DROIT

Preuves déloyales autorisées aux prud’hommes : les conseillers partagés sur d’éventuelles « dérives »

Preuves déloyales autorisées aux prud’hommes : les conseillers partagés sur d’éventuelles « dérives »
Publié le 13/03/2025 à 13:13

Depuis décembre 2023, il est désormais permis d’utiliser des preuves déloyales dans les contentieux prud’homaux. Un revirement de jurisprudence qui suscite la crainte de certains conseillers, mais aussi des espoirs.

C’était l’une des préoccupations du conseil de prud’hommes de Quimper, lors de son audience de rentrée. Sa nouvelle présidente, Anne Kérisit, a fait part dans Le Télégramme de ses craintes sur les potentielles dérives que pourrait engendrer l’autorisation récente de preuves dites « déloyales » ou « illicites » dans les dossiers. En d’autres termes, il est désormais admis que, dans un contentieux prud’homal, une partie puisse produire une preuve obtenue de manière déloyale - soit à l’insu d’une personne, souvent par le biais d’un stratagème ou d’une dissimulation. Seraient également autorisées les preuves illicites, obtenues en violation de la loi ou de la vie privée de la partie adverse. Un chamboulement des pratiques qui pose question à Anne Kérisit, qui affirme au JSS avoir voulu « lancer une alerte » à ce sujet.

Des jurisprudences alignées sur la CEDH

Alors que les preuves déloyales étaient jusqu’à présent irrecevables, en application du principe de loyauté qui doit présider dans l’administration de la preuve, plusieurs décisions récentes de la Cour de cassation sont venues bouleverser la jurisprudence.

Le 22 décembre 2023 tout d’abord, la Cour de cassation a été saisie d’un pourvoi contre une décision de la cour d’appel d’Orléans qui déclarait irrecevables des transcriptions d’enregistrements clandestins, sur lesquels s’appuyait une société pour licencier un salarié. Ce dernier, responsable commercial, avait indiqué lors d’un entretien informel, dont il ignorait la captation, qu’il refusait d’appliquer une directive.

Or, la Cour de cassation a estimé que la décision de la cour d’appel violait l’article 9 du code de procédure civile d’une part - ce dernier stipulant qu’« il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention ». Mais qu’elle contredisait également le premier paragraphe de l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales sur « le droit à un procès équitable ». En matière pénale, la Cour de cassation considère « qu'aucune disposition légale ne permet au juge répressif d'écarter les moyens de preuve produits par des particuliers au seul motif qu'ils auraient été obtenus de façon illicite ou déloyale ».

Celle-ci ajoutait dans sa décision : « Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. »

Le 14 février 2024, la Cour de cassation réitérait sa position, en validant une décision de la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion, qui avait accepté comme preuve d’un licenciement pour vol des images obtenues par un système de vidéosurveillance. Cette dernière avait ainsi déduit que « la production des données personnelles issues du système de vidéosurveillance était indispensable à l'exercice du droit à la preuve de l'employeur et proportionnée au but poursuivi, de sorte que les pièces litigieuses étaient recevables ». Différents arrêts qui mettent la jurisprudence française en conformité avec celle de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui ne retient pas, par principe, l'irrecevabilité des preuves considérées comme déloyales.

Des craintes sur l’usage de l’IA

Ces décisions comportent toutefois des risques, aux yeux d’Anne Kérisit, qui a souhaité avertir les conseillers prud’homaux, comme le public : « Il va falloir que l’on soit extrêmement vigilants par rapport aux preuves qui nous seraient apportées dorénavant dans les bureaux de jugements », met-elle en avant. Elle s’inquiète en particulier du rôle que pourrait désormais jouer l’intelligence artificielle (IA) dans de tels dossiers : « Comme on peut obtenir une preuve à l’aide de stratagèmes ou de manœuvres, ou plus largement de façon déloyale, un enregistrement effectué à l’insu d’une personne mise en cause pourrait être réalisé à l’aide de l’intelligence artificielle. »

N’ayant pour l’instant encore jamais été confrontée à ce type de preuve, elle craint que l’ensemble des conseillers ne se retrouvent « démunis » en cas de falsification, ces derniers n’étant pas formés à reconnaître l’usage d’une IA. Les juges seraient-ils ainsi à même de déceler des deepfakes audio, la manipulation d’images ou de vidéos, ou de faux documents semblant authentiques, et pourtant générés par une intelligence artificielle ? Rien n’est moins sûr actuellement.  

