Le 15
mars 2022, à l'occasion de la publication de son bilan annuel du marché
de la musique enregistrée, le Syndicat national de l’édition
phonographique révèle un chiffre d’affaires en 2021 de la musique
enregistrée en France de 861 millions d’euros, soit une hausse de 14,3 % par rapport à l’année précédente. Un
record dû
essentiellement à une augmentation continue des revenus
générés par le streaming. En 2021, le segment du numérique atteint en effet 70 % du chiffre d’affaires global, avec pas
moins de 506 millions d’euros de revenus. Le numérique franchit ainsi le seuil
symbolique de 500 millions d’euros, qui relègue au rang de mauvais souvenir la
traversée du désert dont l’industrie musicale était encore
victime à peine dix
ans plus tôt.
Ces
chiffres historiques s’inscrivent dans la tendance mondiale confirmée le 22
mars suivant par le rapport annuel de la Fédération internationale de
l’industrie phonographique, qui annonce une progression du marché mondial en
2021 de 18,5 %,
avec un résultat total de 25,9 milliards de dollars.
Le
marché du streaming porte pratiquement à lui seul le secteur musical et permet
même au marché du CD et du vinyle de résister.
En à
peine 15 ans, les géants du streaming – Spotify, Amazon Music, Apple Music,
Deezer, etc. – ont réussi à rassembler près d’un demi-milliard d’utilisateurs
et révolutionner l’industrie musicale. En lançant un nouveau modèle économique
de consommation musicale, les plateformes ont également fait bouger les lignes
de front des droits des artistes. Si les consommateurs sont les premiers
bénéficiaires de l’effet d’aubaine, un abonnement mensuel de moins de dix euros
leur permettant d’avoir accès à un large catalogue musical, la gestion de la
transition digitale a été plus difficile pour les artistes. Non seulement les
revenus que les plateformes de streaming leur versent sont très inégalitaires,
car les sommes perçues, qui varient en fonction du nombre
d’écoutes, diffèrent largement d’une plateforme à l’autre, mais l’augmentation
exponentielle de la consommation musicale va de pair avec celle du plagiat.
Lire aussi : Le statut juridique de la bande originale
Un nouveau modèle de
consommation musicale…
Le terme anglais « streaming » signifie « flux de données ». Le streaming désigne
un mode de diffusion par Internet qui permet aux internautes de lire en direct
un flux de données audio ou vidéo. En pratique, le streaming permet à un
ordinateur ou smartphone de lire un fichier à distance, sans avoir à le
télécharger, et donc le stocker dans la mémoire de son appareil, ce qui le
différencie du téléchargement.
L’envolée de la consommation digitale
de musique et l’avènement des grandes plateformes de streaming va de pair avec
une baisse de la rémunération des artistes.
Certaines grandes stars américaines,
comme la star de pop music Taylor Swift, se sont servies de leur poids dans
l’industrie musicale pour peser sur les géants du streaming. En 2014, alors que
les plateformes sont en pleine montée en puissance, elle décide de les
boycotter. À Spotify, elle reprochera de ne pas payer « à sa juste valeur les paroliers, les producteurs, les artistes et les
créateurs de musique ».
Dès l’année suivante, elle fait plier
le géant Apple qui accepte de revoir sa politique tarifaire, obtenant même
qu’il paie les artistes pendant les trois mois d’essai gratuit de son service
de musique illimitée en streaming, Apple Music, ce qu’il n’avait jamais fait
jusqu’à présent. Elle y fait alors son grand retour.
Il faut attendre le 9 juin 2017 pour
que le back catalogue de l’artiste (anciens morceaux) réapparaisse sur les
plateformes, qui ont accordé des conditions plus avantageuses aux artistes.
L’artiste américaine a ouvert la voie
à d’autres, qui vont à leur tour dicter leurs conditions aux
plateformes. En 2021, la chanteuse britannique Adèle fait ainsi désactiver à
Spotify la lecture aléatoire de ses albums. Un album « raconte une
histoire »,
explique-t-elle, et doit donc être écouté dans le bon ordre. En France, un
artiste se serait fondé sur l’atteinte au droit moral de son œuvre pour
légitimer pareille revendication.
Le poids des artistes étrangers sur
l’industrie mondiale de la musique est tel qu’ils parviennent à faire bouger
les lignes de front. Les artistes français n’ont jamais eu la même marge de manœuvre que leurs homologues anglo-saxons. Toutefois, la notoriété de certains
leur a permis de résister
aux plateformes. Il faudra ainsi attendre 2017 pour que Francis
Cabrel accepte de mettre en ligne son catalogue, alors que ce n’est que deux
ans plus tard que Jean-Jacques Goldman suivra son exemple. L’auteur-compositeur
aurait obtenu un droit de perception des gains sur chaque album vendu quatre
fois supérieur à celui de certains jeunes artistes.
Un changement s’imposait face à la
paupérisation de la majorité des artistes en dépit parfois de forte écoute de
leur musique. En novembre 2021, l’ADAMI, la société de gestion collective des
droits des artistes et musiciens, pointe du doigt un « partage inéquitable » des revenus des plateformes de streaming. Sur
un abonnement mensuel à 9,99 euros, les artistes écoutés se partageraient 0,46
centimes d’euro, le delta étant réparti entre l’État, la gestion collective des
droits d’auteur et différents intermédiaires.
Le 12 mai 2021, le gouvernement donne
12 mois aux organisations françaises des artistes-interprètes et producteurs
phonographiques pour trouver un accord qui garantira une rémunération minimale
appropriée et proportionnelle aux artistes diffusés en streaming1.
