DROIT

Le Conseil national des barreaux veut résoudre le casse-tête de l’évaluation du préjudice écologique

Le Conseil national des barreaux veut résoudre le casse-tête de l’évaluation du préjudice écologique
Si la justice sait estimer le prix d'un bras arraché, elle a plus de mal pour celui d'une pollution
Publié le 12/06/2024 à 16:05
Introduite en 2016 dans le droit, cette notion technique cristallise l’attention du nouveau groupe "environnement" de l’organisation d’avocats, lancé en début d’année. Enjeux phares de la justice environnementale, l’évaluation et la réparation du préjudice écologique souffrent de carences systémiques dans leur mise en œuvre qui font obstacle à la restauration des écosystèmes.

« Le cadre de la justice environnementale a été posé ; il existe ! » Pourtant, Laurence Roques le sait, « la spécialisation reste à approfondir [et] on doit la construire en faisant ». Sans doute est-ce pour cela que l’avocate membre du Conseil national des barreaux (CNB) s’est lancée, en janvier 2024, dans la création du groupe de travail "environnement" au sein de l’organisation, dont elle est désormais la responsable. Avec ses deux autres membres, Clotilde Lepetit et Nicolas Vanden Bossche, cet espace doit « répondre à l’urgence de la crise climatique » et aux « défis qu’elle pose pour les systèmes de justice, et donc pour les avocats ».

L’espace de réflexion sera aussi ouvert aux magistrats, scientifiques, ainsi qu’à des autorités indépendantes, comme à la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) ou au Défenseur des droits, précise Laurence Roques. L’idée étant de pouvoir « croiser les regards » de chacun, et d’aborder la question de la construction de la justice environnementale de manière transversale. « C’est un sujet qui, jusqu’ici, était complètement absent du Conseil national des barreaux, ou traité à la marge », reconnaît d’ailleurs l’avocate, qui veut voir en ce groupe de travail la possibilité pour les avocats de participer aux réflexions en tant qu’experts de la matière législative. Par exemple, dans le cadre de projets ou de propositions de loi, comme en témoigne le récent positionnement du CNB sur le projet de loi agricole.

Le coup d’envoi public du groupe environnement du CNB s’est tenu le mercredi 5 juin, à l’occasion de la journée mondiale de l'environnement. Lors d’un colloque, Laurence Roques et ses collègues ont partagé les premières réflexions du groupe et sa feuille de route. Au cœur des préoccupations : l’évaluation et la réparation du « préjudice écologique ». Cette notion récente, introduite par la loi de 2016, établit que toute personne responsable d’« une atteinte non négligeable aux éléments, aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de l'environnement » doit la réparer mais, « par priorité », en nature. C’est-à-dire en reconstituant le milieu détruit ou endommagé, lorsque c’est possible.

Ce n’est qu’en cas d’impossibilité, ou d’insuffisance des mesures de réparation, que le juge peut condamner le responsable à verser des dommages et intérêts. Du côté des avocats, on constate que l’évaluation même du préjudice écologique reste difficile d’accès et que les mesures de réparation sont peu effectives. En bref, après huit ans d’existence de cette notion, le bilan est amer.

Des évaluations laborieuses

En matière d’évaluation, les réflexions du groupe de travail convergent vers un même constat : les difficultés sont systémiques. En soi, caractériser l’atteinte même du préjudice est complexe, mais pas impossible. « Aujourd’hui, en théorie, on sait évaluer un préjudice écologique sur un écosystème, introduit François Zind, avocat au barreau de Strasbourg. On peut comprendre les éléments et les fonctions de ces écosystèmes, mais aussi leurs bénéfices collectifs. » En pratique en revanche, les avocats du CNB constatent des « insuffisances » préjudiciables dans l’évaluation, et ce dès le stade de l’enquête, généralement menée par la gendarmerie et l’Office français de la biodiversité (OFB).

C’est en tout cas ce que relève l’avocate au barreau de Dijon Laure Abramowitch, pour qui les résultats des investigations sont trop souvent « inutilisables, insuffisants ou incomplets ». Elle impute ces manquements au manque de moyen des services concernés, à « des situations de contradictions d’intérêts, notamment pour les agents de l’OFB », ou à l’absence de référentiel sur lequel s’appuyer. Et s’il est possible de requérir des expertises supplémentaires pour évaluer le préjudice écologique une fois l’enquête clôturée et le tribunal saisi, « on se heurte à une double problématique : la disponibilité et la qualité des experts judiciaires d’une part, et le coût de ces expertises, d’autre part », explique François Zind.

