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Les tables rondes de Drouot : est-il encore possible de vendre des biens sacrés ?

Les tables rondes de Drouot : est-il encore possible de vendre des biens sacrés ?
Publié le 24/11/2021 à 14:33
Vincent Noce, journaliste de la Gazette Drouot, a animé ce débat organisé le 4 octobre par le groupe Drouot. Avocats, experts, représentants de l’administration ont exposé leurs idées sur les litiges qui opposent parfois des détenteurs de trésors nationaux à l’État. La nation souhaite les récupérer à moindre frais. Les propriétaires, eux, aimeraient percevoir une juste indemnisation pour ses éléments de notre Histoire qu’ils ont participé à conserver, voire à sauver, parfois dans l’indifférence générale.

 

 

Didier Touzelin, chef du bureau des affaires juridiques à la Direction générale des patrimoines et de l’architecture, présente la position du ministère de la Culture en matière de revendications des biens culturels mobiliers appartenant au domaine public. S’agissant de la vente sur le marché de l’art des biens sacrés, il rappelle, sans faire de distinction selon les différents types de biens culturels, les fondements juridiques de la politique actuelle. Elle ne distingue pas que le bien culturel considéré provienne d’une cathédrale, d’une église, d’un musée national, du mobilier national, du fonds national d’art contemporain, d’une bibliothèque publique, d’un château appartenant à une personne publique, ou encore d’un service des archives. Seul importe le fait que ce bien mobilier soit identifié par les sachants, conservatoire du patrimoine, ou experts spécialistes, comme présentant un intérêt public culturel et appartenant toujours au domaine public d’une personne publique. Le ministère n’agit que lorsqu’il s’estime parfaitement légitime à le faire, ce que les plus hautes juridictions du pays ont confirmé dans les litiges de ces dernières années.

 

La loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (LCAP)

Les propriétaires publics, État, collectivités territoriales, sont régulièrement confrontés à la réapparition, entre les mains d’une personne privée ou publique, d’un bien culturel autrefois soustrait de leur patrimoine et dont ils avaient perdu la trace. En ce qui concerne plus spécialement les biens sacrés, il peut s’agir d’objets mobiliers affectés au culte, protégés ou non au titre des monuments historiques, appartenant à l’État, essentiellement les biens des cathédrales, ou à une collectivité territoriale. Il peut également s’agir d’un fragment de ces édifices, précise Paulina Navarro, chargée de mission juridique à la direction générale des patrimoines du ministère de la Culture. Dès lors qu’un bien présente un intérêt public culturel, c’est-à-dire un intérêt public du point de vue de l’Histoire, de l’art, de l’archéologie, de la science, ou de la technique, et qu’il appartient toujours au domaine public d’une personne publique en vertu des principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité de ces domaines, son propriétaire d’origine est en droit de les revendiquer. Lorsqu’un bien culturel est identifié de manière certaine comme étant un bien public, son détenteur, qu’il soit de bonne ou de mauvaise foi, ne peut s’opposer à sa restitution qu’en démontrant que ce bien est régulièrement sorti du domaine public avant qu’il l’acquiert. La plupart des affaires récentes sont nées à la suite d’une demande de certificat définitif d’exportations de biens culturels, les services instructeurs étant alertés par les conservateurs du patrimoine spécialiste sur le fait que le bien pour lequel un certificat est demandé soit susceptible d’appartenir au domaine public d’une personne publique.





Alexandre Giquello, Marie-Amélie Carlier, Vincent Noce, Basile Ader et Laurence Fligny





