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Le CSM invite au débat autour de l’indépendance et de la responsabilité des magistrats

Le CSM invite au débat autour de l’indépendance et de la responsabilité des magistrats
Publié le 24/03/2021 à 10:35

Alors que le président de la République a lancé, fin février, le chantier de la responsabilité et de l’indépendance des magistrats, le CSM et la Cour de cassation se sont saisis de l’occasion pour lancer, dans la foulée, un cycle de conférences dédié à ce sujet polémique. Une façon de nourrir la réflexion par une diversité des points de vue – avocat, journaliste, professeur, magistrats –, afin de rappeler les garanties déjà mises en place, et de proposer de nouveaux outils visant à renforcer la déontologie de ceux qui nous jugent.

 


C’est un nouveau cycle de conférences marqué par le sceau du débat et de la remise en question qui a débuté à la Cour de cassation, le 12 mars. Organisée par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), la série de conférences met au cœur de la discussion deux notions phares, objets d’une défiance graduelle de la part des citoyens : l’indépendance et la responsabilité des magistrats.

Pour la première présidence de la Cour de cassation, cette initiative permet de revenir sur un « sujet sensible » aux enjeux essentiels, puisqu’il « rappelle régulièrement combien l’état de droit peut se révéler fragile, parfois même au sein de l’Union européenne », abonde Didier Guérin, membre du Conseil supérieur de la magistrature. 

 

Question de construction historique

« La question de l’indépendance n’est pas seulement une question de philosophie politique, c’est aussi une construction historique », met en exergue le diplomate et agrégé d’Histoire Yves Saint-Geours. Pour mettre en perspective ce thème si polémique, Nicolas Roussellier, professeur des universités, historien, rappelle que la Révolution française a elle aussi assisté à la destitution du « fait judiciaire », notamment des juges, par rapport à l’Ancien Régime. Mais ce fait judiciaire se reconstitue dans une nouvelle alliance. Le professeur parle d’une relation triangulaire qui se noue entre le fait judiciaire, l’Assemblée constituante et « ce qui reste du pouvoir exécutif ». « L’idée politique moderne repose sur un continuum entre fabriquer la loi, l’assembler et la rendre socialement effective, avec une parenté entre le juge dans son tribunal et le député, représentant de la nation, car tous deux sont responsables devant la Nation », raconte Nicolas Roussellier. Ce dernier nuance : cette nouvelle alliance « se fait en proportion de la mise à l’écart du pouvoir exécutif », car la tradition ne pense pas l’exécutif comme une nécessité, il s’agit simplement un pouvoir de veille. À l’époque, la loi, dans sa réalité sociale, relève de la justice. Pour l’historien, il y a ici un premier problème : l’indépendance et la responsabilité des députés et des magistrats se fait avec, « comme dégât collatéral », le fait de ne pas penser l’exécutif comme un pouvoir propre. Autre problème : la responsabilité devant la Nation se fait à travers le mécanisme de l’élection. Or, les juges ayant été rendus indépendants peuvent se retrouver sous une nouvelle forme de pression et d’arbitraire, indique Nicolas Roussellier. Il précise que l’élection des juges disparaît dans le cours de la Révolution, « mais jamais de l’horizon intellectuel » : « Quand on cherche une sorte de mise en jeu de la responsabilité des juges, on peut repenser à l’élection des juges. » 

Dans le modèle républicain, on retrouve toujours ce modèle légicentriste, marqué par la marginalisation du pouvoir exécutif. Sous la IIIe République, jusqu’en 1920, les députés, et encore plus les sénateurs, sont des « magistrats législateurs », car les membres de la chambre, comme les membres du Sénat, votaient en conscience, en observation du bien commun. « Pendant une bonne partie de la III e République, la majorité des membres de la chambre des députés n’appartiennent pas à des partis et rejettent la discipline et les consignes de vote. Le pouvoir exécutif valse beaucoup, les ministères sont renversés en moyenne une fois par an », relate le professeur. Finalement, affirme-t-il, la République se construit non seulement sur un vocabulaire judiciaire en politique, mais aussi sur des mécanismes judiciaires. « Faire la loi, c’est une forme de délibération qui, par la position de chaque député, la mise en jeu des questions posées, est une forme de justice en politique. » 

