Alors que le président de la République a lancé, fin février, le
chantier de la responsabilité et de l’indépendance des magistrats, le CSM et la
Cour de cassation se sont saisis de l’occasion pour lancer, dans la foulée, un
cycle de conférences dédié à ce sujet polémique. Une façon de nourrir la
réflexion par une diversité des points de vue – avocat, journaliste,
professeur, magistrats –, afin de rappeler les garanties déjà mises en place,
et de proposer de nouveaux outils visant à renforcer la déontologie de ceux qui
nous jugent.
C’est un
nouveau cycle de conférences marqué par le sceau du débat et de la remise en
question qui a débuté à la Cour de cassation, le 12 mars. Organisée par le
Conseil supérieur de la magistrature (CSM), la série de conférences met au cœur
de la discussion deux notions phares, objets d’une défiance graduelle de la
part des citoyens : l’indépendance et la responsabilité des magistrats.
Pour la
première présidence de la Cour de cassation, cette initiative permet de revenir
sur un « sujet sensible » aux enjeux essentiels, puisqu’il
« rappelle régulièrement combien l’état
de droit peut se révéler fragile, parfois même au sein de l’Union européenne »,
abonde Didier Guérin, membre du Conseil supérieur de la magistrature.
Question de construction historique
« La
question de l’indépendance n’est pas seulement une question de philosophie
politique, c’est aussi une construction historique », met en exergue
le diplomate et agrégé d’Histoire Yves Saint-Geours. Pour mettre en perspective
ce thème si polémique, Nicolas Roussellier, professeur des universités,
historien, rappelle que la Révolution française a elle aussi assisté à la
destitution du « fait judiciaire », notamment des juges, par
rapport à l’Ancien Régime. Mais ce fait judiciaire se reconstitue dans une
nouvelle alliance. Le professeur parle d’une relation triangulaire qui se noue
entre le fait judiciaire, l’Assemblée constituante et « ce qui reste du
pouvoir exécutif ». « L’idée politique moderne repose sur un
continuum entre fabriquer la loi, l’assembler et la rendre socialement
effective, avec une parenté entre le juge dans son tribunal et le député,
représentant de la nation, car tous deux sont responsables devant la Nation »,
raconte Nicolas Roussellier. Ce dernier nuance : cette nouvelle alliance
« se fait en proportion de la mise à l’écart du pouvoir exécutif »,
car la tradition ne pense pas l’exécutif comme une nécessité, il s’agit
simplement un pouvoir de veille. À l’époque, la loi, dans sa réalité sociale,
relève de la justice. Pour l’historien, il y a ici un premier problème :
l’indépendance et la responsabilité des députés et des magistrats se fait avec,
« comme dégât collatéral », le fait de ne pas penser
l’exécutif comme un pouvoir propre. Autre problème : la responsabilité
devant la Nation se fait à travers le mécanisme de l’élection. Or, les juges
ayant été rendus indépendants peuvent se retrouver sous une nouvelle forme de
pression et d’arbitraire, indique Nicolas Roussellier. Il précise que
l’élection des juges disparaît dans le cours de la Révolution, « mais
jamais de l’horizon intellectuel » : « Quand on cherche
une sorte de mise en jeu de la responsabilité des juges, on peut repenser à
l’élection des juges. »
Dans le
modèle républicain, on retrouve toujours ce modèle légicentriste, marqué par la
marginalisation du pouvoir exécutif. Sous la IIIe République,
jusqu’en 1920, les députés, et encore plus les sénateurs, sont des « magistrats
législateurs », car les membres de la chambre, comme les membres du
Sénat, votaient en conscience, en observation du bien commun. « Pendant
une bonne partie de la III e République, la majorité des membres de
la chambre des députés n’appartiennent pas à des partis et rejettent la
discipline et les consignes de vote. Le pouvoir exécutif valse beaucoup, les
ministères sont renversés en moyenne une fois par an », relate le professeur. Finalement, affirme-t-il, la République
se construit non seulement sur un vocabulaire judiciaire en politique, mais
aussi sur des mécanismes judiciaires. « Faire la loi, c’est une forme
de délibération qui, par la position de chaque député, la mise en jeu des
questions posées, est une forme de justice en politique. »
En outre, de
plus en plus, le fait judiciaire relève du fait administratif, absorbé dans la
sphère de l’État administratif. En témoignent le recrutement par concours, le
déroulement des carrières, les nominations, l’existence d’un ministère de la
Justice… « Les juges perdent donc en indépendance, de ce fait là, sous
les III e et IV e Républiques », souligne Nicolas Roussellier.
