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Par conviction ou par obligation, la RSE bouscule entreprises et juridictions

Par conviction ou par obligation, la RSE bouscule entreprises et juridictions
Publié le 24/06/2024 à 09:10

La RSE relève de moins en moins du volontariat et rend progressivement les entreprises dépendantes de leurs responsables conformité qui n’ont pas toujours de bagage juridique. En parallèle, les ONG font preuve de plus en plus de créativité pour intenter des actions contre les grands groupes, plaçant les tribunaux face à un nombre croissant de contentieux en matière de droits humains et environnementaux. 

C’étaient les premières décisions rendues par la nouvelle chambre des contentieux émergents. Dans deux arrêts sur les trois rendus mardi 18 juin, la cour d’appel de Paris a jugé recevables les actions intentées par plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) contre TotalEnergies et EDF sur le fondement de la loi sur le devoir de vigilance de 2017 renforçant la responsabilité sociétale des grandes entreprises françaises. 

Une actualité dans la lignée des débats menés quelques jours plus tôt lors du 5e Grenelle du droit, organisé par l'Association française des juristes d'entreprise et le Cercle Montesquieu à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, où l’avocat Pierrick Le Goff soulignait le « basculement visible du droit souple vers le droit dur ». Traduction : si historiquement, la RSE était associée à des pratiques volontaires, ces dernières années, elle relève progressivement du domaine de la loi. « Or, qui dit loi dit obligation, qui dit obligation dit sanction, et qui dit sanction dit élargissement de l’intérêt à agir et des possibilités de recours contre les entreprises », selon l’avocat, qui évoque un « tsunami ».

Au Grenelle du droit (organisé par l’AFJE et le Cercle Montesquieu), le 12 juin, les experts étaient réunis pour discuter de la gouvernance
 responsable, partant du postulat que "les professionnels du droit peuvent façonner une société équilibrée et durable"

Tirant parti de cette tendance, les ONG se basent ainsi de plus en plus sur les nouvelles réglementations qui fleurissent, et notamment cette loi de 2017 qui a créé une obligation : prévenir et réparer les violations des droits humains et les dommages environnementaux engendrés par les activités des entreprises. En décembre dernier, le groupe La Poste a ainsi été la première entreprise à être condamnée en France pour manquement à son devoir de vigilance, dans un dossier concernant des travailleurs sans-papiers chez ses filiales DPD et Chronopost.

Mais au-delà, Pierrick Le Goff observe que les associations font preuve de « plus en plus d’agilité et de créativité » et utilisent également des fondements « novateurs », à l’instar par exemple du droit des générations futures, une notion de plus en plus utilisée dans les contentieux climatiques, et qui commence à se voir consacrée ; comme le prouve la reconnaissance fin 2023, par le Conseil constitutionnel, du droit des générations futures à vivre dans un environnement sain.

Les tribunaux ouvrent une brèche

Sous cette impulsion, dans les tribunaux aussi, on s’adapte. A commencer par la création, à la cour d’appel de Paris, de cette chambre spécialisée chargée des contentieux transversaux mettant en jeu des questions environnementales, dite « 5-12 », dont la première séance s’est tenue en mars dernier. En venant absorber la multiplication des procédures, et « montrer l’importance que la cour accorde à ces affaires », dixit le ministère de la Justice, cette création amorce un changement de jurisprudence.

Spécialisation ou pas, chez les magistrats, on innove, même quand ça n’a a priori pas grand rapport, à l’origine, avec la RSE. « Récemment, nous avons considéré que refuser de modifier l’objet social pouvait être constitutif d'un abus de minorité que le juge pouvait briser », relate par exemple Vincent Vigneau, président de la chambre commerciale de la Cour de cassation. Et si cette décision « passée inaperçue », qui approuvait un arrêt de cour d’appel, concernait une question de franchise participative, elle peut tout à fait être étendue à la RSE, considère le magistrat. « Grâce à cette jurisprudence nouvelle, on va pouvoir faire avancer ce sujet », assure-t-il.

