DROIT

L’UE Space Law, une règlementation retardée et crainte par certains États européens et entreprises

L’UE Space Law, une règlementation retardée et crainte par certains États européens et entreprises
Publié le 12/06/2024 à 17:17

Toujours en cours de rédaction, cette loi européenne qui vise à « assurer une concurrence équitable » à l’international et à mettre fin à une fragmentation du marché européen suscite des préoccupations chez de plus petites entreprises, qui espèrent de la « flexibilité » à l'heure où certains textes français ne leur sont pas applicables.

A défaut de discuter du contenu de la nouvelle loi de la Commission européenne sur les activités spatiales - ou UE Space Law -, les différents acteurs invités par le cabinet De Gaulle Fleurance, le 16 mai dernier, à s’exprimer sur « les défis d’un secteur en ébullition », ont fait de la prospective.

En effet, le texte initialement prévu pour le printemps 2024 a finalement été repoussé et devrait paraître « au plus tôt avant l’été », d’après les informations que possède Emmanuel Bourdoncle, chef de projets régulation et durabilité des activités spatiales à la Direction Générale des Entreprises (DGE). Un report qui aura toutefois « sonné un réveil général » auprès des États membres, et en particulier pour ceux qui n’ont pas perçu tout l’enjeu derrière cette règlementation à venir, lancée il y a de ça un an, pointe le chef de projets.

Selon lui, la France s’est pour sa part très vite mobilisée sur le projet. Étant assujettie depuis 2008 à la loi nationale sur les opérations spatiales (LOS), autrement dit « le cadre le plus exigeant pour la conduite des activités spatiales », précise la responsable des affaires règlementaires, espace et télécommunication chez Eutelsat, Chehineze Boufia, l’Hexagone possède déjà une bonne connaissance des normes et donc de ce qui pourrait être utile pour le futur texte.

Et bien que la LOS soit la « principale force » de la France dans les discussions sur l’UE Space Law, elle est aussi une « faiblesse » estime François Alter, conseiller auprès du président directeur général du Centre national d’études spatiales (CNES), qui révèle que selon un certain nombre d’États, la France aurait impulsé cette loi pour faire en sorte que les obligations spatiales françaises s’appliquent à l’UE. Une supposition que réfute le conseiller, dans la mesure où les objectifs français ne sont pas les mêmes que les objectifs européens explique-t-il. « Ça nous a surtout permis de nous mobiliser sur le sujet dès le début et de faire tache d’huile ensuite auprès des autres États. »

Il faut donc voir cette règlementation comme un texte qui viendrait cadrer et mettre fin à une fragmentation entre les 27 États membre de l’UE, indique Chehineze Bouafia, car « tous les acteurs ne jouent pas avec les mêmes règles du jeu, ce qui crée cet effet de fragmentation ». D’autant que « tous les États n’ont pas adopté une loi spatiale nationale, et ceux qui en ont une n’ont pas forcément un cadre qui répond aux même exigences que notre loi française », complète la responsable chez Eutelsat.

L’UE Space Law : avantage ou désavantage compétitif ?

Se fondant en partie sur les articles 189 et 114 du Traité sur le fonctionnement de l’UE (TFUE) qui vient règlementer le marché intérieur, l’UE Space Law fixe deux objectifs principaux et deux subsidiaires, selon Emmanuel Bordoncle.

Premier objectif : posséder un marché unique des activités spatiales au sein de l’UE, l’industrie européenne faisant face à une concurrence « extrêmement forte » et rencontrant des problèmes à la fois de financement et de taille de marché. « On peut alors espérer qu’en passant de 27 marchés fragmentés, dont 11 pays qui ont une loi nationale, à un espace unique, on puisse régler le problème de levées de fonds » formule le chef de projets DGE. Le second objectif tient dans l’uniformisation des textes, à l’heure où une concurrence entre opérateurs européens et non européens pas soumis aux mêmes exigences techniques s’établit de plus en plus.

« L’enjeu de l’UE Space Law est donc de faire comme ce qui a été prévu par la Commission européenne sur le secteur économique et numérique, c’est-à-dire soumettre des opérateurs non européens aux même exigences techniques dès lors qu’ils interviennent sur le marché européen », ce qui assurerait une « concurrence équitable » dans de bonnes conditions, « un instrument essentiel » pour préserver la compétitivité de nos acteurs, analyse Emmanuel Bourdoncle.

Concernant les objectifs secondaires, l’UE Space Law compte introduire les premières dispositions sur l’impact environnemental terrestre des activités spatiales. Un défi « très important sur lequel se positionnent les industriels notamment » soulève le chef de projets, et qui viendrait consolider une vision européenne sur la gestion du trafic spatial, la durabilité des activités etc. L’idée est de posséder une voix européenne sur ces sujets, et donc « être en mesure, en tant qu’UE, de peser dans les négociations internationales ». Des propos corroborés par François Alter, qui atteste d’un vrai besoin d’être sur un pied d’égalité avec d’autres grandes puissances « qui ne se privent pas d’avoir leur propre règlementation ».

