Si
la dissolution de l’Assemblée nationale ne remet pas directement en cause
l'État de droit, l’issue des législatives organisées les 30 juin et 7 juillet
prochains le pourrait. En cause : l’accession du Rassemblement national au
pouvoir, redoutée par le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats
de France. Les professionnels du droit alertent sur une possible atteinte à
l'indépendance de l’autorité judiciaire, caractéristique de certains
gouvernements d’extrême-droite en Europe.
Mis à jour le 14/06/2024 à 14h30 avec la réaction du Conseil national des barreaux.
«
Coup de poker », «
jeu dangereux »… Le 9 juin dernier, le président de la République
a pris une décision historique en marge des élections européennes, lors desquelles
le Rassemblement national a recueilli 31,37% des suffrages, contre 14,6% pour
la liste Renaissance, Modem, Horizons et UDI. « Emmanuel Macron sait que la
majorité relative de son camp à l’Assemblée nationale limite sa marge de
manœuvre et justifie manifestement d’utiliser un prétexte pour dissoudre »,
analyse Pierre-Louis Paillot, doctorant en droit constitutionnel.
Prévue
dans la norme fondamentale, la dissolution de l’Assemblée ne remet pas en cause
l'État de droit sur un plan purement juridique. « C’est le jeu des
institutions depuis le début de la Vème République », rappelle le
juriste, en citant Jacques Chirac, Charles de Gaulle et François Mitterrand.
Néanmoins, la démarche interroge et inquiète, dans la mesure où, après le 7
juillet, la France pourrait bien être dirigée par un Premier ministre
d’extrême-droite.
«
Il est possible de déplorer l’instrumentalisation politique d’un instrument
juridique [...]
puisque le but est probablement d’avoir un coup d’avance : jamais un Premier
ministre de cohabitation n’a été élu président de la République lors de
l’élection suivante », indique Pierre-Louis Paillot, en précisant que les
élections de mi-mandat ne sont pratiquement jamais de « beaux succès »
sous la Vème République.
Vers
un affaiblissement de l’État de droit ?
En
toile de fond, l’expert déplore « que cette utilisation puisse mener,
à terme, à un affaiblissement de l’État de droit si l’on s’oppose au programme
du RN ». Une crainte partagée par d’autres professionnels du droit. « On
peut le constater aussi à l'échelle européenne, s’inquiétait Kim Reuflet,
la présidente du Syndicat de la magistrature (SM), le 11 juin dernier, sur le
plateau d’À l’air libre, l’émission de Mediapart. Partout
dans les États qui ont fait le choix d’amener au pouvoir des régimes
autoritaires, la justice a été attaquée en premier lieu. »
Interrogé
par le JSS, Ludovic Friat, le président de l'Union syndicale des magistrats (USM), opine. « On a vu l'exemple d'autres gouvernements
nationalistes en Europe, comme en Pologne ou en Hongrie, qui s'en sont vraiment
pris à l'autorité judiciaire. Elle était considérée comme un contre-pouvoir qui
n'était pas acceptable », développe le magistrat en soulignant ne pas
émettre de jugement de valeur sur le RN en tant que parti politique.