À partir du moment où ces doutes sont confirmés et où le ministère de la Culture est convaincu que le bien visé appartient toujours à l’État ou à une autre personne publique, la délivrance du certificat devient impossible. En effet, les biens culturels appartenant au domaine public d’une personne publique constituent des trésors nationaux. Parallèlement à ces dossiers, le ministère de la Culture a œuvré afin de faire modifier le droit en vue de faciliter son action. Les principales modifications introduites récemment dans le Code du patrimoine, suite à la loi du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine (LCAP) sont d’une part l’attribution au ministère de la Culture d’une compétence pour agir en revendication devant le juge judiciaire directement sans avoir à solliciter le service des domaines (comme il le faisait auparavant), et d’autre part d’une compétence de substitution, le ministère de la Culture pouvant agir en revendication en lieu et place du propriétaire public défaillant. Ce point lui permet notamment d’aider les petites communes. Si les moyens juridiques d’action du ministère ont été renforcés par le législateur avec la LCAP, ce dernier a également eu le souci de protéger les acquéreurs de bonne foi en prévoyant un dispositif dont l’objet est de faciliter l’action en garantie d’éviction de l’acquéreur évincé. Ce dernier peut en effet désormais agir en garantie d’éviction en application de l’article 1626du Code civil dès réception par lui du courrier notifiant la mise en demeure motivée de restituer le bien. Rappelons que la garantie d’éviction permet à l’acquéreur évincé de récupérer l’intégralité du prix versé ainsi que d’éventuels frais engagés par lui auprès du vendeur.

 

 

Quand intervenir ?

Soucieux de respecter la propriété privée et de ne pas entraver le marché de l’art, le ministère agit exclusivement lorsqu’il a acquis la certitude que le bien culturel se trouvant entre des mains privées fait partie de son domaine. Les revendications ne sont formulées qu’après une étude juridique et historique approfondie permettant de retracer au mieux le parcours du bien considéré. D’abord une analyse du droit en vigueur au moment de l’incorporation du bien culturel concerné au domaine public est réalisée. Pour les fragments de biens immeubles ou de meubles autrefois affectés au culte, les fondements juridiques essentiels sont le décret de l’assemblée constituante du 2 novembre 1789 selon lequel tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la nation, et le décret des 22 novembre et 1er décembre 1790 qui ont restreint la possibilité d’acquérir les biens appartenant au domaine national par prescription, uniquement aux biens dont un décret formel du corps législatif sanctionné par le roi avait préalablement autorisé l’aliénation. Didier Touzelin fait remarquer que ces textes sont toujours en vigueur de nos jours. Selon lui, le régime juridique et administratif mis en place au lendemain de la Révolution poursuivait un objectif de protection du patrimoine remarquable de la nation, les biens présentant un intérêt public et appartenant au domaine public ne pouvant être aliénés que sur le fondement d’un texte autorisant leurs déclassements. C’est encore le cas aujourd’hui. Le législateur doit en effet intervenir pour déclasser légalement du domaine public un bien culturel pour un autre motif que celui de la perte de son intérêt public culturel en vue de le céder à un tiers. Ensuite, des recherches historiques sont effectuées par le personnel scientifique du ministère et des collectivités intéressées, notamment dans les archives. Cette phase est particulièrement importante lorsque la soustraction est présumée avoir eu lieu au cours du XVIIIe ou du XIXe siècle, et surtout pendant la période révolutionnaire. Il est parfois difficile d’avoir la certitude qu’un fragment de monument n’a pas été détaché lors de la destruction des tombeaux royaux ordonnée par le décret du 1er août 1793 de la Convention. En effet, pour le ministère, ce décret constitue un acte formel de déclassement du domaine public légitimant la propriété privée du possesseur d’un tel bien. Ainsi, l’État s’est abstenu de revendiquer la propriété de certains fragments d’éléments décoratifs des tombeaux de Jeanne de Bourbon et de Charles V provenant de la basilique de Saint-Denis pourtant précisément en l’absence des preuves démontrant qu’il n’avait pas été arraché lors de la destruction des tombeaux royaux ordonnée par les autorités révolutionnaires. L’État s’est également abstenu de revendiquer la propriété des pleurants du tombeau de Jean de Berry, car contrairement au tombeau de Philippe le Hardi, les recherches dans les archives n’ont pas permis de démontrer une volonté explicite de conservation des pleurants qu’on pourrait supposer. En cas de doute sur la réalité de la sortie illicite d’un bien du domaine public sans déclassement régulier préalable, le ministère s’abstient d’agir en revendications. Il n’agit au contentieux que dans les très rares cas où le détenteur ne restitue pas après une mise en demeure. De très nombreuses restitutions se sont produites calmement ces dernières années sans que l’État ait dû engager d’action contentieuse. Pour donner des exemples de restitution spontanée dans le domaine des biens sacré, peuvent être évoqués par exemple plusieurs bas-relief en albâtre du 15e siècle qui avaient été volés en 1984 à la basilique Saint-Michel de Bordeaux, une tête en pierre de la cathédrale de Reims, un vitrail du roi David provenant de la cathédrale de Tours, une statue d’apôtre provenant d’un portail de la cathédrale d’Orléans, un tableau intitulé le Christ en croix entre la Vierge et Saint Jean accompagnés de sept donateurs agenouillés, classé au titre des monuments historiques en 1910 et volé en 1969 à la commune de Vitré, en Ille-et-Vilaine. Les contentieux relatifs à ce type de bien sont actuellement rares en France. Toutefois, le ministère revendique ou assiste certaines communes dans leurs démarches en vue de récupérer des biens sacrés leur appartenant et détenus à l’étranger. Ainsi, une action judiciaire est actuellement pendante en Allemagne où la petite commune de Thoisy-le-Désert tente, avec l’aide de notre ministère, de récupérer une Vierge à l’enfant du XIIIe siècle classée monument historique, volée en 1976 et retrouvée en vente chez Sotheby’s, à Londres, en 2004. Ce type de revendication se heurte à une difficulté de taille inexistante en France, c’est le principe de non application par les tribunaux étrangers du droit public d’un autre État. En conséquence, lorsque le vol ou l’exportation illicite sont anciens, ni la directive européenne des restitutions, ni la convention de l’Unesco de 1970 ne peuvent être mobilisées par l’Etat français. Les situations sont alors régies par le droit international privé, par le droit commun de chaque pays. L’inaliénabilité et l’imprescriptibilité des biens publics ne sont d’aucun secours, et il ne reste donc que la voie diplomatique, inefficace lorsque les biens se trouvent entre les mains d’une personne privée.