En outre, de plus en plus, le fait judiciaire relève du fait administratif, absorbé dans la sphère de l’État administratif. En témoignent le recrutement par concours, le déroulement des carrières, les nominations, l’existence d’un ministère de la Justice… « Les juges perdent donc en indépendance, de ce fait là, sous les III e et IV e Républiques », souligne Nicolas Roussellier. 

Celui-ci évoque également que Vincent Auriol, premier président de la IVe République, va aussi présider le Conseil supérieur de la magistrature. « On pourrait se dire qu’il y a là un grand manque d’indépendance, sauf qu’à ce moment-là, on est encore dans un modèle républicain. Donc ce n’est pas un président de la République à l’initiative de réformes, un président qui peut faire pression sur l'Assemblée, etc. Au contraire, Vincent Auriol pensait mettre en place une forme républicaine de présidentialisme en développant cette fonction présidentielle au-dessus des partis, et que la présidence républicaine soit la haute magistrature par son impartialité, en étant un pouvoir neutre. » 

L’historien poursuit cependant : la Ve République prend le contrepied des deux précédentes – ce pourquoi, à son avis, il est impossible de parler de « tradition républicaine » en France. Avec la Ve République, arrive une « nouveauté », dit-il : donner la priorité à la continuité du gouvernement, à sa force, au nom de politiques publiques. L’impératif de gouverner l’emporte désormais sur la tradition de délibérer. L’avènement de l’exécutif a notamment pour conséquence que « le Parlement ne peut plus jouer le rôle de logiciel judiciaire ». Nicolas Roussellier parle d’une « rupture du lien ontologique entre la justice parlementaire et la justice judiciaire ». Il met également en évidence la transformation du modèle de la loi. Après une longue ère qu’il qualifie de « production de normes », de plus en plus, les lois deviennent « des programmes de politique publique, avec, parfois, un faible contenu normatif », estime-t-il.

Or, selon l’historien, ce n’est pas du tout la même chose de voter au Parlement pour des trajectoires que pour des lois. Cela marginalise le Parlement dans sa capacité à contrôler le gouvernement, et le marginalise par rapport à son ancienne alliance avec le fait judiciaire. « Aujourd’hui, la judiciarisation de la société est la compensation de la faiblesse de l’ancien rôle parlementaire », conclut le professeur.




 

 

« Une vigilance accrue dans l’exercice de leurs fonctions »

La première présidente de la Cour de cassation, rappelle que le magistrat est détenteur, sur les citoyens, d’importants pouvoirs qui touchent à leur liberté, leur honneur, leur sécurité, leurs intérêts familiaux, sociaux et matériels. La contrepartie de ces pouvoirs est donc la responsabilité de ceux qui les exercent, fondée sur une compétence irréprochable, une formation de haut niveau, une impartialité, une éthique et une déontologie « sans faille ». Le métier de magistrat est « exigeant », souligne Chantal Arens, d’autant plus que ce dernier est fortement exposé. « Au-delà des exigences inhérentes à la fonction de juger, s’ajoutent des considérations liées à l’apparence et à l’image que renvoie l’exercice de ses fonctions. Aujourd’hui, il ne suffit plus d’être indépendant, responsable, impartial pour être légitime, il faut aussi veiller à ce que l’on ne puisse jamais laisser penser que ces fondamentaux ne sont pas réunis. » 

François Molins, procureur général de la Cour de cassation, ajoute qu’à mesure que s’accroît l’importance sociale et politique de l’autorité judiciaire, grandit également la nécessité pour les magistrats de rendre compte de leur comportement professionnel. « L’office du magistrat impose aux juges et aux procureurs une vigilance accrue dans l’exercice de leurs fonctions : ils doivent rendre compte de ce qu’ils font, des décisions qu’ils rendent, le tout en observant le principe de séparation des pouvoirs. »

