Introduite en 2016 dans le droit, cette notion technique cristallise
l’attention du nouveau groupe "environnement" de l’organisation d’avocats, lancé
en début d’année. Enjeux phares de la justice environnementale, l’évaluation et
la réparation du préjudice écologique souffrent de carences systémiques dans
leur mise en œuvre qui font obstacle à la restauration des écosystèmes.« Le cadre de la justice environnementale a été posé ; il existe ! » Pourtant, Laurence
Roques le sait, « la spécialisation reste à approfondir [et] on doit
la construire en faisant ». Sans doute est-ce pour cela que l’avocate
membre du Conseil national des barreaux (CNB) s’est lancée, en janvier 2024,
dans la création du groupe de travail "environnement" au sein de
l’organisation, dont elle est désormais la responsable. Avec ses deux autres
membres, Clotilde Lepetit et Nicolas Vanden Bossche, cet espace doit «
répondre à l’urgence de la crise climatique » et aux « défis qu’elle
pose pour les systèmes de justice, et donc pour les avocats ».
L’espace de réflexion sera aussi ouvert aux magistrats,
scientifiques, ainsi qu’à des autorités indépendantes, comme à la Commission
nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) ou au Défenseur des
droits, précise Laurence Roques. L’idée étant de pouvoir « croiser les
regards » de chacun, et d’aborder la question de la construction de la justice
environnementale de manière transversale. « C’est un sujet qui, jusqu’ici,
était complètement absent du Conseil national des barreaux, ou traité à la
marge », reconnaît d’ailleurs l’avocate, qui veut voir en ce groupe de
travail la possibilité pour les avocats de participer aux réflexions en tant
qu’experts de la matière législative. Par exemple, dans le cadre de projets ou
de propositions de loi, comme en témoigne le récent positionnement du CNB sur le projet de loi agricole.
Le coup d’envoi public du groupe environnement du CNB
s’est tenu le mercredi 5 juin, à l’occasion de la journée mondiale de
l'environnement. Lors d’un colloque, Laurence Roques et ses collègues ont
partagé les premières réflexions du groupe et sa feuille de route. Au cœur des
préoccupations : l’évaluation et la réparation du « préjudice écologique
». Cette notion récente, introduite par la loi de 2016, établit que toute
personne responsable d’« une atteinte non négligeable aux éléments, aux fonctions
des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l'homme de
l'environnement » doit la réparer mais, « par priorité », en nature.
C’est-à-dire en reconstituant le milieu détruit ou endommagé, lorsque c’est
possible.
Ce n’est qu’en cas d’impossibilité, ou d’insuffisance
des mesures de réparation, que le juge peut condamner le responsable à verser
des dommages et intérêts. Du côté des avocats, on constate que l’évaluation
même du préjudice écologique reste difficile d’accès et que les mesures de
réparation sont peu effectives. En bref, après huit ans d’existence de cette
notion, le bilan est amer.
Des évaluations laborieuses
En matière d’évaluation, les réflexions du groupe de
travail convergent vers un même constat : les difficultés sont systémiques. En
soi, caractériser l’atteinte même du préjudice est complexe, mais pas
impossible. « Aujourd’hui, en théorie, on sait évaluer un préjudice
écologique sur un écosystème, introduit François Zind, avocat au barreau de
Strasbourg. On peut comprendre les éléments et les fonctions de ces
écosystèmes, mais aussi leurs bénéfices collectifs. » En pratique en
revanche, les avocats du CNB constatent des « insuffisances »
préjudiciables dans l’évaluation, et ce dès le stade de l’enquête, généralement
menée par la gendarmerie et l’Office français de la biodiversité (OFB).
C’est en tout cas ce que relève l’avocate au barreau de
Dijon Laure Abramowitch, pour qui les résultats des investigations sont trop
souvent « inutilisables, insuffisants ou incomplets ». Elle
impute ces manquements au manque de moyen des services concernés, à « des
situations de contradictions d’intérêts, notamment pour les agents de l’OFB », ou
à l’absence de référentiel sur lequel s’appuyer. Et s’il est possible de
requérir des expertises supplémentaires pour évaluer le préjudice écologique
une fois l’enquête clôturée et le tribunal saisi, « on se heurte à une
double problématique : la disponibilité et la qualité des experts judiciaires
d’une part, et le coût de ces expertises, d’autre part », explique François
Zind.