Quant aux affaires déjà jugées en France portant sur les biens sacrés, nous pouvons évoquer le fragment du jubé de la cathédrale de Chartres, le pleurant n° 17 du tombeau de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, un ensemble d’ouvrages composant un manuscrit rédigé entre le XIIe et le XIIIe siècle provenant de l’abbaye du Mont-Saint-Michel, ou encore un manuscrit rédigé vers 493, conservé à la bibliothèque de la chartreuse de Gaillon-Lez-Bourbon. Certains contentieux ont donné lieu à des arrêts des plus hautes juridictions françaises : Cour de cassation, Conseil d’État et Conseil constitutionnel, lesquelles ont confirmé la légalité, la conventionnalité, et la constitutionnalité des décisions de mise en demeure de restituer ou fait droit à l’action engagée par l’État. Pour citer une décision, le Conseil constitutionnel a notamment déclaré l’article L. 3111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques – lequel pose les principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité du domaine public – conforme à la Constitution, alors même que cette disposition ne prévoit pas d’exception en faveur des acquéreurs de bonne foi. Si certaines affaires portant sur des biens culturels prestigieux, dont les médias se sont fait l’écho, ont pu émouvoir le marché de l’art, il convient de constater que l’action de l’État, extrêmement mesurée, n’a porté en réalité que sur une infime portion des biens culturels mis en vente sur le marché de l’art.

 

 

Le ressenti des propriétaires

Le pleurant n° 17

Dans l’affaire du pleurant n° 17 « étanchant ses larmes » de Dijon, petite statuette en albâtre issue d’un ensemble qui entourait le tombeau du duc Philippe II de Bourgogne, dit le Hardi, la situation est caractéristique. Ses détenteurs, depuis le début du XIXe siècle, se sont comportés vis-à-vis de l’État comme légitimes propriétaires, et l’ont par exemple prêté au musée de Dijon. Basile Ader, avocat au barreau de Paris, raconte qu’en 2013, pour s’acquitter de droits de successions importants, ses derniers héritiers l’ont proposé en dation au Musée des Beaux-Arts de Dijon. Celui-ci a refusé, arguant que la valeur de la pièce (plus de 2 millions d’euros) dépassait nettement le montant des droits à régler (830 000 euros). Le conservateur a conseillé une vente à l’État. Après plusieurs entrevues au ministère de la Culture en ce sens, le responsable des collections de la direction du patrimoine a estimé que la statuette valait beaucoup plus de 2 millions (valeur de la vente des pleurants du duc de Berry) et que ni l’État, ni le Louvre ne l’achèteraient. Il était préférable de se rapprocher à nouveau du musée de Dijon qui ferait classer l’objet et lui trouverait des mécènes. Ces tractations ont duré des mois. Dans le fief des ducs de Bourgogne, aucun mécène ne s’est présenté, car tous participaient déjà au projet simultané de lancement de la Cité internationale de la gastronomie et du vin. La famille, qui, entre temps, avait déboursé les 830 000 euros de droits de succession, s’est résolue à céder la pièce et à demander son autorisation de sortie du territoire. L’État a alors considéré le bien sacré soumis aux principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité du domaine public. Il a refusé le permis d’exportation.