Celui-ci
évoque également que Vincent Auriol, premier président de la IVe République,
va aussi présider le Conseil supérieur de la magistrature. « On
pourrait se dire qu’il y a là un grand manque d’indépendance, sauf qu’à ce
moment-là, on est encore dans un modèle républicain. Donc ce n’est pas un
président de la République à l’initiative de réformes, un président qui peut
faire pression sur l'Assemblée, etc. Au contraire, Vincent Auriol pensait
mettre en place une forme républicaine de présidentialisme en développant cette
fonction présidentielle au-dessus des partis, et que la présidence républicaine
soit la haute magistrature par son impartialité, en étant un pouvoir neutre. »
L’historien
poursuit cependant : la Ve République prend le contrepied
des deux précédentes – ce pourquoi, à son avis, il est impossible de parler de
« tradition républicaine » en France. Avec la Ve République,
arrive une « nouveauté », dit-il : donner la priorité à
la continuité du gouvernement, à sa force, au nom de politiques publiques.
L’impératif de gouverner l’emporte désormais sur la tradition de délibérer.
L’avènement de l’exécutif a notamment pour conséquence que « le
Parlement ne peut plus jouer le rôle de logiciel judiciaire ». Nicolas
Roussellier parle d’une « rupture du lien ontologique entre la justice
parlementaire et la justice judiciaire ». Il met également en évidence
la transformation du modèle de la loi. Après une longue ère qu’il qualifie de
« production de normes », de plus en plus, les lois deviennent
« des programmes de politique publique, avec, parfois, un faible
contenu normatif », estime-t-il.
Or, selon l’historien, ce n’est pas du tout la même chose de voter au Parlement
pour des trajectoires que pour des lois. Cela marginalise le Parlement dans sa
capacité à contrôler le gouvernement, et le marginalise par rapport à son
ancienne alliance avec le fait judiciaire. « Aujourd’hui, la
judiciarisation de la société est la compensation de la faiblesse de l’ancien
rôle parlementaire », conclut le professeur.
« Une vigilance accrue dans l’exercice de
leurs fonctions »
La première
présidente de la Cour de cassation, rappelle que le magistrat est détenteur,
sur les citoyens, d’importants pouvoirs qui touchent à leur liberté, leur
honneur, leur sécurité, leurs intérêts familiaux, sociaux et matériels. La
contrepartie de ces pouvoirs est donc la responsabilité de ceux qui les
exercent, fondée sur une compétence irréprochable, une formation de haut
niveau, une impartialité, une éthique et une déontologie « sans faille ».
Le métier de magistrat est « exigeant », souligne Chantal
Arens, d’autant plus que ce dernier est fortement exposé. « Au-delà des
exigences inhérentes à la fonction de juger, s’ajoutent des considérations
liées à l’apparence et à l’image que renvoie l’exercice de ses fonctions.
