Depuis le 1er
juillet, les distributeurs sont tenus de signaler les produits dont la quantité
a diminué sans que le prix ne baisse, provoquant ainsi une hausse du prix au
kilo. Mais des doutes se forment sur l’efficacité de la mesure, qui cible un
phénomène difficile à définir précisément, et laisse la porte ouverte à de
possibles contournements.
« Shrinkflation » (en
français « réduflation ») : ce terme barbare, entré récemment dans
notre vocabulaire, désigne pourtant un phénomène ancien : réduire la
quantité d’un produit conditionné sans réduire sa valeur faciale, ce qui, de
fait, augmente son prix au kilo. C’est la contraction d’ « inflation »
et « shrink », « réduire » en anglais. La pratique peut
être discutable, elle n’a rien d’illégal.
Pour l’UFC-Que Choisir, cela
s’est amplifié à partir de 2009, avec la transposition de la directive européenne sur
le libre conditionnement, « porte ouverte à tous les abus »,
selon Grégory Caret, directeur de l’Observatoire de la consommation de
l’association. Les industriels ont alors eu le droit de conditionner les
produits dans la quantité de leur choix (378 grammes, 42 unités, 1,43 litre…).
Le sujet est arrivé dans le
débat public avec la forte inflation qui a débuté en 2022, et certains cas
emblématiques relevés par des associations de consommateurs. Pour tenter d’endiguer
les abus, le gouvernement a pris un arrêté qui
oblige depuis le 1er juillet 2024 les distributeurs à apposer, sur
une affichette adjacente ou sur les produits concernés, une mention qui indique
le changement de quantité et du prix de gros.
Une façon de mieux informer
les consommateurs ? Beaucoup prédisent des effets faibles et pointent les
limites d’un texte accusé d’avoir été rédigé à la va-vite, pour « montrer
que le gouvernement agissait contre l’inflation », critique Grégory
Caret.
Le phénomène de
shrinkflation est-il exagéré ?
La médiatisation du sujet
n’est probablement pas proportionnelle à son importance. L’économiste Quentin
Demé a tenté un calcul, basé sur des extrapolations : un caddie de courses
qui coûtait 100 euros en 2003 en coûte 143 en 2024 de par l’inflation mais sans
tenir compte de la shrinkflation. Selon une étude canadienne, les produits
objets de réduflation avaient en moyenne vu leur prix au kilo (ou au litre)
augmenter de 14,3 % en vingt ans. Ce qui, en supposant que tous les produits
aient connu cette réduction de volume, mettrait le caddie à 167 euros.
Or, Quentin Demé pointe qu’il
« n’existe aucune étude sur le pourcentage de produits touchés par la
réduflation ». 60 Millions de Consommateurs en a identifié environ
200 depuis janvier. L’UFC-Que Choisir avait de son côté repéré en 2022 une
centaine de références sur 110 000 étudiées. Le chercheur estime que les économies
possibles pour les consommateurs grâce à cette obligation d’affichage seront
limitées. « On a pris une massue pour écraser un moustique »,
ironise un distributeur. « Pour nous, ce n’est pas un phénomène
d’ampleur, relève Grégory Caret. Cela détourne du vrai problème,
l’inflation. »
L’UFC-Que Choisir vient de
sortir une étude sur 454 magasins :
aucun affichage dans 95 % d’entre eux. Les 5 % restant appartiennent uniquement
à trois enseignes : 20% des magasins U, qui a même signalé certains de ses
produits en marque de distributeur (MDD), 7 % chez E. Leclerc et 2 % chez Carrefour.
Beaucoup de produits signalés à l’association
depuis le début du mois n’y figurent pas. « Nos enquêteurs ont vu des
situations ubuesques », assure le responsable de l’UFC-Que
Choisir : produits pointés en shrinkflation valorisés pour la cagnotte, erreurs
de calcul du prix au kilo… Thierry Desouches, porte-parole de Coopérative U, assure
que très peu de produits sont concernés : d’un à quatre selon ses
directeurs de magasins.
Des contournements faciles
En effet, l’obligation ne
concerne que certains types de produits, ceux « de grande consommation
préemballés à quantité nominale constante ». Ni (évidemment) le vrac,
ni les denrées alimentaires préemballées à quantité variable, notamment celles
des rayons traiteur à la coupe, ne sont visés par l’arrêté gouvernemental.
De plus, il doit s’agir de
produits identiques, dont la quantité varie légèrement. Cela implique le même
code-barre (EAN). Or, en changeant le conditionnement, les industriels changent
souvent l’EAN… Officiellement, ce n’est plus le même produit, il n’y a donc pas
obligation de le signaler. Interrogées par l’UFC-Que Choisir, les marques
« nous répondent que ce n’est plus le même produit, qu’elles revoient
leurs gammes ».
Grégory Caret reconnait que
les réductions de volume peuvent aussi avoir pour but de « ne pas
dépasser le prix psychologique de trois euros », face à des MDD de
plus en plus puissantes. Un changement de recette, même léger, est aussi
suffisant pour considérer qu’il s’agit d’un nouveau produit plus cher.