Le procureur général près la Cour de cassation veut remettre l’église au milieu du village : l’indépendance des magistrats n’est pas un privilège destiné à protéger les juges et les procureurs ou à assurer le crédit de la Justice, mais une garantie dans l’intérêt des justiciables. Cette indépendance possède une dimension institutionnelle et statutaire, mais aussi une dimension personnelle, détaille-t-il : « On aura beau imaginer toutes les garanties du monde, celles-ci doivent se doubler d’un exercice personnel de cette indépendance au quotidien. Il est du devoir de chaque magistrat d’être lucide dans son exercice professionnel, de savoir identifier ses éventuelles dépendances pour les dépasser et ses faiblesses pour les surmonter ; le magistrat ne devant jamais sacrifier, notamment pour des promotions, ce qui fonde et justifie son action. »

 

Sous le feu des critiques

Alors que les attentes des citoyens sont à la hauteur des devoirs qui incombent aux juges, l’institution judiciaire souffre d’un déficit de confiance « installé et durable », observe Chantal Arens. Au-delà de la complexité et de la lenteur qui lui sont régulièrement reprochées – les justiciables aspirent à une jurisprudence « plus prévisible » et des décisions « plus compréhensibles » rendues dans un délai raisonnable –, les statistiques interpellent : moins d’un Français sur deux estime que les juges sont indépendants. 

Selon François Molins, c’est la judiciarisation croissante par laquelle le juge devient régulateur de la société qui contribue à alimenter les critiques. « La justice est de plus en plus sous le feu d’attaques multiples qui dénoncent l’empiètement des magistrats dans le champ des autres pouvoirs et agitent le spectre d’un gouvernement des juges. »

La première présidente de la Cour de cassation précise que cette indépendance est surtout questionnée en matière pénale, « dans quelques dossiers très médiatisés ». À ce titre, Jacques Boulard, Premier président de la cour d’appel de Toulouse, s’étonne que la critique porte à ce point sur la justice judiciaire, et que la justice administrative et financière soit très largement épargnée de ce débat, « alors même que les décisions prises par une chambre régionale des comptes à l’égard d’un décideur public, ou des décisions en matière électorale du juge administratif, sont au moins aussi fortes dans l’action publique des décideurs publics ».

Chantal Arens alerte : le déficit de confiance lié à la figure du juge a beau ne pas être récent, il se trouve amplifié chaque fois qu’un magistrat commet une faute dans l’exercice de ses fonctions. Si la Première présidente ne nie pas la légitimité des critiques exprimées, l’inquiétude filtre à travers ses propos, et une lassitude à peine voilée. « De telles affaires, bien que statistiquement très faibles, ont un fort impact sur l'opinion publique et portent atteinte à l’image de l’institution judiciaire », déplore-t-elle. 

Le magistrat Didier Guérin regrette de son côté la présence de nombreux « stéréotypes et arguments figés, alors même que le travail du magistrat a fortement évolué ces dernières décennies et atteint un niveau de complexité inédit », tandis que Jacques Boulard déplore que l’on puisse s’en prendre « à la probité de celui qui a rendu décision, sans que ce dernier puisse s’exprimer ». À ses yeux, cette « asymétrie » pose problème. 

Mathieu Delahousse, journaliste spécialisé dans les questions judiciaires, s’inquiète quant à lui d’entendre « uniquement des avis définitifs ». « Plus personne ne se demande si les juges sont vraiment indépendants. D’un côté, on a des citoyens convaincus que les magistrats n’ont pas de comptes à rendre. De l’autre, des juges qui disent qu’ils sont sans cesse évalués sous le contrôle de leur hiérarchie, sous le regard des avocats, soumis à des voies de recours, à l’inspection générale de la justice. » 

 

L’existence de « deux mondes » ?

