr) partagées avec un cercle
restreint. »
Les réseaux,
catalyseurs des droits et libertés
Pour Bruno Lasserre, en offrant la possibilité de s’exprimer, de
diffuser des informations, d’émettre des opinions « sans filtre et
aucune forme d’intermédiation », les réseaux sociaux amplifient et
catalysent l’exercice de certains droits et libertés. Ils favorisent ainsi,
estime-t-il, l’approfondissement de la liberté d’opinion et du droit à
l’information, tout comme l’apparition de « nouvelles formes de
créativité » artistique, intellectuelle, d’humour voire de poésie,
« et peuvent, ce faisant, contribuer à l’épanouissement individuel de
leurs utilisateurs », analyse-t-il tout en se demandant si l’aspect
libérateur des réseaux « peut être autre chose qu’une illusion au
regard de l’économie de l’attention sur lesquels ils sont fondés ».
Par ailleurs, la disparition des intermédiations a transformé les
rapports des citoyens aux politiques et aux institutions, et l’horizontalité
tend à « remettre en cause la conception traditionnelle du pouvoir
fondée sur la hiérarchie ». À ce titre, beaucoup de membres de
populations oppressées, de minorités, groupes sociaux traditionnellement mal
représentés ont pu, grâce aux réseaux sociaux, « entrer en
communication et se constituer en communauté pour faire entendre leur voix ».
Par exemple, depuis la prise de pouvoir des Talibans en Afghanistan, illustre
Martine de Boisdeffre, les réseaux sociaux sont utilisés par les femmes
afghanes pour partager des informations, alerter la communauté internationale
et lancer des mouvements pour la défense de leurs droits et de leurs libertés.
Désormais, ils permettent de ce fait « d’articuler ensemble de
multiples actions citoyennes à travers des activités de vigilance et de
contestation », affirme Bruno Lasserre.
Cependant, bien que des actions aient entraîné la chute de certains
régimes ou ouvert les yeux de la population « sur des problèmes
inacceptables », dans plusieurs pays, une répression d’un nouveau
genre a répondu à ces contestations, s’inquiète Bruno Lasserre.
En outre, pour le vice-président, la libération de la parole peut être à
l’origine de bien des « excès délétères ». Il l’affirme :
les études empiriques démontrent que les réseaux sociaux n’ont pas réellement
renforcé la participation et l’engagement politique des citoyens, mais plutôt
reproduit des modèles de communication traditionnelle qui privilégient surtout
la diffusion de l’information partisane : « La modification de la
relation entre les citoyens et leurs gouvernants est allée de pair avec la
prolifération des discours polémiques, polarisants, souvent anarchisants, et le
potentiel de déstructuration voire de destruction qu’on prête aux réseaux
sociaux ne semble pas toujours contrebalancé par des forces positives
nécessaires. » Enfin, déplore le vice-président, les réseaux sociaux
semblent accentuer la défiance vis-à-vis des formes de légitimité : élus,
experts, scientifiques, politiques, etc. Or, juge-t-il, « la défiance,
pour nos démocraties, est un cancer qu’elles n’ont pas encore semblé capables
de traiter efficacement ».
Dominique Reynié, professeur des universités à Sciences Po et directeur
général de Fondapol, think tank dédié à l’innovation politique, va dans
le même sens. Lui aussi dénonce la série de manifestations « pour
partie liées aux réseaux sociaux, pour partie indépendantes »
sous-tendues par une « radicalisation politique » et « l’hystérisation
du débat ». Il assure que la décision politique n’est pas la même dans
un régime « de discussion publique », puisqu’elle est alors
plus difficile à prendre et à tenir dans un tel climat.
Dominique Reynié regrette les effets d’isolement et l’homophilie
(tendant à favoriser la fréquentation de ses « semblables ») de ces
plateformes, à l’origine d’une extrémisation des points de vue. Ces avis qui ne
se rencontrent pas seraient, affirme-t-il, plus difficiles à articuler et à
tolérer. Ce faisant, les réseaux sociaux favorisent entre les individus un
échange « plus belliqueux, plus radical », soutenu par le jeu
des algorithmes. « Des propos vifs, tranchés voire caricaturaux
suscitent plus de réactions que les positions nuancées, argumentées. Les
favoriser peut être de l’intérêt de tous – les utilisateurs recherchant la
visibilité des plateformes dont les recettes croissent au rythme des connexions »,
argumente, de son côté, Martine de Boisdeffre.