En décembre 2024, Rémy Langlois, président général du conseil des prud'hommes de Rennes (collège employeur), avait également alerté en ce sens lors d’un entretien au magazine 7jours. « On s’interrogeait, avec l’avocat rennais spécialiste en droit du travail Paul Delacourt, sur les dérives potentielles à surveiller », reconnaît-il.

Avocate au barreau de Paris, spécialisée en droit du travail, Elise Fabing comprend que cette jurisprudence « puisse affoler certains juges ». « Il est vrai que l’autorisation d’aller fouiller dans les fichiers personnels de salariés est extrêmement inquiétante. Le juge doit être particulièrement vigilant sur les preuves illicites, et attentif aux atteintes aux libertés fondamentales », prévient-elle.

Une jurisprudence « bien encadrée »

Cette jurisprudence ne risque-t-elle pas in fine de créer un climat de suspicion généralisée et d’institutionnaliser la surveillance au travail ? « Au-delà des règles de preuves, on peut effectivement redouter un effet sur les comportements au sein de la communauté de travail », alertait la CFDT dans un communiqué en janvier 2024. « Dans le procès civil, il faut ajouter que tous les coups ne sont pas permis ! », rappelait ainsi le syndicat. 

Mais François Belloir, vice-président du conseil de prud’hommes de Rennes (collège salariés), ne croit pas en de telles dérives. « Il existe déjà des règles en matière de surveillance, soutient-il. A contrario, le risque pour les salariés est que l’employeur s’affranchisse des règles en matière de surveillance (vidéo, mails/collecte de données) qui seraient détournées de leur objet (du but poursuivi) et utilisées contre le salarié ».

Plutôt rassurant, comparé à sa consœur de Quimper, François Belloir estime, à l’instar de son binôme Rémy Langlois, que « la cour a bien encadré » cette jurisprudence, « en fixant deux conditions cumulatives strictes à la recevabilité de la preuve déloyale ». Tout d’abord, le caractère indispensable, en recherchant s’il n’existe pas un moyen plus respectueux de prouver son droit. Ensuite, le caractère proportionnel, « c’est-à-dire un contrôle de proportionnalité, avec absence d’atteinte à la vie privée du salarié ou de l’employeur ». Rémy Langlois n’est, à ce titre, pas très inquiet : « Le législateur a fait en sorte que le juge de fond soit le garant de l’authenticité de la preuve et reste maître dans son appréciation. Nous devons être les gardiens de ces potentielles dérives, comme nous l’avons toujours fait », met-il en avant.

Un point de vue qui rejoint celui de Jean-Claude Bruel, du conseil des prud’hommes de Nantes. « En effet, il revient au juge d'apprécier, notamment, si ladite preuve porte atteinte au caractère équitable de l'ensemble de la procédure », commente-t-il. Ce dernier conclut : « Le juge prud'homal a les éléments essentiels au soutien de sa position, et jusqu'à présent nous n'avons relevé aucune crainte particulière chez nos collègues les plus informés. »

A l’inverse, ce revirement juridique pourrait plutôt présenter des avantages, pour l’avocate Elise Fabing : « Cela permet aussi de refléter ce qui se passe en entreprise, là où il était avant très compliqué d’avoir des témoignages par exemple ». C’est principalement le cas pour les salarié·es dénonçant des discriminations ou du harcèlement au travail, qu’elle accompagne. Car ce sont des situations, explique-t-elle, « où il y a énormément d’oralité, et où les preuves sont difficiles à obtenir ».

Reste à savoir quelles en seront les conséquences sur le long terme. Car, comme ses collègues, Jean-Claude Bruel met en avant le caractère récent d’une telle jurisprudence. Aussi faudra-t-il attendre encore quelques mois, voire années, avant un réel premier bilan de son application, et de ses éventuelles dérives… ou apports.

Rozenn Le Carboulec

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