Mathieu Delahousse témoigne de son « malaise » face à un tel « fossé » qui se creuse et que personne ne parvient à régler.

Les chroniqueurs judiciaires qu’il représente ont pour rôle, certifie-t-il, de raconter la justice « par ceux qui la font, ceux qui la subissent et ceux qui en sont les usagers », tout en restant à leur place, pour ne pas se transformer « en faiseurs d’une justice médiatique », même s’ils se doivent d’en rapporter les dysfonctionnements. « Si nous pouvons souvent prendre nos distances avec une France qui déteste ses juges, c’est parce que ceux qui crient le plus fort sur la justice sont ceux qui la fréquentent le moins au quotidien. Il suffit de pousser la porte d’une salle d’audience pour constater la responsabilité qui pèse sur les épaules des juges, à qui l’on demande de peser le pour et le contre. C’est un fossé que les citoyens tirés au sort et jurés de cour d’assises ressentent également. » Le journaliste évoque son sentiment de l’existence de deux mondes distincts, un peu comme sur le modèle américain « What people think I do / What I really do », ces séries imagées illustrant des idées préconçues associées à une profession ou un domaine en particulier. Mathieu Delahousse évoque la soif de justice parfaite et exemplaire, fondée sur le mythe de la pureté. Or, appuie le journaliste, la pureté ne peut jamais être atteinte. 

Il constate aussi que la défiance a toujours les mêmes ressorts : le très court délai pour faire appel, une libération anticipée. « La difficulté est de traduire quelle est la réalité judiciaire à des gens qui ne connaissent pas la justice et qui en attendent des comptes. » 

Par ailleurs, souligne-t-il, l’exigence de qualité judiciaire semble passer par un ensemble de « petites choses » : un magistrat qui parle mal au prévenu ou à l’avocat, qui somnole, ou bien qui s’échine à ne pas parler dans le micro… « Cela peut paraître insignifiant, mais par ce que cela révèle, il s’agit de vrais problèmes. Mais ce sont des scènes rares pour nous journalistes, car les affaires auxquelles nous assistons représentent souvent le meilleur de la magistrature. Les magistrats dont le comportement pose problème ne sont souvent pas ceux qui prennent la lumière. » 

 

Des évolutions insuffisantes

Pour remédier à la défiance, la magistrature a voulu agir : l'École nationale de la magistrature a recentré son enseignement autour de la déontologie, la loi du 8?août 2016?a créé un Collège de déontologie des magistrats de l'ordre judiciaire, le CSM s’est vu confier par le législateur la mission de rédiger et d’actualiser le Recueil des obligations déontologiques des magistrats. Le Conseil a également décidé de publier l'intégralité de ses décisions disciplinaires, ouvert ses audiences au public, et a souhaité étendre l’action disciplinaire à tout justiciable : c’est ainsi que la loi constitutionnelle du 23?juillet 2008?a institué un mécanisme de recueil des plaintes des justiciables. 

À ce titre, le sénateur François-Noël Buffet, président de la commission des lois du Sénat, considère que la « réalité chiffrée » devrait être de nature à « rassurer », puisque le nombre de recours mettant en cause la déontologie des magistrats est « très limité » : les chiffres de 2019?révèlent en effet 324?saisines (mais seulement 11?plaintes jugées recevables, ndlr) – sur un total de 2 250 000?décisions rendues en matière civiles et commerciales, et 812 000?en matière pénale. « La proportion reste faible », commente-t-il. 

Des statistiques et des évolutions qui n’ont toutefois pas suffi à tarir les accusations portées à l’égard de la Justice et de ses représentants, constate, amère, Chantal Arens. 

 

Transparence et pédagogie : les clefs du changement ?