Aujourd’hui, il ne suffit plus d’être indépendant, responsable, impartial pour
être légitime, il faut aussi veiller à ce que l’on ne puisse jamais laisser
penser que ces fondamentaux ne sont pas réunis. »
François
Molins, procureur général de la Cour de cassation, ajoute qu’à mesure que
s’accroît l’importance sociale et politique de l’autorité judiciaire, grandit
également la nécessité pour les magistrats de rendre compte de leur
comportement professionnel. « L’office du magistrat impose aux juges et
aux procureurs une vigilance accrue dans l’exercice de leurs fonctions :
ils doivent rendre compte de ce qu’ils font, des décisions qu’ils rendent, le
tout en observant le principe de séparation des pouvoirs. »
Le procureur
général près la Cour de cassation veut remettre l’église au milieu du
village : l’indépendance des magistrats n’est pas un privilège destiné à
protéger les juges et les procureurs ou à assurer le crédit de la Justice, mais
une garantie dans l’intérêt des justiciables. Cette indépendance possède une
dimension institutionnelle et statutaire, mais aussi une dimension personnelle,
détaille-t-il : « On aura beau imaginer toutes les garanties du
monde, celles-ci doivent se doubler d’un exercice personnel de cette
indépendance au quotidien. Il est du devoir de chaque magistrat d’être lucide
dans son exercice professionnel, de savoir identifier ses éventuelles
dépendances pour les dépasser et ses faiblesses pour les surmonter ; le
magistrat ne devant jamais sacrifier, notamment pour des promotions, ce qui
fonde et justifie son action. »
Sous le feu des critiques
Alors que
les attentes des citoyens sont à la hauteur des devoirs qui incombent aux
juges, l’institution judiciaire souffre d’un déficit de confiance
« installé et durable », observe Chantal Arens. Au-delà de la
complexité et de la lenteur qui lui sont régulièrement reprochées – les
justiciables aspirent à une jurisprudence « plus prévisible »
et des décisions « plus compréhensibles » rendues dans un délai
raisonnable –, les statistiques interpellent : moins d’un Français sur
deux estime que les juges sont indépendants.
Selon
François Molins, c’est la judiciarisation croissante par laquelle le juge
devient régulateur de la société qui contribue à alimenter les critiques.
« La justice est de plus en plus sous le feu d’attaques multiples qui
dénoncent l’empiètement des magistrats dans le champ des autres pouvoirs et
agitent le spectre d’un gouvernement des juges. »
La première
présidente de la Cour de cassation précise que cette
indépendance est surtout questionnée en matière pénale, « dans quelques
dossiers très médiatisés ». À ce titre, Jacques Boulard, Premier
président de la cour d’appel de Toulouse, s’étonne que la critique porte à ce
point sur la justice judiciaire, et que la justice administrative et financière
soit très largement épargnée de ce débat, « alors même que les
décisions prises par une chambre régionale des comptes à l’égard d’un décideur
public, ou des décisions en matière électorale du juge administratif, sont au
moins aussi fortes dans l’action publique des décideurs publics ».
Chantal
Arens alerte : le déficit de confiance lié à la figure du juge a beau ne
pas être récent, il se trouve amplifié chaque fois qu’un magistrat commet une
faute dans l’exercice de ses fonctions. Si la Première présidente ne nie pas la
légitimité des critiques exprimées, l’inquiétude filtre à travers ses propos,
et une lassitude à peine voilée. « De telles affaires, bien que
statistiquement très faibles, ont un fort impact sur l'opinion publique et portent
atteinte à l’image de l’institution judiciaire »,
déplore-t-elle.
Le magistrat
Didier Guérin regrette de son côté la présence de nombreux « stéréotypes
et arguments figés, alors même que le travail du magistrat a fortement évolué
ces dernières décennies et atteint un niveau de complexité inédit »,
tandis que Jacques Boulard déplore que l’on puisse s’en prendre « à la
probité de celui qui a rendu décision, sans que ce dernier puisse s’exprimer ».
À ses yeux, cette « asymétrie » pose problème.
Mathieu
Delahousse, journaliste spécialisé dans les questions judiciaires, s’inquiète
quant à lui d’entendre « uniquement des avis définitifs ».
« Plus personne ne se demande si les juges sont vraiment indépendants.
D’un côté, on a des citoyens convaincus que les magistrats n’ont pas de comptes
à rendre. De l’autre, des juges qui disent qu’ils sont sans cesse évalués sous
le contrôle de leur hiérarchie, sous le regard des avocats, soumis à des voies
de recours, à l’inspection générale de la justice. »
L’existence de « deux mondes » ?
Mathieu
Delahousse témoigne de son « malaise » face à un tel « fossé »
qui se creuse et que personne ne parvient à régler.