Dominique Cardon, qui se taxe volontiers de
« cyber-optimiste », est pour sa part convaincu que ce qu’ont fait
les réseaux sociaux à nos démocraties « est fondamental ». Le
professeur de sociologie considère qu’il s’agit là d’une véritable extension de
la liberté d’expression. Car si cette dernière existe depuis les grandes
déclarations dès le 18e siècle, c'était à l’époque,
soutient-il, une liberté d’expression « des élites parlantes »,
« laquelle a défini l’espace public comme la coordination des médias et
de l’espace politique pour transformer tout une série de représentations chez
l’opinion publique – sans que cette dernière ne se soit exprimée clairement –
en revendications qui pouvaient ensuite être retraitées à l’intérieur du
système politique pour en faire des propositions politiques. »
À l’inverse, les réseaux sociaux, eux, donnent la possibilité à tout le
monde de parler. « Alors, forcément, cela fait désordre »,
s’amuse Dominique Cardon.
La cause de tous les
maux
C’est pourquoi le professeur de sociologie pense qu’il existe, dans le
débat actuel, une volonté « de refermer la boîte » qu’il ne
regarde pas d’un bon œil : « Rendre les plateformes responsables
contribue à redéfinir, ou en tout cas à essayer de domestiquer, une parole qui
a pris des formes problématiques », dénonce-t-il. Or, selon
Dominique Cardon, nous avons besoin de cette parole, qui s’érige
comme une « extériorité » à la démocratie représentative.
« Même si cela peut à la fois consister en la possibilité, pour une
société, d’envoyer un hashtag qui lance un nouveau thème, de se coordonner, de
se mobiliser, de protester, de dire des choses parfois ennuyantes ou
incroyablement critiques, cette extériorité est la réalité dans laquelle nous
vivons, et toute tentative de régulation doit être attentive à trouver de
bonnes formes d’articulation entre ces espaces plutôt que de vouloir essayer de
refermer la boîte de Pandore. »
Il faut dire que malgré leur succès, les réseaux sociaux sont de plus en
plus accusés d’être la cause de tous les maux. Philippe Colombet, directeur
du journal La Croix, met en évidence qu’au moment où ils atteignent
« des tailles de pénétration exceptionnelles dans la population »
et semblent avoir une certaine maturité, ils concentrent la majorité des
critiques. Les critiques adressées à Internet au sens large, notamment aux
moteurs de recherche, sont aujourd’hui « éclipsées par la focalisation
sur une phobie contre les réseaux sociaux », affirme-t-il, avec ce
qu’il appelle un « effet frigidaire » : Facebook,
caricature du réseau social, représente le « réseau social », comme
« frigidaire » a pu signifier « réfrigérateur ».
Par ailleurs, Dominique Cardon constate que depuis 2015, le débat a
déplacé la configuration du discours autour des réseaux sociaux, « avec
l’idée, à la fois juste et pas tout à fait représentative, des réseaux sociaux
comme système d’information des individus. Ça l’est en partie. Mais
statistiquement, ce ne sont pas les usages dominants », insiste-t-il.
Le professeur de sociologie précise d’abord que qualifier les réseaux sociaux
d’espaces de publicité et de contenus est un abus de langage (ces
infrastructures ne publient pas, mais permettent un relai), et souhaite ensuite
« tordre le cou à une série d’idées » sur la circulation de
l’information et de la désinformation. D’une part, les vidéos de célébrités et
d’influenceurs ont des taux de circulation bien supérieurs à tout autre
contenu. D’autre part, les pratiques d’information des citoyens, en France
comme aux États-Unis, n’ont pas radicalement changé : elles passent toujours
en premier lieu par la télé.
Et d’ailleurs, ce que l’on fait circuler sur les réseaux sont
majoritairement des contenus de radio et de télévision. Franceinfotv est
ainsi le site d’information le plus partagé sur Facebook aujourd’hui.
Dominique Cardon aborde aussi « l’effet Twitter » et
son miroir déformant. « On a l’impression de lire l’ensemble des
contenus partagés sur les réseaux sociaux à travers Twitter, dont les usages et
les pratiques sont pourtant ceux d’une petite partie de la population. »
En effet, si 12 % des Français l’utilisent, tous ne sont pas actifs, et
seule une partie de ces derniers partagent des informations politiques. Le
professeur rappelle que cette représentation dans le débat public est liée à
l’algorithme, et qu’elle n’est certes pas complètement erronée, mais qu’elle
rate « l’essentiel de ce que sont les réseaux sociaux et de ce qu’est
l’intérêt économique des plateformes », c’est-à-dire prendre nos
comportements comme la base de définition des choses qui vont nous être
suggérées, les plateformes n’ayant pas d’intention politique spécifique.