La
crainte de voir l’indépendance de l’autorité judiciaire attaquée
En
ce sens, Kim Reuflet avertit : s’il accédait au pouvoir, le Rassemblement
national s’en prendrait notamment à l’indépendance de l’autorité judiciaire. «
La matrice idéologique, c'est l’autoritarisme, une matrice sécuritaire »,
martèle la professionnelle du droit. Pour elle, le RN considère les juges et
les procureurs comme des agents de la répression, au service de l'exécutif. «
Aujourd’hui, nos règles institutionnelles font qu'il n'y aura pas beaucoup de
choses à changer pour que le RN – s'il arrive au pouvoir – puisse prendre le
contrôle, notamment des carrières des procureurs, estime la présidente du
la présidente du SM. On a déjà les outils pour contrôler une partie de la
magistrature. »
« Il n'y aura pas beaucoup de
choses à changer pour que le RN – s'il arrive au pouvoir – puisse prendre le
contrôle, notamment des carrières des procureurs »
- Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature
Pierre-Louis
Paillot l’affirme : les institutions de la Vème République ont été faites pour
assurer une domination de l’exécutif en lui donnant une large palette d’outils
constitutionnels afin de mener ses projets à bien. « La rationalisation du
parlementarisme assure une grande liberté d’action à la majorité parlementaire
et au gouvernement qui en est issu, développe le spécialiste du droit
constitutionnel. Même le Sénat ne pourra pas pleinement jouer son rôle de
garde-fou, car l’article 45 de la Constitution offre au gouvernement la
possibilité quasi systématique de donner le dernier mot à l’Assemblée
nationale, sans parler du vote bloqué ou du 49.3. »
Alors
qu’un président de la République sans majorité parlementaire a les mains liées,
un gouvernement sans président de sa couleur politique reste plutôt libre. «
Si le RN obtient une majorité absolue, le parti sera très libre de mettre en
œuvre son programme, affirme le juriste. Ne se dresseront devant lui que
le président réduit à son rôle d’arbitre prévu dans la Constitution, les
oppositions sur un plan médiatique, un Sénat qui peut être contourné et un
Conseil constitutionnel qui fera respecter l’État de droit. »
«
Notre rôle, c’est d'alerter, de porter un autre projet pour la justice »
C’est
pourquoi le Syndicat de la magistrature déplore qu’Emmanuel Macron n’ait pas
tenu l’une de ses promesses de 2017 : faire adopter la révision
constitutionnelle relative au Conseil supérieur de la magistrature (CSM).
Réclamée de longue date, et plus récemment, en septembre 2023 par Rémy Heitz,
le procureur général près la Cour de cassation, cette réforme du parquet aurait
garanti l’indépendance des procureurs vis-à-vis du pouvoir politique. «
Aujourd’hui, [ce dernier] peut faire et défaire la carrière des
procureurs, sanctionner et pénaliser ceux qui ne sont pas dans la ligne : c'est
évidemment à redouter », développe Kim Reuflet sur le plateau d’À l’air
libre.
La
magistrate craint une lourde conséquence : la possibilité de mener des
politiques « extrêmement répressives ». « D’une certaine manière,
c’est une forme de radicalisation très forte de quelque chose qui existe déjà,
regrette-t-elle. Notre rôle, c’est d'alerter, de porter un autre projet pour
la justice que celui-là. »
Tout
en insistant sur l’apolitisme de l’USM, Ludovic Friat a envoyé un mail en ce
sens à ses adhérents et à ses collègues inscrits sur l'ensemble de la liste
magistrature le 11 juin. « Nous sommes particulièrement vigilants de ce
qu’il se joue parce que l’on est sur une période d’incertitude et sur un débat
politique majeur », assure le premier vice-président adjoint au tribunal
judiciaire de Paris. Une vigilance qui concerne le respect des valeurs
républicaines et judiciaires, notamment en matière de séparation des pouvoirs,
de défense des libertés publiques et d'impartialité de la justice. « On n’en
est pas là, mais s’il le faut on soutiendra le Conseil supérieur de la
magistrature, qui protège notamment l’indépendance des magistrats »,
envisage Ludovic Friat.
Prioriser
la lutte contre l'extrême-droite
Les
juristes de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) se
projettent également. « Si on se retrouve avec un Premier ministre
d'extrême-droite, que deviendrons-nous ? », interroge Henry de
Bonnaventure, co-secrétaire du syndicat Asyl (Action syndicale libre/Ofpra). Il
fait référence à l’existence même de l’établissement public. En cause :
l’application du droit d’asile, à laquelle veillent les officiers de protection
instructeurs (OPI). Concrètement, ils examinent les dossiers des demandeurs
d’asile, les auditionnent, puis rédigent une décision motivée en droit et en
fait.