Les parties civiles, qui peuvent être des petites
associations de défense de l’environnement, n’ont pas toujours les ressources
économiques pour en faire la demande. « Les frais de ces expertises peuvent
être partagés, ou exclusivement à la charge de celui ou celle qui en fait la
demande, précise Laure Abramowitch. Cette décision est à la libre
appréciation du magistrat. » Si les coûts sont trop élevés, « c’est donc
à nous [les avocats, ndlr] de bricoler pour essayer d’approfondir le
dossier ».
Et quand bien même les parties civiles seraient en mesure
de demander l’expertise, la liste des experts judiciaires n’est pas assez
étoffée, déplorent les avocats, dénonçant la qualité des expertises, souvent
jugées « pas à la hauteur ». « Nous avons des experts médicaux, nous
avons des experts en construction, énumère Laure Abramowitch. Mais des
experts en pollution, sur des domaines très, très précis, ça non, pas vraiment.
»
Vers un référentiel d’évaluation du préjudice ?
Pour Laurence Roques, ce double constat révèle la
nécessité de penser le droit environnemental de façon pluridisciplinaire,
concédant que cette matière « souvent extrêmement technique fait qu’un
certain nombre de confrères sont réticents à l’aborder ». Pour le groupe
environnement du CNB, il est donc nécessaire de créer un référentiel sur lequel
magistrats et avocats pourraient s’appuyer pour établir des critères objectifs
en matière de préjudices environnementaux, à l’instar du référentiel Mornet pour
les préjudices subis en cas de blessures ou décès.
« On sait combien vaut un bras arraché [...]. Mais dès lors qu’il s’agit de la nature, il est complexe
d’évaluer un préjudice qui a des répercussions sur tout un écosystème. »
- Laure Abramowitch, avocate au barreau de Dijon
« On sait combien vaut un bras arraché parce que c’est
catégorisé, remarque Laure
Abramowitch. Mais dès lors qu’il s’agit de la nature, il est complexe
d’évaluer un préjudice qui a des répercussions sur tout un écosystème. C’est
aussi ça qui fait que, lorsqu’on fait appel à un expert pour une évaluation, il
n’y en a jamais deux pareilles. Il existe des propositions de méthodes, mais
elles sont complexes et ce ne sont pas les mêmes qui sont retenues devant telle
ou telle juridiction. C’est aléatoire, et ce n’est pas serein pour nos
dossiers. »
Le risque de monétarisation
Selon Laurence Roques, différentes institutions ou
structures seraient en train de plancher sur l’élaboration d’un tel référentiel,
et souhaitent que ceux qui participent à cette démarche puissent se réunir. Mais
si pratique qu’elle puisse être, l’idée un mètre étalon du préjudice écologique
pose d’épineuses questions éthiques.
Pour François Zind, il existe un risque de monétarisation
des préjudices qui, puisqu’ils concernent souvent des milieux complexes (comme
des zones humides), ne peuvent être réparés ou compensés. S’il reconnaît la
nécessité de trouver des solutions et des outils sur lesquels s’appuyer (à défaut
d’une jurisprudence suffisante), il veut aussi prévenir.
« Si le
préjudice est monétisé, et que la somme est très élevée, il y aura peut-être un effet dissuasif qui permettra
d’influer sur les comportements, estime l’avocat. Je pense qu’il faut
travailler en ce sens. Mais ce qui me fait peur, c’est que l’on finisse par
mettre en place des prix forfaitaires ou que l’on inscrive une mention aussi
vague que "coûts économiquement raisonnables". Parce que dans
ce cas, les entreprises prendront tout simplement en compte ces coûts dans
leurs business plan, et ça ne changera pas leurs manières de fonctionner. Ce
qui va poser des difficultés importantes. »
L’effectivité, le « pan noir » du droit
environnemental
Avant d’espérer
effrayer les entreprises contrevenantes, encore faut-il que les peines soient à
la hauteur et appliquées correctement, estiment les avocats du CNB. L’effectivité
des mesures de réparation prononcées par le juge judiciaire est considérée
comme le « pan noir » du droit
environnemental. « Les praticiens
pourraient en parler des journées entières », déplore Thibault Soleilhac, avocat au barreau de Lyon. Selon lui, «
de nombreuses juridictions, qu'elles soient judiciaires, civiles, pénales,
s'autocensurent et ne vont pas assez loin dans les décisions qu'elles rendent ;
lorsqu’elles rendent des décisions favorables à l’environnement. ».