Pleurant n° 17 du tombeau de Philippe II de Bourgogne, dit le Hardi (début XVe s. ), albâtre.




Il a capté le pleurant n° 17. « Nous sommes en présence d’un instrument de captation de biens culturels unilatéral et arbitraire, estime l’avocat, qui fait l’objet d’une contestation ». Dans cette affaire, toutes les instances ont rappelé la règle pareillement. Néanmoins, le Conseil d’État, se basant sur la Convention européenne, n’exclut pas l’indemnisation du possesseur de bonne foi. La famille attend maintenant une décision de la Cour européenne, qui doit statuer au moins sur ce principe. Soulignons toutefois que sont exposés dans nos musées nationaux un certain nombre de biens pour lesquels des nations étrangères pourraient invoquer les mêmes principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité pour en justifier la restitution immédiate. Par ailleurs, le décret du 2 novembre 1789 avait pour but, quand il a été promulgué, d’aliéner les biens de l’Église en vue de les vendre, et en aucune façon de les préserver. L’interprétation qui en est faite de protection du patrimoine est totalement contradictoire avec l’intention initiale. D’ailleurs, dans les années qui ont suivi la Révolution, des biens du clergé ont été vendus pour quelque 2 milliards de livres…

 

 

Le jubé de Chartres

Marie-Amélie Carlier, directrice de la galerie Brimo de Laroussilhe, pense que la revendication du jubé (clôture autour du chœur de la période gothique) de la cathédrale de Chartres part d’une erreur d’appréciation, notamment sur la valeur de l’œuvre. La galerie a découvert et acquis un élément de ce jubé qui a été détruit en 1763. La pièce a été classée trésor national en 2003. Un an après le classement, l’État a demandé son prix. Selon le marché international, il était au moins de 5 millions de dollars, mais la galerie était prête à la céder aux musées français pour 2,3 millions d’euros. En décembre 2005, l’État a proposé 1 million d’euros. L’offre a été refusée et une expertise a été diligentée, conformément à la procédure des trésors nationaux. En premier lieu, les experts ont remis un rapport qui concluait que le prix de 2,3 millions était très raisonnable. Eux-mêmes l’ont chiffré à 3 millions d’euros pour l’un et à 5 millions d’euros pour l’autre. Un troisième expert choisi par les deux parties a rendu son rapport en décembre 2006 et estimé l’objet à une valeur de 7 millions d’euros. Par la suite, l’État français a commencé à dire que la pièce aurait éventuellement disparu de la cathédrale de Chartres lors d’une campagne de travaux vers 1790, donc postérieurement au décret du 2 novembre 1789 mettant à disposition de la nation les biens du clergé. Auparavant, c’est essentiel, jamais l’État français n’avait revendiqué d’objet sur la base du décret du 2 décembre 1789. Dans le marché de l’art, spécialement médiéval, les objets disparus pendant la période des troubles révolutionnaires avaient toujours été rachetés par l’État et jamais revendiqués. Cette affaire marque le commencement des revendications sur le principe du texte de 1789. À l’époque, les propriétaires et le Syndicat national des antiquaires ont donné en réponse une consultation du professeur de droit public Yves Gaudemet. Celle-ci démontre que la mise à disposition des biens du clergé pour la nation n’introduisait pas pour autant lesdits biens dans la propriété publique. Cette propriété publique n’a débuté qu’avec le Concordat, en 1805. Donc la période (années 1790) sur laquelle l’État prétendait revendiquer la pièce n’était pas incluse. L’État a donc par la suite affirmé que le fragment était sorti de son domaine en 1848, invoquant la description d’un des éléments d’un inventaire de fouilles de l’époque. La description en question, celle d’un bas- relief composé d’animaux symboliques, avait pourtant jusque-là toujours été associée à un autre fragment encore à la cathédrale aujourd’hui. Dans cette affaire, l’État a constamment changé de posture. Le tribunal de grande instance a commandé une expertise qui a fait tomber l’argument de l’État, mais n’a pas pour autant exclu la possibilité d’une sortie de l’objet en 1836 ou en 1848. Le TGI et la cour d’appel ont donné raison à l’État sans preuve établie. L’inaliénabilité et l’imprescriptibilité du domaine public préservent effectivement notre patrimoine. Néanmoins, ne serait-il pas souhaitable qu’elles s’appuient sur des faits certains ? Ce dossier a duré presque 20 ans et causé une perte irrécouvrable pour la galerie propriétaire du jubé. Ce premier dossier marque le changement de politique du ministère de la Culture. Avant, les musées français achetaient les pièces.