« On prend les individus dans toutes leurs pratiques, et leurs traces
servent à produire la personnalisation dans laquelle ce qui est recommandé
ressemble à l’espace social qu’ils ont constitué – évidemment biaisé, lié aux
logiques sociales de ressemblances. Je ne diminue pas la part de
responsabilité, mais il y a une co-construction », insiste le professeur.
Pas de prise sur ces
entreprises
Au-delà de l’utilisation de ces plateformes faite par les internautes,
Dominique Reynié veut toutefois mettre en garde contre un système qui, à son
sens, « codifie » les comportements et affecte le régime des
libertés, « non pas du point de vue du droit mais du fait ».
« Cela peut créer des normes d’une puissance telle que le droit se
trouve empêché de se déployer », avertit-il. Le professeur à Sciences
Po cite l’exemple des comptes suspendus – comme celui de Donald Trump, à qui
l’on a « fermé la bouche », mentionne Martine de Boisdeffre.
Conséquence : l’ancien président a créé son propre réseau social, « ce
qui donne une idée de ce que pourrait devenir le champ des réseaux sociaux ».
Dominique Reynié pointe du doigt les institutions derrière les réseaux.
« Toutes les vertus qu’on prête aux réseaux sociaux ne sont existantes
que parce qu’il y a des architectures qui les rendent possibles, et sur ces
dernières, nous n’avons quasiment aucune prise ; ni les États, ni les
organisations internationales, ni les législateurs, ni les citoyens,
avertit-il.
Ces plateformes, devant quelle autorité publique sont-elles comptables
de leurs décisions, actes, projets ? » Même
si le professeur admet ne pas être en mesure de considérer que ces plateformes
et les entreprises dont elles dépendent sont animées d’intentions, ce n’est pas
pour autant que cette absence d’intentions les met à l’abri de comportements
problématiques, appuie-t-il. Dominique Reynié identifie deux problèmes « importants » :
d’abord, le comportement « très condamnable » de certaines de
ces entreprises qui, « comme en Birmanie, à Hong Kong, en Russie,
passent des accords sans difficulté avec des régimes autoritaires pour des
opérations de police, de persécution, afin d’empêcher les gens de se présenter
aux élections », détaille-t-il.
« Et puis il y a le cas chinois, qui nous montre que ces techniques,
outils, opérateurs, sont insensibles à la vertu qu’on attend d’eux. On peut
fabriquer un totalitarisme parfait avec les mêmes outils. On sait très bien
quel usage le pouvoir fait des réseaux en Chine », dénonce le
professeur, qui fustige un « totalitarisme high tech ».
Les entreprises sont également de plus en plus épinglées au gré des
scandales qui les agitent. Après l’affaire de Cambridge Analytica (autour de
l'exploitation frauduleuse de données d'utilisateurs Facebook par cette
société), Philippe Colombet évoque le cas de la lanceuse d’alerte Frances
Haugen, une ex-employée de Facebook qui, tout récemment, a fait fuiter des
rapports confidentiels de l’entreprise démontrant que les algorithmes ont des
effets nocifs chez les jeunes et que la société de Mark Zuckerberg est au
courant. « Par exemple, l’application de partage de photos Facebook et
Instagram fait qu’un adolescent sur cinq se sent mal dans sa peau. Ce qui est
reproché au réseau, c’est de savoir que l’outil peut conduire à des choses
graves, et de ne pas agir », rapporte le directeur de La Croix.
À son avis, les problèmes de réputation de Facebook sont en train de « devenir
incontrôlables ». Et bien que d’autres rapports montrent que pour une
partie importante de la population, se mettre en scène a un effet positif, cela
ne suffit pas s’il est prouvé qu’une plateforme offre en continu un service qui
a des effets négatifs avérés.
Dominique Reynié identifie en outre un problème de monopole, d’autant
que ces plateformes sont connues pour racheter des innovations et éviter que la
croissance ne se fasse à l’extérieur. Or, cela peut avoir des conséquences
désastreuses sur le plan de la concurrence et la possibilité de réguler ces
entreprises devenues trop puissantes, prévient-il. « Nous nous trouvons
à l’extérieur de la régulation : le code nous est étranger, on ne le voit pas,
mais il est agissant, nous contraint, et cette situation nouvelle appelle une
réaction des autorités publiques responsables de l’intérêt général, qui
pourraient le préserver pour éviter sa privatisation et sa mise en péril par
des institutions privées, non nationales, qui échappent aujourd’hui au contrôle
des régulateurs. »
Quelle régulation des
états ?