Pour Mathieu Delahousse, dépassionner le débat tient en deux points : transparence de la justice et pédagogie journalistique. « Quand des affaires font polémique, l’institution, plutôt que de jouer la transparence et fournir le jugement, se fige et se referme : c’est cette situation qui éloigne les juges des citoyens. » Faisant écho à l’actualité, le journaliste observe que le peuple veut légitimement savoir pourquoi l’un des hommes les plus célèbres de la République a été condamné. En tant que chroniqueur judiciaire, il a ainsi du mal à comprendre ce qui empêche un tribunal qui rend une telle décision de la mettre à disposition directement, afin que la presse judiciaire puisse la lire et faire son travail de « traducteur » auprès du public. 

« Si les magistrats peuvent travailler sans être en permanence sous l'œil de veilleurs de responsabilité, ils doivent comprendre que ce qui les rend transparents les rend plus forts. On veut des clefs pour expliquer, et ce serait une façon pour nous d’apporter quelque chose de nouveau, notre petite pierre pour tenter de combler le fossé », assure le journaliste. 

Ce qui n’empêche pas que l’institution elle-même doive faire preuve, en amont, de pédagogie. 

Jacques Boulard, le Premier président de la cour d’appel de Toulouse, le reconnaît : « Oui, je crois que nous ne savons pas communiquer suffisamment bien. » Selon lui, c’est au siège, surtout, que des progrès sont à faire, « dans l’expression de ce qu’est la décision de justice ». « Je vois que beaucoup de hautes institutions prennent le temps d’expliciter leurs décisions, nous devons progresser également sur ce point », admet-il, tout en revendiquant que cela pose la question du temps et des moyens. 

Un point de vue partagé par David Lévy, avocat, lequel estime que le magistrat a pour devoir de « renforcer la motivation » à l’origine de sa décision ; non seulement à destination de tous les citoyens, mais d’autant plus à l’égard de celui ou ceux qu’elle vise. Ainsi, le juge doit « être capable d’expliquer sa décision, car c’est le destinataire qui compte : le justiciable doit être dans la position de comprendre la décision pour mieux l’accepter. » 

Le Premier président admet en outre la nécessité d’une « meilleure information » sur le principe d’indépendance, afin de démontrer que l’indépendance des magistrats est un principe « en vertu duquel la justice peut être rendue au vu des éléments du dossier, sur la base des règles de procédure, de fond ». L’indépendance qui a pour corollaire l’impartialité, précise-t-il, c’est-à-dire juger en-dehors de tout préjugé. Jacques Boulard cite à ce titre l’ancienne magistrate Simone Rozès, pour laquelle cette impartialité était « la capacité de se prémunir de l’influence de son milieu, de sa culture, de ses préjugés et conceptions religieuses, éthiques ou philosophiques, comme de ses opinions politiques. L’impartialité c’est l’âme du juge, éviter de céder aux sollicitations de l’opinion publique ou au corporatisme, l’impartialité, c’est le courage du juge. »

François-Noël Buffet voit lui aussi « de gros efforts à faire » en la matière. Le sénateur prend l’exemple des délais : « Dans notre société où nous n’avons plus l’habitude d’attendre, les gens ont du mal à comprendre que la décision ne soit pas exécutée immédiatement. Le temps de l’exécution devient un souci et participe à la défiance. C’est à l’institution judiciaire de leur expliquer qu’une justice expéditive est incapable de garantir les droits et libertés. » L’homme n’est par ailleurs pas certain que les personnes fassent une distinction entre la responsabilité de l'institution et la responsabilité individuelle, qui potentiellement peut engager la responsabilité réelle d’un magistrat qui aurait commis des éléments susceptibles d’être sanctionnés. « Il faut clarifier cela », juge-t-il.

 

Se remettre en question

Pour David Lévy, un autre axe d’amélioration doit forcément concerner les relations avocats-magistrats, sujet dans lequel les uns comme les autres « ont leur responsabilité à jouer ». L’avocat fait en effet état de « plus en plus de difficultés » dans le dialogue entre les deux professions. « Alors que nous faisons œuvre commune de justice, que nous sommes soumis à une déontologie, à des règles éthiques, il y a une vraie difficulté d’entente, de compréhension mutuelle », avoue-t-il. « Nous devons mieux nous parler, mieux nous connaître », affirme-t-il.