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Des portes s’ouvrent, assure Vincent Vigneau, lorsqu’un avocat soulève un moyen nouveau et arrive à convaincre le juge, la cour d’appel, et même parfois la Cour de cassation. Le magistrat rappelle que l’on doit une bonne partie de la jurisprudence à des cours d’appel « qui se sont rebellées » et à des arrêts d’assemblée plénière « qui ont renversé la table », comme ceux qui ont bousculé le Code civil pour l’adapter à la société, notamment en inventant un principe général de responsabilité civile sans faute. Si l’on en est pas encore là en matière de RSE, « prendre le risque d’innover n’est jamais un défaut pour un juge », soutient le président de chambre. 

Mais la « révolution », ça peut être aussi pour un juge « de dire qu’il ne sait pas », argue Marie-Anne Frison Roche. La professeure de droit avait été entendue comme « amicus curiae » pour éclairer le tribunal qui s’interrogeait dans une affaire contre TotalEnergies. Plusieurs ONG réclamaient la suspension d’un énorme projet d’oléoduc et de forages pétroliers en Ouganda et en Tanzanie, qu’elles accusaient d’être mené au mépris des droits humains et de l’environnement. Si le tribunal de Paris avait finalement jugé « irrecevables », le 28 février 2023, les demandes des associations, « c’est l’un des rares jugements qui a recouru aux amici curiae, alors que ce n’est pas prévu par les textes », argumente Vincent Vigneau.

Les responsables conformité à la rescousse des entreprises

A ces points d’attention pour les entreprises s’ajoute la pression politique, qui a bien compris que la société devra sans doute son salut à leur engagement - forcé ou non. « Devant la menace du changement climatique et de l’effondrement possible des systèmes bancaire, financier, social…, le politique ne cesse de dire qu’il faut faire en sorte que cela n’arrive pas. Or, quelles entités ont la puissance, la force, le partage de la volonté pour éviter [ces dangers] ? Les entreprises, affirme Marie-Anne Fison Roche. On cherche à internaliser l’ex ante (l’intervention sur un phénomène avant qu’il ne se cristallise, ndlr) dans les entreprises avec la compliance ».

Face à ces différents mouvements qui prennent de l’ampleur, pour se prémunir et parfois par conviction, les entreprises se dotent en effet de façon croissante de responsables conformité, chargés de contrôler qu’elles respectent bien les normes juridiques et éthiques qui leur sont applicables, mais aussi d’anticiper les risques de manquements. Ces professionnels de la « compliance », rattachés aux directions juridiques ou directement aux PDG, doivent ainsi relever un « véritable défi de compétences techniques et managériales pour mettre [leurs organisations] en ordre de bataille », pointe Pierrick Le Goff. 

Et force est de constater que ça marche. La France serait même en pole position en matière de RSE : c’est ce que semblait confirmer, il y a quelques mois, l’étude EcoVadis / médiateur des entreprises 2023, qui laisse entendre que la France ferait partie du top 5 en la matière, avec un score global plutôt modeste - mais en progression - de 57,6/100. Les entreprises tricolores, et plus particulièrement les PME, feraient preuve d’un engagement supérieur à la moyenne européenne et se démarqueraient en termes d'éthique et d’environnement, notamment sur les achats responsables.

L’éthique au détriment du juridique ?

Entrepreneur aujourd’hui président de Dilitrust, start-up spécialiste de la digitalisation des processus juridiques des entreprises, Yves Garagnon côtoie depuis une vingtaine d’années les directions juridiques et témoigne d’une évolution des mentalités. « Il y a quelques années, elles se contentaient de répondre aux questions qu’on leur posait. Aujourd’hui, elles sont davantage proactives et n’hésitent pas à se saisir des sujets ». 