 


Des décisions importantes

« Le détenteur peut avoir un sentiment d’arbitraire, ou d’incohérence de l’État. Mais il faut distinguer chaque affaire », note Didier Touzelin. « Par exemple, pour le jubé, toutes les instances juridiques ont formulé des décisions favorables aux revendications du ministère sur la base d’expertises. C’est un trésor national appartenant potentiellement au domaine public qui, un jour, a été soustrait frauduleusement de la cathédrale. La question était de savoir si la disparition s’est produite après la Révolution. Les conservateurs en avaient l’intime conviction et ont décidé les juges successifs. » « Pour nous, le Conseil d’État, dans la décision relative au pleurant n° 17, a estimé non seulement le refus de certificats, mais également la décision de l’État de mettre en demeure de restituer le bien sans l’assortir de contrepartie financière. Il a jugé cette décision à la fois légale et conventionnelle. D’ailleurs, pour la question de l’indemnisation du détenteur d’un bien du domaine public évincé, nous nous retrouvons devant la Cour européenne des droits de l’homme. Les requérants ayant introduit dans un premier temps une demande indemnitaire auprès de l’État que nous avons rejetée par une décision expresse fondée sur la décision du Conseil d’État. Les requérantes sont allées directement devant la Cour européenne des droits de l’homme contester l’application du droit indemnitaire par nos juridictions. Si la CEDH contredisait nos juridictions internes et estimait que s’agissant d’une détention de bonne foi, de longue durée, en application de la Convention européenne des droits de l’homme, une indemnisation est due, l’État s’y conformerait. »

 

 

Comment être indemnisé ?