Toutefois, met en garde Emmanuel Bourdoncle, « il y aura des parties contraignantes de la Space Law, mais aussi non contraignantes », par exemple, présume-t-il, un accompagnement financier pour soutenir des start-up afin de leur permettre d’arriver à conduire ses processus de contrôle de conformité notamment. Le chef de projets avertit également quant aux attentes des opérateurs qui seront concernés : « On peut pas tout attendre de la réglementation européenne, elle ne permettra peut-être pas à elle seule de protéger les acteurs face à la concurrence internationale. Mais à l’inverse, sans elle, les acteurs seront de plus en plus menacés et concurrencés. »

L’UE représente un marché de plus de 300 millions d’habitants, rappelle par ailleurs Emmanuel Bourdoncle, qui estime qu’en tant qu’acteur européen spatial installé hors EU, il n’est pas possible de penser un business plan en faisant l’impasse sur le marché européen. « Dire, en tant qu’Européens : “si vous voulez accéder à notre marché il faut respecter les contraintes imposées à nos entreprises”, cela représente un levier phénoménal, un pied d’égalité de nos acteurs vis-à-vis des concurrents internationaux » illustre-t-il.

Par ailleurs, si la Commission européenne ne peut imposer aux opérateurs de satellites non européens cette règlementation, elle le pourra toutefois indirectement avec les opérateurs européens qui voudraient recourir à des solutions de lancement hors Europe. Une occasion de monter que cette solution non européenne est « d’une excellence technique irréprochable », rétablissant de fait une concurrence équitable et une compétitivité des opérateurs de satellites et de lancement, pointe le chef de projets à la DGE.

Quant à savoir si cette loi pourra rééquilibrer le match entre Space X – l’entreprise du milliardaire Elon Musk -, son FAI par satellite Starlink et le marché européen, François Alter se veut rassurant : « Cela permettra d’être dans la discussion. Si l’Europe n’a pas de règlementation, elle ne peut pas influer sur la règlementation américaine. C’est une façon de garantir que l’espace reste un bien commun ».

Règlementation ne veut pas dire frein à l’innovation

Si l’UE Space Law s’avère être un avantage compétitif, des craintes de certains États membres ont également pu émerger vis-à-vis l’innovation.

Mais Emmanuel Bourdoncle le martèle, « la règlementation n’est pas un frein à l’innovation », elle peut au contraire être un guide nécessaire avec les bonnes mises en application, et va de fait, selon lui, générer l’innovation. Il la voit ainsi comme un « accélérateur », un « processus d’accompagnement ». Si constituer un dossier pour demander la réalisation d’une mission peut prendre un an explique-t-il, « ce n’est pas juste un tampon “oui” ou “non”, il faut tout contrôler, mais cela profite aux nouveaux acteurs sur le marché et peut leur permettre dès le départ de répondre à des standards et exigences techniques élevés profitables ».

Chehineze Bouafia abonde : « La réglementation peut aussi être un élément d’attractivité voire une opportunité, dans la mesure où elle pose un cadre juridique sécurisé et sécurisant pour l’entreprise. »

Un argument validé et illustré par Héloïse Vertadier, associée juridique de la filiale luxembourgeoise d’ispace Europe. En tant que petit groupe, la start-up, et plus particulièrement ispace Luxembourg, est soumise à la loi nationale luxembourgeoise (2017) qui se concentre sur l’utilisation des ressources spatiales et vient cadrer des missions. La filiale travaille notamment avec l’agence spatiale européenne (ESA) qui assure la promotion des intérêts scientifiques dans l’espace, pour autoriser les activités du rover de la start-up, démontre-t-elle.

De son côté, le conseiller du CNES prend l’exemple de la LOS et des 140 autorisations produites depuis 2008 : « on est là pour que cette loi ne soit pas une exigence mais une progression commune de la réglementation ». Des dizaines d’autorisations sont délivrées chaque année pour ce qui est des satellites, une activité où le besoin d’être en contact en amont avec les entreprises est prégnant. « On n’est pas là pour sanctionner mais faire en sorte que très amont dans le processus, les entreprises souhaitant développer une mission puissent prendre des exigences de la loi sur la règle spatiale. Avec l’UE Space Law, c’est exactement la même chose. »

Les plus petites entreprises espèrent un « juste milieu » au regard des plus grands groupes

Mais cette règlementation qui vise à encadrer les activités spatiales de toutes les entreprises des 27 États membres suscite aussi des appréhensions pour les plus petites d’entre elles. L’associée juridique de la filière luxembourgeoise d’ispace alerte : « Certaines applications de ce genre de loi ne sont pas nécessairement les mêmes que pour un très gros acteur. » C’est d’ailleurs déjà une chose que sa filière expérimente en tant qu’acteur de plus petite taille, avec la loi nationale luxembourgeoise.