Alors, Bruno Lasserre s’interroge : quel choix ont les États ?
Quelle réponse doivent-ils apporter au « rôle incontournable »
des réseaux sociaux ? Le vice-président estime pour sa part que les États
ne peuvent pas rester inactifs. Pour autant, que réguler, comment et à quel
niveau ? « L’équation n’est pas simple, admet-il. Elle est
d’autant plus ardue que le modèle de ces plateformes détenues par des sociétés
privées, uniquement motivées par le profit, repose sur des algorithmes gardés
secrets et des processus automatisés qui rendent largement inefficaces les
techniques de contrôle et de répression jusque-là mises en œuvre par les
pouvoirs publics ». Les réseaux invitent donc à un changement de paradigme
en matière de régulation.
Néanmoins, avant d’envisager un tel processus, le vice-président du
Conseil d’État avance qu’il est indispensable pour les États de se mettre
d’accord sur les objectifs poursuivis et d’avoir à l’esprit les obstacles auxquels
ces derniers ne manqueront pas d’être confrontés. Ces objectifs, Bruno Lasserre
en voit trois : garantir aux citoyens et aux entreprises un accès et un
traitement équitable sur les réseaux sociaux – « ce qui inclut des
objectifs en termes de non discrimination, de neutralité et de juste
tarification », insiste-t-il ; protéger les consommateurs contre
les atteintes au droit au respect de leur vie privée, et contre les effets
préjudiciables des algorithmes ; et enfin, créer des « formes
pertinentes » de responsabilité des plateformes, et réfléchir sur
leurs obligations en termes de transparence.
Quant aux obstacles sur la route de ceux qui imaginent des formes de
régulation, il y a d’abord un risque de capture élevé, dans ce secteur où
l’accès aux données techniques est restreint et où les régulateurs dépendent
souvent des acteurs de l’industrie pour obtenir les informations nécessaires à
la conception et à l’application de ces régulations. Autre obstacle : la
difficulté de « calibrer les interventions publiques » pour
atteindre les objectifs poursuivis « sans détruire le potentiel de
croissance et d’innovation » des réseaux sociaux. Enfin, le dernier
obstacle principal consistera à agir sur les contenus postés en ligne sans
passer « du côté de la censure ». « Du point de vue
des États européens, la régulation est d’autant plus délicate qu’il s’agit
d’entreprises étrangères et que dans le monde d’Internet, les frontières
nationales ne représentent pas grand-chose », note Bruno
Lasserre.
Ensuite, plusieurs types de régulations sont envisageables :
promouvoir l’auto-régulation des plateformes, avec des codes de conduite et des
recommandations. Une option qui a longtemps été privilégiée par les États,
persuadés de leur impuissance. Mais les scandales comme l’affaire Cambridge
Analytica, l’insuffisance des mesures mises en œuvre et le risque de
privatisation de la censure (cf, notamment, le conseil de surveillance mise en
place par Facebook) ont fini par décider la plupart des États « à
prendre leurs responsabilités », relate le vice-président du Conseil
d’État. Des mécanismes de régulation a posteriori ont commencé à voir le jour,
consistant principalement en des obligations assorties de sanctions
administratives et/ou judiciaires, notamment en France et en Allemagne, pour
lutter contre la prolifération des discours haineux. Cela était ainsi le sens
de la loi Avia du 24 juin 2020, avant que ses principales dispositions ne
soient censurées par le Conseil constitutionnel. Par ailleurs, la loi du 22
décembre 2018 a renforcé les pouvoirs du juge des référés pour lutter contre la
manipulation de l’information en période de campagne électorale. Des
dispositifs qui ne sont toutefois « pas sans risques », nuance
Bruno Lasserre, puisqu’ils peuvent conduire à renforcer les pouvoirs des
plateformes, « incitées au zèle par la menace des sanctions »,
ou encore mettre à l’écart du contrôle des contenus la justice et la société,
ou bien se révéler peu efficace, « compte tenu de la désynchronisation
entre le contrôle du régulateur et l’instantanéité de la diffusion des
informations ». La régulation peut enfin passer par la politique
fiscale ou par le droit de la concurrence, face à la concentration des marchés
liés au numérique. En effet, les réseaux sociaux s’apparentent de plus en plus
« aux infrastructures qui ont justifié par le passé de sévères
politiques antitrust », justifie Bruno Lasserre.