Les
chroniqueurs judiciaires qu’il représente ont pour rôle, certifie-t-il, de
raconter la justice « par ceux qui la font, ceux qui la subissent et
ceux qui en sont les usagers », tout en restant à leur place, pour ne
pas se transformer « en faiseurs d’une justice médiatique », même
s’ils se doivent d’en rapporter les dysfonctionnements. « Si nous
pouvons souvent prendre nos distances avec une France qui déteste ses juges,
c’est parce que ceux qui crient le plus fort sur la justice sont ceux qui la
fréquentent le moins au quotidien. Il suffit de pousser la porte d’une salle
d’audience pour constater la responsabilité qui pèse sur les épaules des juges,
à qui l’on demande de peser le pour et le contre. C’est un fossé que les
citoyens tirés au sort et jurés de cour d’assises ressentent également. »
Le journaliste évoque son sentiment de l’existence de deux mondes distincts, un
peu comme sur le modèle américain « What people think I do / What I
really do », ces séries imagées illustrant des idées préconçues
associées à une profession ou un domaine en particulier. Mathieu Delahousse
évoque la soif de justice parfaite et exemplaire, fondée sur le mythe de la
pureté. Or, appuie le journaliste, la pureté ne peut jamais être
atteinte.
Il constate
aussi que la défiance a toujours les mêmes ressorts : le très court délai
pour faire appel, une libération anticipée. « La difficulté est de
traduire quelle est la réalité judiciaire à des gens qui ne connaissent pas la
justice et qui en attendent des comptes. »
Par
ailleurs, souligne-t-il, l’exigence de qualité judiciaire semble passer par un
ensemble de « petites choses » : un magistrat qui parle
mal au prévenu ou à l’avocat, qui somnole, ou bien qui s’échine à ne pas parler
dans le micro… « Cela peut paraître insignifiant, mais par ce que cela
révèle, il s’agit de vrais problèmes. Mais ce sont des scènes rares pour nous journalistes,
car les affaires auxquelles nous assistons représentent souvent le meilleur de
la magistrature. Les magistrats dont le comportement pose problème ne sont
souvent pas ceux qui prennent la lumière. »
Des évolutions insuffisantes
Pour
remédier à la défiance, la magistrature a voulu agir : l'École nationale
de la magistrature a recentré son enseignement autour de la déontologie, la loi
du 8?août 2016?a créé un Collège de déontologie des magistrats de l'ordre judiciaire,
le CSM s’est vu confier par le législateur la mission de rédiger et
d’actualiser le Recueil des obligations déontologiques des magistrats. Le
Conseil a également décidé de publier l'intégralité de ses décisions
disciplinaires, ouvert ses audiences au public, et a souhaité étendre l’action
disciplinaire à tout justiciable : c’est ainsi que la loi
constitutionnelle du 23?juillet 2008?a institué un mécanisme de recueil des plaintes des justiciables.
À ce titre,
le sénateur François-Noël Buffet, président de la commission des lois du Sénat,
considère que la « réalité chiffrée » devrait être de nature à
« rassurer », puisque le nombre de recours mettant en cause la
déontologie des magistrats est « très limité » : les
chiffres de 2019?révèlent en effet 324?saisines (mais seulement 11?plaintes jugées recevables, ndlr) – sur un total de 2 250 000?décisions rendues en matière civiles et
commerciales, et 812 000?en matière pénale. « La proportion reste faible »,
commente-t-il.
Des
statistiques et des évolutions qui n’ont toutefois pas suffi à tarir les
accusations portées à l’égard de la Justice et de ses représentants, constate,
amère, Chantal Arens.
Transparence et pédagogie : les clefs du
changement ?