« Planter quelques arbres ne recrée
pas une forêt centenaire. »
- Thibault Soleilhac, avocat au barreau de Lyon
De manière générale, les avocats dénoncent des mesures de réparation qui ne
seraient pas à la hauteur des enjeux. « Planter quelques arbres ne recrée
pas une forêt centenaire », cingle Thibault Soleilhac, qui mentionne aussi
des amendes peu dissuasives car trop peu élevées, et souvent prononcées sans
astreintes. Ou, quand elles le sont, sont rarement liquidées par les juges. Le
suivi des réparations en nature « dépend par ailleurs d’organismes qui n’ont
pas toujours les fonds ou les dotations qui leur permettraient d’assurer le
suivi de ces mesures comme ils le devraient », relève de son côté Laurence
Roques, pour qui les services de probation devraient également être formés aux
préjudices écologiques, et accompagnés par des experts capables d’intervenir
sur ce volet.
La convention judiciaire d’intérêt public pour accélérer la réparation…
Pour pallier l’infectivité des mesures judiciaires, Thibault Soleilhac
plaide pour une mobilisation plus importante des conventions judiciaires d’intérêt public (CJIP). Créée en 2016 pour traiter les cas de corruption et de fraude
fiscale, puis étendue au domaine environnemental en 2020, cette procédure permet
au procureur de signer un accord avec le contrevenant en échange d’une
extinction de l’action publique à son encontre. La CJIP peut obliger au
versement d’une amende au Trésor public, à la réparation du préjudice
écologique en nature (ou à la victime), et contraindre à la mise en œuvre d’un
programme de mise en conformité.
Ce dernier outil peut s’avérer « très intéressant » dans les
affaires impliquant « des industriels d’envergure », estime Thibault
Soleilhac. L’avocat regrette que cette obligation de mise en conformité soit
rarement prononcée par les magistrats lors de « condamnations ordinaires ».
Plus encore, d’après lui, les CJIP permettraient d’obtenir une décision entre
trois et six mois après la plainte, contre deux à trois ans en passant par un
procès. En matière environnementale, une telle célérité serait bienvenue si une
intervention rapide sur le terrain est nécessaire pour restaurer un milieu
détruit ou endommagé.
… au risque d’envoyer un mauvais signal
Le recours à la CJIP présente néanmoins quelques désavantages,
contrebalance François Zind. Non seulement la convention permet à la personne
mise en cause d’échapper au procès, et donc de préserver sa réputation. Mais elle
évite aussi toute mention de l’infraction dans son casier judiciaire. Or, «
une telle inscription dans le casier peut empêcher une société d’accéder aux
marchés publics par exemple, développe François Zind. Si le comportement
délictueux relève de l’imprudence ou de la négligence, pourquoi pas. Mais qu’en
est-il si l’infraction est le reflet d’un comportement habituel et structurel ?
» Et dans ce cas, quid des délinquants environnementaux récidivistes ?
Ce que l’avocat craint en réalité, c’est qu’un recours plus systématique à
ces CJIP soit interprété comme un « effet d’aubaine » par les
entreprises pollueuses qui auraient les moyens d’anticiper le risque financier
du préjudice écologique en le budgétisant en amont. L’amende ne serait alors
plus qu’une ligne comptable pensée dans le cadre du projet polluant, et la peur
de l’atteinte à la réputation de l’entreprise lors du procès, envolée.
« Si cela arrivait, les entreprises seraient-elles alors aussi enclines à
accepter les obligations importantes qui peuvent être imposées lors d’une CJIP ?
», s’interroge la coordinatrice du groupe de travail Laurence Roques. Pour
elle, bien que l’outil soit intéressant, il ne peut être le seul mobilisable en
matière de réparation, d’autant plus que la CJIP exclut les parties civiles. Ces
dernières ne sont pas nécessairement informées ou parties prenantes de la
procédure, même si ce sont elles qui, à l’origine, ont déposé plainte. De fait,
cela complique le processus de réparation des victimes et empêche le
contradictoire sur le cahier des charges des mesures de réparation.
Alors comment savoir choisir le bon outil pour rendre la
justice environnementale ? Peut-être en commençant par la formation de ses
acteurs, qu’ils soient avocats, magistrats ou membres des services d’enquête. D’ici
2025, Laurence Roques espère que le groupe environnement du CNB pourra avancer rapidement
sur ce chantier, tout en travaillant à l’élaboration d’un référentiel sur
l’évaluation du préjudice écologique. En attendant, le compteur climatique tourne.
C. Dubois