Corinne Hershkovitch, avocate au barreau de Paris, explique que le propriétaire d’un manuscrit qui raconte l’histoire de Saint Thomas d’Aquin est venu la consulter. L’ouvrage a été mis en vente après avoir été confié à la bibliothèque des Archives départementales de Maine-et-Loire pendant plus de 20 ans. À la veille de la vente, comme dans les cas précités, le ministère de la Culture se manifeste. Il demande que le manuscrit soit conservé parce qu’il fait partie du domaine public de l’État. L’avocate pense que se battre sur la propriété de l’objet après toutes les jurisprudences répétées est inutile. Elle se tourne vers la Convention européenne des droits de l’homme et notamment son protocole numéro 1. Celui-ci décrit la possibilité de reconnaître aux possesseurs d’un bien mobilier ou immobilier un intérêt patrimonial. C’est l’équivalent d’une propriété. La Cour européenne des droits de l’homme a conscience que dans certains cas, l’État est propriétaire de biens détenus par des particuliers « subalternes ». Évidemment, l’État a un intérêt particulier à revendiquer sa propriété. La CEDH considère toutefois qu’il doit indemniser le détenteur qui a un intérêt légitime ; c’est la notion d’équilibre. Pour cette raison, dans l’affaire du manuscrit, Corinne Hershkovitch a choisi de saisir le tribunal administratif d’un recours de plein contentieux qui permet de solliciter une indemnisation là où dans un recours pour excès de pouvoir, ne peut être sollicitée que l’annulation de la décision considérée comme abusive. Dans ce recours de plein contentieux, l’avocate a fait valoir que le possesseur du manuscrit avait un intérêt patrimonial sur l’ouvrage, ses ancêtres l’avaient acquis de quelqu’un qui l’avait lui-même acheté en vente publique dans le milieu du XIXe siècle. Conservé, puis confié aux Archives départementales du Maine-et-Loire, le manuscrit demeurait à la disposition de tous. L’État n’est intervenu qu’au moment de sa vente. Le tribunal n’a pas voulu recevoir la demande d’indemnisation du propriétaire. En revanche, la cour d’appel administrative de Paris a rendu un arrêt le 21 septembre 2021 qui condamne l’État à indemniser le propriétaire disposant d’un intérêt patrimonial légitime sur le manuscrit. « Techniquement, il faut motiver très précisément le montant de l’indemnisation en quantifiant le préjudice. Ce type de contentieux est traditionnellement dévolu au juge judiciaire. Néanmoins, à partir du moment où le juge judiciaire refuse comme dans le cas du jubé et vu que le Conseil d’État a pris position, il paraît difficile de revenir en arrière. Finalement, mieux vaut ester devant les juridictions administratives pour le propriétaire » conclut l’avocate.

 


Une position variable

Il semble que la définition du domaine public change. Auparavant, faisaient partie du domaine public des biens qui étaient présentés au public ou qui faisaient l’objet d’une affectation. Ces biens étaient connus et reconnus par l’État. Depuis 2006, cette vision a été abandonnée. Désormais, fait partie du domaine public toute propriété de la personne publique qui présente un intérêt au niveau de l’Histoire, de la science, de la technique, donc potentiellement tout. Dans le cas du jubé de Chartres, quelle que soit la date retenue en termes de sortie de la pièce – 1763, 1792, 1836, ou 1848 –, de toute façon, la pierre est sortie en tant que dalle de sol et non pas en tant qu’œuvre de l’art gothique reconnue. Associer 1789 comme le début du domaine public pour l’art médiéval qui pendant toute la période révolutionnaire n’est absolument pas considéré parait étonnant, d’autant qu’à l’époque, le goût et le pouvoir favorisent la destruction de ces objets. Il y a deux propriétés distinctes dans les propriétés de l’État, la privée et la publique. La propriété privée n’est pas soumise à l’inaliénabilité ni à l’imprescriptibilité. Des biens du domaine de l’État peuvent être vendus. Par exemple, lorsque l’on démantèle un bureau administratif, nul ne prétendra que ses ordinateurs sont du domaine public de l’État, donc on peut les céder aisément. Si l’État commence à dire que toutes ses propriétés sont devenues publiques, des conflits ne vont pas manquer d’apparaître. Par exemple, si le morceau du jubé de la cathédrale de Chartres, détruit en 1763 (bien avant 1789), par hypothèse, est resté dans l’enceinte de l’édifice, c’est uniquement pour servir de dalles de sol. Il aurait été retourné, sa partie sculptée contre le sol aurait été invisible. Le chœur de la cathédrale a été refait à la fin du 18e siècle. Il est possible qu’à ce moment-là, les dalles aient été enlevées pour être remplacées par du marbre. Les dalles qui n’ont pas rejoint le stock lapidaire ont été sorties comme de simples matériaux du domaine privé de l’État, et non pas comme des chefs-d’œuvre du domaine public. L’application rétroactive de la notion de bien du domaine public à des objets qui à l’époque n’en faisait certainement pas partie paraît pour le moins anachronique.

Paulina Navarro rappelle que pendant le XIXe siècle, le service des domaines a intenté des actions en justice. À plusieurs reprises des objets ont été récupérés. Pendant le XXe siècle, cette pratique a connu un long sommeil pendant lequel le ministère a eu tendance à trouver des accords et à négocier. Pour la chargée de mission, c’était une mauvaise gestion de deniers publics d’une administration qui achetait des biens qu’elle pouvait récupérer sans frais en faisant appliquer le droit en vigueur.

C2M


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