Autre point soulevé par David Lévy : la capacité du magistrat à entendre la critique, particulièrement venant de l’avocat. Il précise qu’en vertu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme sur la liberté de parole de l’avocat, il est possible pour ce dernier d’exprimer un certain nombre de choses qui, même si elles relèvent de la critique, sont une critique légitime. « Il faut accepter la parole de la défense, aussi tranchante et revêche, voire rebelle, qu’elle puisse être. Il est important de l’entendre et de voir dans quel contexte elle s’inscrit. » L’avocat tient toutefois à nuancer ses propos : « il y a bien sûr une distinction entre une critique qui vise le fonctionnement et une critique personnelle qui n’a pas sa place ». 

Le magistrat doit donc écouter, mais pas que : David Lévy invite également les juges « à douter et à réfléchir avec les avocats ». « L’absence de doutes, c’est Outreau. » 

 

« Aller plus loin en matière d’indépendance »

Pour François Molins, il est indispensable « d’aller plus loin » en matière d’indépendance s’agissant des magistrats du parquet. « Ces dernières années ont vu le développement et la généralisation d’une suspicion entourant la nomination des plus hauts magistrats et d’une remise en cause de leur impartialité dans les enquêtes qu’ils dirigent. » Ces derniers, explique-t-il, ont un « rôle dual » qui se retrouve dans un « statut hybride » ; soumis à la subordination hiérarchique, ils mettent en œuvre une politique pénale déterminée par le gouvernement, une chaîne placée sous l’autorité du garde des Sceaux et qui garantit l’intérêt général. D’autre part, le parquet est indépendant du pouvoir politique, et traite en toute impartialité et indépendance les affaires individuelles, puisque depuis la loi du 25 juillet 2013, il ne peut plus recevoir d’instructions du garde des Sceaux dans ce domaine. « Aujourd’hui, le ministère public se trouve à la croisée des chemins, pointe François Molins. Face à la crise, la réponse utile est de revisiter son statut. » En la matière, développe-t-il, il ne s’agirait pas de proclamer une totale indépendance, car la définition des politiques publiques, y compris en matière judiciaire, revient au gouvernement, estime le procureur général, mais d’instaurer un dispositif tel que la question de la suspicion ne se pose plus, en confiant à la formation du parquet du CSM le pouvoir de proposer la nomination des procureurs généraux, des procureurs de la République, et des membres du parquet général à la Cour de cassation, les autres magistrats du parquet étant nommés sur proposition du garde des Sceaux après avis conforme du Conseil. Pour François Molins, cette réforme serait « la condition d’une justice indépendante et affranchie du soupçon, condition réelle de la séparation des pouvoirs et de l’impartialité sans laquelle la justice ne serait pas la justice ». 

Le procureur général reconnaît par ailleurs que les problématiques liées à l’indépendance et à la responsabilité soulèvent de nombreuses autres questions, tout aussi délicates que taboues, et n’hésite pas à donner un coup de pied dans la fourmilière : quelle est l’étendue et quelles sont les limites de l’office du juge dans la démocratie ? En matière disciplinaire, comment faire pour éviter que le ministère de la Justice ait le monopole de l’engagement des poursuites ? La légitimité du juge n’impose-t-elle pas de nouvelles responsabilités notamment en termes de motivation des décisions ? La justice ne devrait-elle pas mieux examiner les erreurs commises et en tirer les conséquences pour renforcer le processus de prise de décision ? 

François Molins le sait : la société n’a jamais eu autant besoin de transparence et de confiance dans ses institutions. Or, « C’est bien ce qui se joue aujourd’hui : maintenir la confiance dans la justice et créer l’habitude, pour les citoyens, d’accepter la prééminence du droit, meilleure arme contre l’arbitraire, l’autocratie et la tyrannie. » 

 

Bérengère Margaritelli

 

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