ÉCONOMIE

Intelligence économique, et si les moutons français se transformaient en loups ?

Intelligence économique, et si les moutons français se transformaient en loups ?
Publié le 23/05/2024 à 07:00

L’intelligence économique (IE) s’est imposée comme un secteur d’activité efficace en quelques décennies. Après avoir établi ses fondamentaux, la discipline a ouvert d’autres champs d’application. Réactualiser sa doctrine pour anticiper les menaces en gestation fait partie de son essence.

En avril dernier, l’École militaire a réuni un panel de spécialistes sur le thème « l’intelligence économique dans un monde toujours plus conflictuel ». Pour François Jeanne-Beylot, président du Syndicat Français de l’Intelligence Économique (SYNFIE), la réussite de l’IE privée française ne fait aucun doute. Mais, ce rayonnement est encore récent.

De la protection à la captation

Quand l’intelligence économique a vraiment émergé, trois éléments principaux se distinguaient. Emmanuel Pitron, vice-président de l’ADIT, société spécialisée dans l’IE et le conseil stratégique, se souvient que les craintes étaient alors liées à la technologie japonaise, à la puissance économique chinoise et à l’entérinement de la suprématie américaine à la suite de la chute du mur de Berlin.

Depuis, une forme de « maturité », selon le dirigeant, s’est installée dans les entreprises. De nombreuses industries intègrent maintenant les réflexes de l’IE. Des entreprises de toutes tailles, même des PME, y ont recours. De plus, des initiatives ont été mises en place au niveau étatique.

l’IE a vu naître deux voies : l’une offensive, et l’autre défensive. La première relève de la « guerre économique » ou de la « competitive intelligence ». Elle consiste à recueillir des renseignements sur les sociétés concurrentes. La seconde cherche plutôt à protéger le patrimoine des entreprises, qu’il s’agisse de leurs infrastructures, des personnes, des informations sensibles ou de l’intégrité – par les luttes anti-fraude et anti-contrefaçon, par exemple.

Le développement de l’intelligence économique témoigne d'une véritable « prise de conscience géopolitique ». Les postures ont changé. Les directions opérationnelles ressentent à présent la nécessité de se placer dans une logique « offensive », constate Emmanuel Pitron, et plus seulement défensive.

Le vice-président insiste sur cette « dimension offensive » – car selon lui, si la logique de protection reste indispensable, elle ne peut être la seule. Il pousse les acteurs du secteur à « utiliser tout ce qui existe », à aller « au bout » des outils dont ils disposent. De plus, il estime fondamental que le privé et le public s’accordent, de façon à « chasser en meute ». Ensemble, l’un et l’autre réunissent une vision globale des enjeux contemporains.

Autre manifestation de la montée en gamme de l’IE, il y a trente ans, son domaine se limitait quasi exclusivement à la veille technologique. Aujourd’hui, il inclut l’accompagnement stratégique des entreprises, prend en compte la capacité de détection des menaces – en particulier celle de guerre informationnelle – de manière prévisionnelle. Tout type de société peut se faire conseiller pour un « dérisquage », qui intègre la compréhension de ses faiblesses géopolitiques et économiques.

Un marché convoité que le droit formate

Les normes, notamment celles mises en place par les États-Unis, ont modifié les comportements. Les entreprises ont dû revoir leur « psychologie », puisqu’elles se sont retrouvées contraintes de se renseigner sur l’intégrité des partenaires avec lesquels elles travaillent. D’une certaine façon, les sociétés françaises ont été « obligées », par le droit américain, d'avoir recours à des services privés d’IE. Ce marché, au début très anglo-saxon, s’est étendu avec cette législation.

Ensuite, un écosystème français s’est créé avec une « offre très solide en France », note Alexandre Hollander, président d’Amarante International. Alors que seuls des cabinets anglo-saxons maniaient l’intelligence économique auparavant, ces derniers ont diminué en proportion. Remarque, depuis quelques mois, les entreprises du secteur aussi bien que les pays concurrents emmènent l’IE sur un terrain « beaucoup plus conflictuel ».

Les Européens et les Français peuvent aussi déployer leurs règles. Mais pour l’avocat Olivier de Maison Rouge, il est vain de « tout attendre de la loi ». Toutefois, elle peut améliorer la prise en compte des trois piliers de base : la veille, la protection et l’influence. L’avocat souligne les « avancées significatives » des dernières années. Il revient sur « l’affaire Michelin » et le cas de Pablo de Santiago (nom d’emprunt). L’individu a été jugé en 2010 pour avoir soutiré les données stratégiques, industrielles, d’un projet sur lequel il travaillait, et avoir tenté de les revendre à l’étranger. Identifié puis arrêté, l’ancien cadre de Michelin a été traduit devant les tribunaux pour trois motifs : atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, atteinte au secret industriel, et abus de confiance. S’il a été relaxé pour les deux premiers chefs d’accusation, il a bel et bien été condamné pour abus de confiance, c’est-à-dire « détournement d’informations ».

Objectif actuel, garantir les données

Il faut préserver les données et recouper les informations, même si ça devient difficile. « Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, des individus sont poussés par certains pays pour délivrer des messages qui vont peu à peu tordre l’esprit des gens », déclarait le 13 mai Alain Juillet, ex-directeur du renseignement de la DGSE, au micro de Sud Radio.

Pour beaucoup, « La donnée est l’or noir du XXIe siècle », notamment pour le groupe Chapsvision ; c’est en tout cas la conviction de son fondateur, Olivier Dellenbach. Il aide ses clients à créer de la valeur à partir de leurs données. Son ambition est de faire émerger un leader technologique national souverain. Son entreprise entend protéger les « valeurs » françaises et fournir des alternatives aux systèmes américains de traitement et de collecte des informations.

Mais, les Européens restent « à la traîne », alors même que les Américains, Israéliens, Chinois et Russes se montrent « très en avance » sur ces outils. L’entrepreneur estime que ce retard constitue « une faiblesse très importante ». Il considère que les lacunes du cadre réglementaire français ne permettent pas aux acteurs nationaux de se protéger de façon satisfaisante. Olivier Dellenbach exhorte le législateur à « faire son job ».

L’Europe ne cesse de « se tirer une balle dans le pied » sur ces sujets-là. La RGPD en fournit une illustration, puisque tous les États du monde ne sont pas dans l’obligation de l’appliquer. Dans ce contexte, s’immisce une distorsion concurrentielle. Le dirigeant pense qu’il n’est, par exemple, pas autorisé par le carcan juridique, à collecter des informations sur un concurrent américain, alors que l’inverse est tout à fait possible.

Pourtant, la réforme du régime de la protection du patrimoine scientifique et technique de la nation (PPST), permet d’arriver à un « régime relativement opérationnel », d’après Olivier de Maison Rouge. Quand bien même l’application des textes n’est pas universelle, l’Europe ouvre la voie pour légiférer. L’avocat répète que notre « marché unique de la donnée » est doté de la réglementation en matière de protection des données personnelles, le RGPD (Règlement général sur la protection des données). Ce texte a longtemps été considéré comme une contrainte. Sa vocation extraterritoriale s’appuie certes sur des « fondements philosophiques humanistes », mais, par ailleurs, il peut sanctionner par des amendes records. Enfin, sur le plan français, a eu lieu la révision en 2014 de la loi Godfrain et en particulier de l’article 323.3 du Code pénal concernant ce qui relève de l’extraction, de la reproduction ou de la duplication de données.

Sophie Benard

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