Les parties civiles, qui peuvent être des petites associations de défense de l’environnement, n’ont pas toujours les ressources économiques pour en faire la demande. « Les frais de ces expertises peuvent être partagés, ou exclusivement à la charge de celui ou celle qui en fait la demande, précise Laure Abramowitch. Cette décision est à la libre appréciation du magistrat. » Si les coûts sont trop élevés, « c’est donc à nous [les avocats, ndlr] de bricoler pour essayer d’approfondir le dossier ».

Et quand bien même les parties civiles seraient en mesure de demander l’expertise, la liste des experts judiciaires n’est pas assez étoffée, déplorent les avocats, dénonçant la qualité des expertises, souvent jugées « pas à la hauteur ». « Nous avons des experts médicaux, nous avons des experts en construction, énumère Laure Abramowitch. Mais des experts en pollution, sur des domaines très, très précis, ça non, pas vraiment. »

Vers un référentiel d’évaluation du préjudice ?

Pour Laurence Roques, ce double constat révèle la nécessité de penser le droit environnemental de façon pluridisciplinaire, concédant que cette matière « souvent extrêmement technique fait qu’un certain nombre de confrères sont réticents à l’aborder ». Pour le groupe environnement du CNB, il est donc nécessaire de créer un référentiel sur lequel magistrats et avocats pourraient s’appuyer pour établir des critères objectifs en matière de préjudices environnementaux, à l’instar du référentiel Mornet pour les préjudices subis en cas de blessures ou décès.

« On sait combien vaut un bras arraché [...]. Mais dès lors qu’il s’agit de la nature, il est complexe d’évaluer un préjudice qui a des répercussions sur tout un écosystème. »

- Laure Abramowitch, avocate au barreau de Dijon

« On sait combien vaut un bras arraché parce que c’est catégorisé, remarque Laure Abramowitch. Mais dès lors qu’il s’agit de la nature, il est complexe d’évaluer un préjudice qui a des répercussions sur tout un écosystème. C’est aussi ça qui fait que, lorsqu’on fait appel à un expert pour une évaluation, il n’y en a jamais deux pareilles. Il existe des propositions de méthodes, mais elles sont complexes et ce ne sont pas les mêmes qui sont retenues devant telle ou telle juridiction. C’est aléatoire, et ce n’est pas serein pour nos dossiers. »

Le risque de monétarisation

Selon Laurence Roques, différentes institutions ou structures seraient en train de plancher sur l’élaboration d’un tel référentiel, et souhaitent que ceux qui participent à cette démarche puissent se réunir. Mais si pratique qu’elle puisse être, l’idée un mètre étalon du préjudice écologique pose d’épineuses questions éthiques.

Pour François Zind, il existe un risque de monétarisation des préjudices qui, puisqu’ils concernent souvent des milieux complexes (comme des zones humides), ne peuvent être réparés ou compensés. S’il reconnaît la nécessité de trouver des solutions et des outils sur lesquels s’appuyer (à défaut d’une jurisprudence suffisante), il veut aussi prévenir.

 « Si le préjudice est monétisé, et que la somme est très élevée, il y aura peut-être un effet dissuasif qui permettra d’influer sur les comportements, estime l’avocat. Je pense qu’il faut travailler en ce sens. Mais ce qui me fait peur, c’est que l’on finisse par mettre en place des prix forfaitaires ou que l’on inscrive une mention aussi vague que "coûts économiquement raisonnables". Parce que dans ce cas, les entreprises prendront tout simplement en compte ces coûts dans leurs business plan, et ça ne changera pas leurs manières de fonctionner. Ce qui va poser des difficultés importantes. »

L’effectivité, le « pan noir » du droit environnemental 

Avant d’espérer effrayer les entreprises contrevenantes, encore faut-il que les peines soient à la hauteur et appliquées correctement, estiment les avocats du CNB. L’effectivité des mesures de réparation prononcées par le juge judiciaire est considérée comme le « pan noir » du droit environnemental. « Les praticiens pourraient en parler des journées entières », déplore Thibault Soleilhac, avocat au barreau de Lyon. Selon lui, « de nombreuses juridictions, qu'elles soient judiciaires, civiles, pénales, s'autocensurent et ne vont pas assez loin dans les décisions qu'elles rendent ; lorsqu’elles rendent des décisions favorables à l’environnement. ».