In extremis, le 13 mai 2022, un
accord qualifié d’ « historique » est signé pour cinq ans, dans la lignée
de la directive européenne sur les droits d’auteur votée en 2019. La première
grande mesure consiste à instaurer, en faveur des artistes, un taux minimum de
royalties fixé entre 10 et 11 % de la somme versée par les plateformes aux
producteurs en rémunération de la diffusion de leurs titres en streaming. Une
autre grande avancée consiste en la mise en place d’une avance sur rémunération
des artistes, déduite là aussi des sommes versées par les plateformes aux
producteurs, pour favoriser des genres musicaux qui manquent parfois de moyens
(jazz, musique classique, etc.). L’accord englobe aussi les choristes et les
musiciens qui participent à un album, qui toucheront un cachet supplémentaire
lors de la mise en ligne sur une plateforme, puis des rémunérations
complémentaires par pallier. Seule ombre au tableau, l’absence des plateformes
à la table des négociations qui interroge sur la bonne volonté qu’elles mettront
à appliquer un accord dont les syndicats se félicitent unanimement de la
signature.
… Accélérateur de dérives illégales ?
Une œuvre musicale est constituée de la combinaison de
trois éléments perçus simultanément : mélodie, harmonie et rythme, associés
ou non à des paroles. Paroles et musique, sous réserve de leur originalité,
sont protégées par le droit d’auteur.
Selon la Cour de cassation, l’originalité de l’œuvre
musicale « doit être appréciée dans son
ensemble au regard des différents éléments, fussent-ils connus, qui la
composent, pris en leur combinaison2 ». La cour d’appel de Paris
ajoute que l’œuvre musicale peut être originale en raison d’une « physionomie propre qui démontre l’effort
créatif et le parti pris esthétique portant l’empreinte de la personnalité de
l’auteur ».
L’augmentation constante de la consommation digitale de
musique est souvent associée à celle du « plagiat ». Ce terme en vogue, non
juridique, vise en réalité la notion de contrefaçon au sens de l’article L.
335-3 du Code de la propriété intellectuelle, que l’on entend par « toute
reproduction, représentation ou diffusion, par quelque moyen que ce soit, d’une
œuvre de l’esprit en violation des droits de l’auteur, tels qu’ils sont définis
et réglementés par la loi ». Le délit est caractérisé chaque fois qu’une
œuvre musicale sera diffusée sans l’autorisation de ses ayants droit (auteur,
compositeur).
En parallèle de l’avènement des plateformes légales de
streaming, de nombreux sites permettent l’écoute illégale, et même le téléchargement
de musique.
Le Code de la propriété intellectuelle distingue deux
situations.
La première concerne l’internaute qui mettrait à la
disposition d’autres utilisateurs sans autorisation, en streaming ou en
téléchargement, des œuvres protégées, se rendant ainsi coupable de contrefaçon,
délit prévu et réprimé par les articles L. 335-1 et suivants du Code de la
propriété intellectuelle jusqu’à trois ans d’emprisonnement et 300 000
euros d’amende.
Dans le second cas, l’internaute qui visionnerait ou écouterait
en streaming une œuvre protégée, sans que l’auteur de l’œuvre ne l’ait autorisé
au préalable, lui ne risque rien. En effet, il ne peut être coupable de
contrefaçon puisqu’il n’a pas téléchargé la vidéo ou l’audio et, de fait, ne
l’a donc pas stocké sur son ordinateur. L’internaute bénéficie ainsi de
l’exception de « reproduction provisoire » prévue par l’article L. 122-5 6° du Code de la propriété
intellectuelle qui lui permet d’échapper au délit de contrefaçon.
Le 5 juin 2014, la Cour de Justice de l’Union européenne
a confirmé l’état du droit positif par un arrêt Public Relations Consultants
Association Ltd contre Newspaper Licensing Agency Ltd3.
La Cour a estimé en effet qu’un internaute ne viole pas le droit d’auteur
lorsqu’il regarde ou écoute du contenu en streaming, car il ne va pas au-delà
d’un téléchargement
provisoire du contenu.
Si
l’écoute d’œuvres protégées par le droit d’auteur sur une plateforme illégale n’expose pas
l’internaute à des poursuites pour contrefaçon, il n’en va donc pas de même des
éditeurs et hébergeurs
de ces plateformes qui permettent leur diffusion illégale. Cela étant,
l’avènement des grandes plateformes de streaming va de pair avec une baisse
significative de la contrefaçon. En effet, nombreux sont ceux à avoir abandonné
des pratiques de téléchargement illégal ou, plus simplement, d’écoute en
streaming grâce à la multiplication de l’offre payante. En échange d’un prix
abordable, l’abondance de l’offre a fait rentrer dans le droit chemin une
grande masse de contrefacteurs, même si le phénomène n’est naturellement pas
éradiqué.
À l’heure où Netflix accuse une perte de 200 000 abonnés au deuxième trimestre 2022,
quand les analystes s’accordaient sur un gain de 2,5 millions d’abonnés, les
experts s’inquiètent que le phénomène touche le streaming musical à la santé si
florissante.
Cela
étant, le streaming musical est un mode de consommation adopté par tous, toutes
générations confondues. Même si le marché est fortement concurrentiel, gageons
qu’il a encore de beaux jours devant lui.
1) Ordonnance n° 2021-580 du 12
mai 2021 portant transposition du 6 de l’article 2 et des articles 17 à 23 de
la directive 2019/790 du Parlement européen et du Conseil du 17 avril 2019 sur
le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique et
modifiant les directives 96/9/CE et 2001/29/CE.
2) Cass. civ. 1re, 30 septembre 2015,
n°14-11944.
3) CJUE, 4e chambre, 5 juin 2014,
Public Relations Consultants Association Ltd contre Newspaper Licensing Agency
Ltd e.a, C-360/13.
Carine
Piccio,
Avocat
associé au Barreau de Paris,
Aston
Avocats