Par ailleurs, l’arrêté date
du 16 avril mais est entré en vigueur au 1er juillet, pour permettre
aux distributeurs de se mettre aux normes. Cela a pu laisser le temps aux
industriels d’une dernière opération de shrinkflation. Car l’obligation porte
sur les modifications intervenues après le 1er juillet. Même si
l’UFC-Que Choisir remarque que Leclerc a signalé certains produits dont la
baisse de volume était bien antérieure.
Intermarché n’affiche aucun
produit en shrinkflation, mais a mis ses propres affichettes, très semblables
selon l’UFC. Y compris sur certains produits où l’association elle-même n’avait
pas remarqué de changement. L’enseigne assure qu’aucun produit en rayon n’est
actuellement concerné par la mesure, et que l’affichage, installé « par
erreur » puis enlevé, provient « de la campagne menée à
l’initiative d’Intermarché lors des précédents mois ».
L’UFC pointe dans la
rédaction de l’arrêté un problème de définition et un flou sur la durée
d’affichage, qui doit être laissé les deux mois suivant la commercialisation
sous le nouveau conditionnement. Or, il y a parfois plusieurs semaines de
décalage entre l’arrivée dans les premiers magasins et dans les derniers. Idem
sur le prix, qui varie d’un magasin à l’autre au sein d’une même enseigne. Pour Aude Guyon, avocate associée au cabinet Fiducial Legal by Lamy, le prix retenu doit être celui par magasin, mais rien n’est
réellement dit sur la période de calcul du prix de référence.
De plus seules les grandes
surfaces alimentaires de plus de 400m2 sont concernées. Ce qui crée « des
disparités d’information entre les consommateurs », selon l’économiste
Quentin Demé.
Une information difficile à
remonter
Autre problème pointé par les
intervenants : l’arrêté fait peser la responsabilité d’affichage sur les
seuls distributeurs. Une personne morale risque une amende de 15 000 euros.
La Fédération du commerce et de la distribution (FCD), représentant la majeure
partie des distributeurs, assure avoir dû se battre pour que la foire aux questions
de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la
répression des fraudes (DGCCRF) mentionne l’obligation faite aux industriels de
transmettre l’information aux distributeurs. Mais ceux-ci ne sont tenus que
« par une obligation de loyauté, rappelle Aude Guyon. Ils ont
plutôt une responsabilité contractuelle ». Mais la convention unique avec
le distributeur pourrait prévoir une indemnisation pour non information si celui-ci
reçoit une amende pour non affichage de shrinkflation.
« Seuls les
industriels connaissent l'évolution de leurs produits, assure la FCD. Et
ils n'informent pas toujours de façon claire les distributeurs. » Lesquels
doivent s’en assurer eux-mêmes. Ce qui entraîne « des coûts de
développement, notamment de logiciel, de recherche d’information et de
redescente en magasin ». D’autant, ajoute Aude Guyon, que « tous
les distributeurs ne sont pas dans la même situation ». « Ce
sera plus difficile pour les moyennes surfaces. Par ailleurs, est-ce que ces
coûts ne vont pas indirectement augmenter le prix ? »
A Coopérative U, détaille
Thierry Desouches, « une personne au niveau national s’est occupée
d’envoyer des demandes aux industriels pour nous informer d’éventuels
changements. Mais s’ils ne nous répondent pas, nous ne sommes pas détectives. Il
peut aussi y avoir des références en direct auprès d’industriels locaux dans
chaque magasin », avec moins de personnel à dédier à ces questions. Intermarché
assure avoir interrogé les industriels au moins trois mois avant, et conduit
avec ses équipes achats des analyses de ses bases de données. La FCD dit
« ne pas s’opposer au principe mais à la façon dont c’est appliqué ».
Le risque d’une « cheapflation
» ?
Quentin Demé pointe un risque
de « frictions entre distributeurs et consommateurs », qui
pourraient avoir une mauvaise image d’une enseigne affichant beaucoup de
shrinkflation. Mais les industriels ont aussi « un risque
réputationnel, de mauvaise publicité, si certains de leurs produits sont
fréquemment épinglés ». La multinationale de l’agroalimentaire Unilever
a d’ailleurs tenté sans succès
de faire interdire l’affichage de ses pratiques de shrinkflation par Intermarché
en début d’année.
« Nous ne sommes pas
complètement dupes, assure Grégory Caret. Ce sont les distributeurs qui
ont mis le sujet sur la table pendant les négociations commerciales »,
peut-être pour maintenir une pression sur les prix. Si la baisse du volume est
à l’initiative de l’industriel, le prix en magasin est fixé par le
distributeur. Difficile donc de « faire la part des choses »
sur le prix.
Pour Quentin Demé, « le
risque le plus important est celui pour la santé, si les industriels
transforment la shrinkflation en cheapflation, avec des produits moins
nobles ». Là encore, la pratique n’est pas illégale, et légiférer
semble difficile.
Les consommateurs sont
invités à signaler les cas de réduflation non affichés via le site Signal Conso. « C’est aussi une norme
éducative pour inciter les consommateurs à regarder le prix au kilo », juge
Aude Guyon. Encore faut-il être au courant. La mesure, entrée en vigueur entre
les deux tours des élections législatives, n’a fait l’objet d’aucun événement
de la part des ministères concernés. « Dans trois mois, on n’en parle
plus », prédit un distributeur.
Aude
David