La start-up a en effet pu se rendre compte dans le cadre de sa seconde mission, qui consistera à envoyer un micro rover sur la lune en fin d’année pour récupérer des échantillons de ressources lunaires, que certaines demandes et attentes pour obtenir cette autorisation de mission ne lui sont pas nécessairement applicables. En outre, « la loi nationale luxembourgeoise a été écrite de telle façon qu’elle est basée sur les autorisations des marchés financiers, or nous ne nous qualifions pas pour avoir ce genre de demande », illustre Héloïse Vertadier.

Non soumise à la LOS également, ispace comme d’autres petites entreprises attendent donc de la « flexibilité » et que soit trouvé « un juste milieu ». Héloïse Vertadier rappelle qu’il y a beaucoup d’innovation et de mouvement au sein des plus petits groupes. En témoignent les diverses missions menées par la start-up, avec notamment une tentative d’alunissage en 2023 qui aurait fait d’ispace la première entreprise privée à réussir l’alunissage de son atterrisseur, la mission M2 en fin d’année qui transportera le premier rover européen, et la M3 prévue pour 2026-2027. Afin de ne pas « entraver ce genre d’activité », l’associée juridique espère donc que la règlementation saura prendre en compte les spécificités de plus petits opérateurs.

La labélisation des opérateurs doit « constituer un réel levier pour les acteurs »

Côté grands groupes, la responsable des affaires règlementaires, espace et télécommunication chez Eutelsat indique que des choses côté décarbonation sont attendues. En effet, de nombreux investisseurs des marchés financiers, assureurs etc. sont de plus en plus attentifs concernant les indicateurs non financiers, révèle Chehineze Bouafia. « Et bon nombre d’indicateurs de ce type sont en train d’être développés » assure-t-elle, tels que le combustible de substitution aux énergies fossiles (CSR), ou les critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG).

En Angleterre, par exemple, ses acteurs nationaux peuvent être labelisés et obtiennent en retour des incentives dans le cadre d’assurances spatiales, autrement dit un ensemble de méthodes utilisées pour stimuler la motivation des cadres d’une entreprise.

Si la loi spatiale européenne, dans un de ses volets, propose de développer un système de labélisation des acteurs européens qui leur permettrait d’être certifiés au même titre qu’un éco label et de se démarquer, il ne faut pas que cela se traduise par une « simple étiquette » mais qu’il « constitue un réel levier pour les acteurs » argue Chehineze Bouafia. Selon elle, il pourrait par exemple être imaginé un octroi de points bonus en l’évaluation des marchés publics européens. « Il ne faut vraiment pas que ce soit qu’un joli effet d’annonce, il faut les incitations qui vont avec », insiste-t-elle.

Emmanuel Bourdoncle imagine de son côté un système selon lequel les appels d’offres de l’UE seraient réservés aux opérateurs disposant d’un tel label. Il précise : « la Commission souhaite construire tout un outil d’accompagnement et de développement des opérateurs européens à travers la délivrance de ces labels. »

Mais petits et grands opérateurs s’accordent tous sur un point : que tout acteur non européen souhaitant intervenir sur le marché européen soit impérativement soumis à l’UE Space Law, « sans cette condition, je ne vois pas comment elle ne serait pas un fardeau de plus pour les acteurs français », craint Chehineze Bouafia.

Les contrôles d’application de l’UE Space Law incomberaient aux États

La question de la mise en application de la loi auprès des États et des entreprises, une fois entrée en vigueur, se pose également, car si le CNES est armé pour assurer cette mission de contrôle en France, en Europe, qui pratiquera les contrôles de conformité des systèmes spatiaux ? « De ce que l’on sait du projet, l’idée aujourd’hui est de faire en sorte que ce contrôle reste aux mains des États membres » révèle Emmanuel Bourdoncle.

Ces États pourront par la suite s’appuyer sur des agences techniques nationales, à l’instar de l’ESA, laquelle opère déjà des contrôles de conformité dans certains États qui n’ont pas de ressources en interne. « Mais a priori, [le contrôle conformité] resterait aux mains des États » soutient le chef de projets.

François Alter de son côté apporte un éclairage quant à la manière de faire respecter l’UE Space Law à tous les acteurs européens, prenant l’exemple du CNES qui s’occupe de vérifier que les acteurs français soient bien en conformité avec la LOS. Le conseiller auprès du président directeur général détaille : « Le contrôle conformité se fait avant que les missions soient dans l’espace. Le vrai sujet c’est de vérifier que ce qui est envoyé dans l’espace et la manière d’opérer garantissent un certain nombre d’exigences. »

Ces contrôles permettent en effet de s’assurer qu’aucun débris ne puisse tomber au moment d’une entrée atmosphérique ou reste dans un réseau protégé où il y a de l’activité, et « cela se fait par des calculs, c’est de l’ingénierie dans des dossiers très techniques » complète-t-il.

Pour l’heure, le texte reste donc toujours en cours d’élaboration. Suivra une année de négociation et de procédure au sein du Conseil européen et au Parlement européen, avant une adoption finale du texte. Pour Emmanuel Boudoncle, il faut encore compter deux ans entre la date de publication de l’avant-projet de la Commission européenne et l’entrée en vigueur du texte.

Allison Vaslin

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