Pour Mathieu Delahousse, dépassionner le débat tient en deux points :
transparence de la justice et pédagogie journalistique. « Quand des
affaires font polémique, l’institution, plutôt que de jouer la transparence et
fournir le jugement, se fige et se referme : c’est cette situation qui
éloigne les juges des citoyens. » Faisant écho à l’actualité, le
journaliste observe que le peuple veut légitimement savoir pourquoi l’un des
hommes les plus célèbres de la République a été condamné. En tant que
chroniqueur judiciaire, il a ainsi du mal à comprendre ce qui empêche un tribunal
qui rend une telle décision de la mettre à disposition directement, afin que la
presse judiciaire puisse la lire et faire son travail de
« traducteur » auprès du public.
« Si les magistrats peuvent travailler sans être en permanence
sous l'œil de veilleurs de responsabilité, ils doivent comprendre que ce qui
les rend transparents les rend plus forts. On veut des clefs pour expliquer, et
ce serait une façon pour nous d’apporter quelque chose de nouveau, notre petite
pierre pour tenter de combler le fossé », assure le journaliste.
Ce qui n’empêche pas que l’institution elle-même doive faire preuve, en
amont, de pédagogie.
Jacques Boulard, le Premier président de la cour d’appel de Toulouse, le
reconnaît : « Oui, je crois que nous ne savons pas communiquer
suffisamment bien. » Selon lui, c’est au siège, surtout, que des
progrès sont à faire, « dans l’expression de ce qu’est la décision de
justice ». « Je vois que beaucoup de hautes institutions
prennent le temps d’expliciter leurs décisions, nous devons progresser
également sur ce point », admet-il, tout en revendiquant que cela pose
la question du temps et des moyens.
Un point de vue partagé par David Lévy, avocat, lequel estime que le
magistrat a pour devoir de « renforcer la motivation » à
l’origine de sa décision ; non seulement à destination de tous les
citoyens, mais d’autant plus à l’égard de celui ou ceux qu’elle vise. Ainsi, le
juge doit « être capable d’expliquer sa décision, car c’est le
destinataire qui compte : le justiciable doit être dans la position de
comprendre la décision pour mieux l’accepter. »
Le Premier président admet en outre la nécessité d’une « meilleure
information » sur le principe d’indépendance, afin de démontrer que
l’indépendance des magistrats est un principe « en vertu duquel la
justice peut être rendue au vu des éléments du dossier, sur la base des règles
de procédure, de fond ». L’indépendance qui a pour corollaire
l’impartialité, précise-t-il, c’est-à-dire juger en-dehors de tout préjugé.
Jacques Boulard cite à ce titre l’ancienne magistrate Simone Rozès, pour
laquelle cette impartialité était « la capacité de se prémunir
de l’influence de son milieu, de sa culture, de ses préjugés et conceptions
religieuses, éthiques ou philosophiques, comme de ses opinions politiques. L’impartialité
c’est l’âme du juge, éviter de céder aux sollicitations de l’opinion publique
ou au corporatisme, l’impartialité, c’est le courage du juge. »
François-Noël Buffet voit lui aussi « de gros efforts à faire »
en la matière. Le sénateur prend l’exemple des délais : « Dans
notre société où nous n’avons plus l’habitude d’attendre, les gens ont du mal à
comprendre que la décision ne soit pas exécutée immédiatement. Le temps de
l’exécution devient un souci et participe à la défiance. C’est à
l’institution judiciaire de leur expliquer qu’une justice expéditive est
incapable de garantir les droits et libertés. » L’homme n’est par
ailleurs pas certain que les personnes fassent une distinction entre la
responsabilité de l'institution et la responsabilité individuelle, qui
potentiellement peut engager la responsabilité réelle d’un magistrat qui aurait
commis des éléments susceptibles d’être sanctionnés. « Il faut
clarifier cela », juge-t-il.
Se remettre en question
Pour David
Lévy, un autre axe d’amélioration doit forcément concerner les relations
avocats-magistrats, sujet dans lequel les uns comme les autres « ont
leur responsabilité à jouer ». L’avocat fait en effet état de « plus
en plus de difficultés » dans le dialogue entre les deux professions.
« Alors que nous faisons œuvre commune de justice, que nous sommes
soumis à une déontologie, à des règles éthiques, il y a une vraie difficulté
d’entente, de compréhension mutuelle », avoue-t-il. « Nous
devons mieux nous parler, mieux nous connaître », affirme-t-il.