Problème, pointe Marie-Anne Frison Roche : certaines entreprises rangent la compliance et la vigilance dans des départements RSE « confiés à des personnes qui n’ont jamais fait de droit », avec pour conséquence que « les règles juridiques sont complètement ignorées par ces entreprises, qui sont alors mal protégées pendant que de nouveaux contentieux sont en train de naître », alerte la professeure. « Elles pensent que la technique juridique n’a pas d’importance et que seule compte l’éthique. Mais quand les ONG réinventent le droit de la responsabilité et que l’on refuse d’entendre parler du Code civil, cela m’inquiète ».

A l’inverse, alerte Sabine Lochmann, présidente d’Ascend, cabinet en conseil stratégique ESG/RSE, il arrive que des directions juridiques estiment que la cartographie des risques, cet outil bien connu des entreprises qui permet d’identifier, évaluer et hiérarchiser les risques auxquels elles sont exposées, ne relève pas de leur service. « Or, il faut que les juristes confrontés aux problématiques qui bouleversent l’économie de l’activité se mettent autour de la table et rassemblent toutes les personnes directement concernées », insiste-t-elle.

« Les juristes doivent sortir de leur donjon et être sur le terrain pour analyser les risques », ajoute Sabine Lochmann. Et si une crise se produit parce qu’une règle ou une jurisprudence a été enfreinte par l’entreprise, « les directions juridiques doivent tirer des enseignements de cette crise sur le moyen et le long terme pour transformer le modèle de l’entreprise, les relations avec les sous-traitants, etc. »

Les entreprises en mauvaise posture

D’autant que les contentieux - notamment climatiques - non plus seulement contre les entités mais contre les instances dirigeantes ont le vent en poupe, fait remarquer Pierrick Le Goff. Le cas le plus médiatisé est sans doute celui de la compagnie pétrolière Shell, dont les membres du « board of directors » étaient poursuivis par l’ONG ClientEarth. 

Et même si la High Court de Londres a jugé, en mai 2023, que l’ONG n’a pas été en mesure de prouver que le conseil d’administration n’a pas agi dans l’intérêt de la société et des actionnaires, « les commentateurs considèrent que cette décision ne [ferme pas] la porte à une mise en cause des administrateurs », nuance, dans un article, le cabinet parisien Freshfields Bruckhaus Deringer. Pour Pierrick Le Goff, « une fois que les instances dirigeantes se retrouvent confrontées à ces enjeux, c’est une onde de choc pour faire face aux risques, surtout réputationnels, difficiles à quantifier ». 

Autre danger qui guette les entreprises et complique la tâche des directions juridiques, selon  Marie-Anne Frison Roche : si la conception classique de la responsabilité, pour l’instant retenue par les juges, implique une faute ou un manquement, un dommage et un lien de causalité entre les deux, désormais, les ONG sont en train d’invoquer la responsabilité prise par les entreprises qui veulent contribuer à un avenir meilleur et l’inscrivent dans leur raison d’être, « alors qu’elle ne relève pas de la responsabilité juridique mais de la compliance ».

« Il faut être prudents, car si la responsabilité se transforme, on donne tout le pouvoir aux parties prenantes », avertit Marie-Anne Frison Roche. La solution pourrait cependant venir de la médiation, estime Sabine Lochmann. Mais d’après Marie-Anne Frison-Roche, si les entreprises n’y sont généralement pas frileuses, puisqu’elles y ont tout intérêt, les ONG, par principe, refuseraient quasi-systématiquement d’entendre parler d’accord. Tel a ainsi été le cas dans l’affaire de 2023 concernant TotalEnergies en Ouganda.

Les entreprises ont donc du souci à se faire. En 2023, le Programme des Nations unies pour l'environnement et le Sabin Center for Climate Change Law recensaient que le nombre total d'affaires judiciaires liées au changement climatique avait plus que doublé dans le monde depuis 2017.

 Bérengère Margaritelli

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