ÉCONOMIE

La norme en entreprise est-elle réellement un facteur de progrès humain ?

La norme en entreprise est-elle réellement un facteur de progrès humain ?
Veolia revendique la diversification de ses indicateurs de performance au-delà des finances
Publié le 20/07/2024 à 17:14
Le tribunal de commerce de Paris accueillait le 4 juillet dernier les universités d'été de l'association Paris place de droit, qui réunit juristes et entrepreneurs. L’occasion pour les participants de s’interroger sur l’effectivité sur le bien-être commun de la multiplication des normes liées aux enjeux sociaux et sociétaux.

Et si le droit pouvait permettre d'améliorer le monde ? La question était sur toutes les lèvres, le 4 juillet dernier, aux universités d’été de l’association Paris place de droit, qui agrège les acteurs parisiens du droit et les représentants des entreprises de la capitale. Réunis au tribunal de commerce de Paris à l’occasion d’une table ronde, les intervenants ont cherché à peser le pour et le contre des normes juridiques imposées aux entreprises et à jauger leur impact au regard de l’ambition commune de faire advenir un monde meilleur.

La directrice générale de Veolia, Estelle Brachlianoff, à la tête de 220 000 salariés, regrette des contraintes juridiques parfois « contradictoires ». La responsable cite les lois Sapin 1 et 2, ainsi que la directive européenne CS3D portant sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. Évoquant les près de « 1150 indicateurs » du CS3D que Veolia doit renseigner chaque année, elle pointe les lourdeurs des nombreux reportings mis en place par ces lois. La dirigeante ironise sur le fait qu'il serait utile de disposer de « 220 000 personnes à travailler, et de 350 000 à remplir des reportings et à cocher des cases ». Mais elle tempère aussitôt son propos en affirmant qu'elle n'est pas de ceux qui souhaitent « qu'on se débarrasse de toutes ces normes ».

L'éthique et la conformité

La directrice générale de Veolia salue le fait qu’en France on « ait plutôt laissé les entreprises s'organiser, pour voir comment se mettre en conformité », à l’inverse de la méthode « anglo-saxonne ». Elle met en avant l'exemple de la loi Pacte, promulguée en mai 2019, et qu'elle estime « très en avance sur le sujet ».

Pour Estelle Brachlianoff, le métier de Veolia vise à « faire en sorte que l'industrie continue à s'épanouir », pour « créer de la richesse et de la prospérité, mais en étant compatible avec les limites planétaires ». Cette adaptation des objectifs de l’entreprise s'opère par une diversification des indicateurs de performance, au nombre de quinze, dont onze ne mesurent pas les résultats financiers.

Ainsi les ambitions de Veolia ne sont pas seulement annoncées en euros, mais aussi « en mètres cubes d'eau économisés, en CO2 réduit et en emplois créés », précise la directrice générale. La responsable s’appuie aussi sur le Scope 4, une méthode qui permet de quantifier les émissions évitées par les entreprises, « un outil essentiel pour mesurer l'authenticité des efforts que les entreprises font, au-delà du greenwashing et des publications un petit peu marketing ».

Vers une internationalisation du droit ?

La dirigeante évoque aussi l'existence dans le groupe de « standards minimums sociaux mondiaux » tirés du plan « Veolia cares », qui donne par exemple à l'ensemble des salariés les mêmes droits de congés, quel que soit le pays où ils travaillent. « [Pour] faire progresser un certain nombre de valeurs, le nationalisme n'est pas la solution », acquiesce Xavier Boucobza, professeur de droit à l'université Paris-Saclay.

L’universitaire prend l'exemple des « règles sur l'environnement en France, qui ne vont pas régler la question de l'environnement », problématique mondiale. Il voit dans l’évolution normative qui tend vers une globalisation des règles imposées aux entreprises un « bouleversement des sources du droit, qui passe notamment par une internationalisation de celles-ci, [pour] dépasser les ordres juridiques nationaux ».

Il en va ainsi de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Celle-ci oblige les grandes entreprises de plus de 5000 salariés à élaborer des plans de vigilance, pour identifier les risques et prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, « résultant de leurs activités et de celles des sociétés qu'elles contrôlent ». Mais aussi de celles des sous-traitants et fournisseurs des entreprises concernées.

En décembre dernier, cette loi a pour la première fois été appliquée sur le fond. Le tribunal judiciaire de Paris a enjoint La Poste à compléter son devoir de vigilance. Celle-ci était accusée par le syndicat Sud PTT d'avoir fermé les yeux sur l'emploi de « centaines de travailleurs sans-papiers », qui seraient cantonnés aux « tâches les plus difficiles des centres de traitement des colis », au sein de ses filiales Chronopost et DPD. La Poste a fait appel de la décision.

Xavier Boucobza rappelle que cette loi a créé un mouvement qui a débouché sur la transposition de ces règles dans le cadre d'une directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité (ou CSDD, Corporate Sustainability Due Diligence) du 23 février 2022. Celle-ci a récemment été approuvée par le Parlement européen, le 24 avril 2024, et va être mise en œuvre progressivement.

Une multiplicité d'acteurs aux prises avec la norme

Selon le juriste, pour « imposer des normes sociales, de droit humain, environnementales, les différentes législations des États ne sont pas forcément les vecteurs les plus appropriés », et cela se traduit aujourd'hui par une forme de privatisation des sources du droit. Une des conséquences de ce mouvement, explique Xavier Boucobza, c'est le développement d'une certaine indistinction entre « hard law » et « soft law ».

Professeure de droit à l'université Paris Dauphine, Béatrice Parance replace ces évolutions normatives dans le contexte d’un monde « incertain » et, comme en miroir avec la multiplication des facteurs de risques, entrainent le fait que le juriste interagit de manière croissante avec énormément de parties prenantes. Notamment avec des scientifiques de disciplines diverses, de plus en plus mobilisés par les entreprises.

Ce cheminement facilite la diffusion de nouveaux concepts dans le champ économique, tel que celui de limite planétaire, « qui vient de Suède et essaie de démontrer l'interaction entre l'ensemble des grands défis environnementaux liés au réchauffement climatique, à l'acidification des océans, à la perte de biodiversité, situe l’universitaire. De quoi démontrer l'interaction entre l'ensemble de ces frontières planétaires ». Et cette notion doit être croisée avec celle de l'acceptabilité sociale, qui mobilise fortement les sciences cognitives.

Béatrice Parance explique que « la norme va être, d'une certaine manière, coconstruite par les entreprises dans une forme d'interaction permanente et de nature itérative entre l'État et les entreprises ». Ce chemin complexe, nullement tracé d'avance, rappelle que les limites ne concernent pas seulement la planète ou la fin du mois, mais aussi les compétences des juristes, quelle que soit leur spécialité ou leur niveau d'expertise.

Etienne Antelme

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