Autre point
soulevé par David Lévy : la capacité du magistrat à entendre la critique,
particulièrement venant de l’avocat. Il précise qu’en vertu de la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’Homme sur la liberté de parole de
l’avocat, il est possible pour ce dernier d’exprimer un certain nombre de
choses qui, même si elles relèvent de la critique, sont une critique légitime.
« Il faut accepter la parole de la défense, aussi tranchante et
revêche, voire rebelle, qu’elle puisse être. Il est important de l’entendre et
de voir dans quel contexte elle s’inscrit. » L’avocat tient toutefois
à nuancer ses propos : « il y a bien sûr une distinction entre une
critique qui vise le fonctionnement et une critique personnelle qui n’a pas sa
place ».
Le magistrat
doit donc écouter, mais pas que : David Lévy invite également les juges
« à douter et à réfléchir avec les avocats ». « L’absence
de doutes, c’est Outreau. »
« Aller plus
loin en matière d’indépendance »
Pour François Molins, il est indispensable « d’aller plus loin »
en matière d’indépendance s’agissant des magistrats du parquet. « Ces
dernières années ont vu le développement et la généralisation d’une suspicion
entourant la nomination des plus hauts magistrats et d’une remise en cause de leur
impartialité dans les enquêtes qu’ils dirigent. » Ces derniers,
explique-t-il, ont un « rôle dual » qui se retrouve dans un
« statut hybride » ; soumis à la subordination
hiérarchique, ils mettent en œuvre une politique pénale déterminée par le
gouvernement, une chaîne placée sous l’autorité du garde des Sceaux et qui
garantit l’intérêt général. D’autre part, le parquet est indépendant du pouvoir
politique, et traite en toute impartialité et indépendance les affaires
individuelles, puisque depuis la loi du 25 juillet 2013, il ne peut plus
recevoir d’instructions du garde des Sceaux dans ce domaine. « Aujourd’hui,
le ministère public se trouve à la croisée des chemins, pointe François
Molins. Face à la crise, la réponse utile est de revisiter son statut. »
En la matière, développe-t-il, il ne s’agirait pas de proclamer une totale
indépendance, car la définition des politiques publiques, y compris en matière
judiciaire, revient au gouvernement, estime le procureur général, mais
d’instaurer un dispositif tel que la question de la suspicion ne se pose plus,
en confiant à la formation du parquet du CSM le pouvoir de proposer la
nomination des procureurs généraux, des procureurs de la République, et des
membres du parquet général à la Cour de cassation, les autres magistrats du
parquet étant nommés sur proposition du garde des Sceaux après avis conforme du
Conseil. Pour François Molins, cette réforme serait « la condition
d’une justice indépendante et affranchie du soupçon, condition réelle de la
séparation des pouvoirs et de l’impartialité sans laquelle la justice ne serait
pas la justice ».
Le procureur
général reconnaît par ailleurs que les problématiques liées à l’indépendance et
à la responsabilité soulèvent de nombreuses autres questions, tout aussi
délicates que taboues, et n’hésite pas à donner un coup de pied dans la
fourmilière : quelle est l’étendue et quelles sont les limites de l’office
du juge dans la démocratie ? En matière disciplinaire, comment faire pour
éviter que le ministère de la Justice ait le monopole de l’engagement des
poursuites ? La légitimité du juge n’impose-t-elle pas de nouvelles
responsabilités notamment en termes de motivation des décisions ? La
justice ne devrait-elle pas mieux examiner les erreurs commises et en tirer les
conséquences pour renforcer le processus de prise de décision ?
François
Molins le sait : la société n’a jamais eu autant besoin de transparence et
de confiance dans ses institutions. Or, « C’est bien ce qui se joue
aujourd’hui : maintenir la confiance dans la justice et créer l’habitude,
pour les citoyens, d’accepter la prééminence du droit, meilleure arme contre
l’arbitraire, l’autocratie et la tyrannie. »
Bérengère Margaritelli