En tout cas, pour le vice-président, force est de constater que ces
dernières années, l’accumulation des textes et des expérimentations mises en
œuvre semble montrer que le rapport de force est en train de s’inverser et que
la légitimité de l’intervention publique est dorénavant admise, se réjouit-il.
Mais le vice-président prévient : « Le tout est aujourd’hui d’être
clairs sur ce à quoi nous sommes prêts collectivement à renoncer en termes de
liberté d’expression, de communication, de croissance et d’innovation, pour
préserver ce que nous considérons être l’intérêt général. Car réguler reviendra
nécessairement à se priver de certains bénéfices engendrés par les réseaux
sociaux. » À cette question politique s'ajoutent des questions
juridiques : faut-il réguler au niveau national ou international ?
Sectoriel ou général ? Quelles obligations de transparence,
traçabilité ?
L’affaire de tous
En attendant de voir de futures régulations étatiques émerger, et
pourquoi pas un mouvement de régulation interne au sein des entreprises visées,
la régulation ne commencerait-elle pas par la responsabilisation de
chacun ? « Les réseaux sociaux ? C’est l’usage que l’on en
fait qui compte ! », lance Philippe Colombet.
Le directeur de La Croix considère qu’il s’agit de l’affaire de
tout le monde, même – et encore plus – des médias. « Nous ne devons pas
considérer que l’on sous-traite les réseaux sociaux à des spécialistes :
tout un collectif doit s’en servir, s’en saisir, pas simplement dans la posture
d’auto-promotion et de narcissisme du journaliste. Il s’agit aussi pour lui de
participer au débat public, scruter ce que font les plateformes, remarquer le
travail de ses confrères, débusquer les fausses informations et répondre par
message privé ou dans les conversations aux internautes »,
estime-t-il.
Au sein du journal La Croix, même si cela n’a pas toujours été
le cas, ces réseaux, « on les utilise, on les scrute ». Le
directeur confie : « C’est la manière principale pour nous
d’interagir avec nos lecteurs. Dans notre journal, nous avons bien la page du Courrier
des lecteurs, qui est notre signature, mais en réalité, il ne s’agit que de
la face émergée de toutes les interactions que l’on a. La face émergée, ce sont
toutes les interactions avec les lecteurs, abonnés ou non, qui commentent,
partagent les informations que l’on publie. Le premier impact, c’est la
conversation d’un média avec son lectorat. »
Par ailleurs, le journal s’intéresse de près à ce qui se passe sur les
réseaux d’un point de vue humain et anthropologique. « L’activité de
réseau social, ce qui s’y exprime, dans la douceur comme dans la violence, ne
nous est pas étranger, en tant que média qui décrypte ce qui se passe dans la
société. Comment apporter notre pierre à l’édifice pour aider à un débat
positif, à un bon usage des réseaux sociaux ? » Au mois de
septembre dernier, La Croix a lancé un appel invitant à « un
débat libre et respectueux », auquel se sont associées 100
personnalités (politiques, scientifiques, médecins, philosophes, cinéastes,
personnalités religieuses). Débat assorti de dix engagements, dont certains
concernant les réseaux sociaux, comme l’engagement 4 : refuser de
transformer les réseaux sociaux en tribunaux popuplaires ; l’engagement 6 : ne
pas utiliser l’anonymat ou les pseudonymes pour contourner les règles de
civilité ou biaiser un débat, ou encore l’engagement 10 : entendre la parole
des plus faibles, et plus largement celle qui s’exprime moins dans les médias
ou sur les réseaux sociaux. « On essaie donc de participer au débat et
d’inviter à rendre meilleur l’usage des réseaux », synthétise Philippe
Colombet.
Ce dernier rappelle également que La Croix appartient à Bayard,
qui s’adresse aussi à des enfants. Le groupe a donc engagé « une
réflexion de fond sur les usages des réseaux sociaux », notamment pour
savoir comment évoquer la question dans la presse jeunesse de façon
pertinente ; « sans être une série de tutoriels, ou des
cyber-pessimistes, à côté de la plaque », plaisante Philippe Colombet.
Pour faire face à ce défi, le groupe a recours à des tiers – des youtubeurs –
qui possèdent tous les codes des réseaux sociaux pour faire passer des messages
autour de l’éducation aux médias. Pour le directeur de La Croix, cet
effort de pédagogie pourrait bien porter ses fruits. En effet, force est de
constater que les discours classiques invitant à la méfiance généralisée et à
s’abstenir d’utiliser les réseaux sociaux, sans surprise...« ne
fonctionnent pas ».
Bérengère Margaritelli