«
Aujourd’hui, on est confronté à la menace que fait peser le programme du RN :
c’est l’ennemi de l’asile. Il considère que c’est la porte ouverte à
l'immigration illégale en France »,
souligne Henry de Bonnaventure, en citant des amendements que le parti voulait
faire passer avec les dernières lois sur l’immigration, le programme du Rassemblement
national et les déclarations publiques de ses membres. Si Asyl Ofpra et la CGT
Ofpra se réuniront à nouveau d’ici la fin de la semaine, ils ont déjà voté le
11 juin : le mouvement social priorisera la lutte contre l'extrême-droite
jusqu'à la fin des législatives.
« Le programme du RN,
c’est l’ennemi de l’asile »
- Henry de Bonnaventure, co-secrétaire du syndicat Asyl
Le
même jour, le Syndicat de la magistrature appelait dans son communiqué de presse
« toutes celles et ceux qui participent à l’activité judiciaire à se
mobiliser contre l’accession au pouvoir de l’extrême-droite. » Agir, faire
front commun ; c’est ce que demande également le Syndicat des avocats de
France, qui dénonce le « choix dangereux » d’un « président de la République
autoritaire et pyromane ». « Ce sont toutes les valeurs démocratiques
qui risquent de partir en fumée, remplacées par des atteintes irréversibles aux
droits et aux libertés, avertit le communiqué de presse du collectif, publié le 10 juin dernier. Ne pas s’unir, c’est faire
un choix historique qui plongera sans aucun doute le pays dans le chaos. »
« L'Assemblée nationale renouvelée prendra-t-elle des orientations qui vont à rebours de l'État de droit et des principes fondamentaux qui nous sont chers, à nous, les avocats ? », s'est interrogée Julie Couturier, présidente du Conseil national des barreaux (CNB), à l'occasion, le 14 juin, de l'Assemblée générale de l'organisation. Le responsable rappelle les principes qui guident l'action du CNB sous sa mandature : la défense de l'État de droit et de la démocratie, la progression des droits fondamentaux et la protection de l'avocat, « son indépendance et son secret ». Autant de positions que le CNB aura, après les élections, à défendre « peut-être avec encore plus de force », estime Julie Couturier.
Unité
magistrats SNM-FO invoque le devoir de réserve
Contactée par le JSS, Béatrice
Brugère, la secrétaire générale d’Unité magistrats SNM-FO, « s’interdit
d’avoir un engagement politique. » « La seule chose que je peux dire, c’est que
la France a un État de droit assez fort et que, pour l'instant, on est dans un
processus institutionnel, estime-t-elle. Je ne sais pas ce qu’il va sortir des
urnes, c’est de l'ordre du politique, ça ne m'intéresse pas du tout. »
Cette déclaration est à l’image
du communiqué partagé par l’organisation, dans lequel elle déclarer conserver « son
indépendance à l’égard des partis politiques et reste dans le champ strict de
son activité syndicale, respectueuse du pluralisme de ses adhérents ».
Le syndicat, qui justifie sa position par le devoir de réserve des magistrats
et des agents publics en général, a refusé de signer l’appel de l’intersyndicale
appelant à un « sursaut social et démocratique » à l’initiative
de la CGT, la CFDT, l’Unsa, FSU et Solidaires.
Cependant, « quelle que
soit l’issue des prochaines échéances électorales, Unité magistrats SNM-FO
restera intransigeant sur les principes d’indépendance des magistrats à l’égard
du politique et de séparation des pouvoirs ». Non sans conclure en
envoyant une pique aux autres organisations professionnelles qui se sont
positionnées, qui pourraient ce faisant « renvoyer à l’opinion publique l’image
d’une justice partiale et politisée ».
Floriane Valdayron