« Planter quelques arbres ne recrée pas une forêt centenaire. »

- Thibault Soleilhac, avocat au barreau de Lyon

De manière générale, les avocats dénoncent des mesures de réparation qui ne seraient pas à la hauteur des enjeux. « Planter quelques arbres ne recrée pas une forêt centenaire », cingle Thibault Soleilhac, qui mentionne aussi des amendes peu dissuasives car trop peu élevées, et souvent prononcées sans astreintes. Ou, quand elles le sont, sont rarement liquidées par les juges. Le suivi des réparations en nature « dépend par ailleurs d’organismes qui n’ont pas toujours les fonds ou les dotations qui leur permettraient d’assurer le suivi de ces mesures comme ils le devraient », relève de son côté Laurence Roques, pour qui les services de probation devraient également être formés aux préjudices écologiques, et accompagnés par des experts capables d’intervenir sur ce volet.

La convention judiciaire d’intérêt public pour accélérer la réparation…

Pour pallier l’infectivité des mesures judiciaires, Thibault Soleilhac plaide pour une mobilisation plus importante des conventions judiciaires d’intérêt public (CJIP). Créée en 2016 pour traiter les cas de corruption et de fraude fiscale, puis étendue au domaine environnemental en 2020, cette procédure permet au procureur de signer un accord avec le contrevenant en échange d’une extinction de l’action publique à son encontre. La CJIP peut obliger au versement d’une amende au Trésor public, à la réparation du préjudice écologique en nature (ou à la victime), et contraindre à la mise en œuvre d’un programme de mise en conformité.

Ce dernier outil peut s’avérer « très intéressant » dans les affaires impliquant « des industriels d’envergure », estime Thibault Soleilhac. L’avocat regrette que cette obligation de mise en conformité soit rarement prononcée par les magistrats lors de « condamnations ordinaires ». Plus encore, d’après lui, les CJIP permettraient d’obtenir une décision entre trois et six mois après la plainte, contre deux à trois ans en passant par un procès. En matière environnementale, une telle célérité serait bienvenue si une intervention rapide sur le terrain est nécessaire pour restaurer un milieu détruit ou endommagé.

… au risque d’envoyer un mauvais signal

Le recours à la CJIP présente néanmoins quelques désavantages, contrebalance François Zind. Non seulement la convention permet à la personne mise en cause d’échapper au procès, et donc de préserver sa réputation. Mais elle évite aussi toute mention de l’infraction dans son casier judiciaire. Or, « une telle inscription dans le casier peut empêcher une société d’accéder aux marchés publics par exemple, développe François Zind. Si le comportement délictueux relève de l’imprudence ou de la négligence, pourquoi pas. Mais qu’en est-il si l’infraction est le reflet d’un comportement habituel et structurel ? » Et dans ce cas, quid des délinquants environnementaux récidivistes ?

Ce que l’avocat craint en réalité, c’est qu’un recours plus systématique à ces CJIP soit interprété comme un « effet d’aubaine » par les entreprises pollueuses qui auraient les moyens d’anticiper le risque financier du préjudice écologique en le budgétisant en amont. L’amende ne serait alors plus qu’une ligne comptable pensée dans le cadre du projet polluant, et la peur de l’atteinte à la réputation de l’entreprise lors du procès, envolée.

« Si cela arrivait, les entreprises seraient-elles alors aussi enclines à accepter les obligations importantes qui peuvent être imposées lors d’une CJIP ? », s’interroge la coordinatrice du groupe de travail Laurence Roques. Pour elle, bien que l’outil soit intéressant, il ne peut être le seul mobilisable en matière de réparation, d’autant plus que la CJIP exclut les parties civiles. Ces dernières ne sont pas nécessairement informées ou parties prenantes de la procédure, même si ce sont elles qui, à l’origine, ont déposé plainte. De fait, cela complique le processus de réparation des victimes et empêche le contradictoire sur le cahier des charges des mesures de réparation.

Alors comment savoir choisir le bon outil pour rendre la justice environnementale ? Peut-être en commençant par la formation de ses acteurs, qu’ils soient avocats, magistrats ou membres des services d’enquête. D’ici 2025, Laurence Roques espère que le groupe environnement du CNB pourra avancer rapidement sur ce chantier, tout en travaillant à l’élaboration d’un référentiel sur l’évaluation du préjudice écologique. En attendant, le compteur climatique tourne.

C. Dubois

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