Quel que soit le gouvernement qui sortira des urnes en juillet,
il devra s’atteler sans tarder à bâtir le prochain projet de loi de finances de
la Sécurité sociale pour 2025 qui doit être présenté au Parlement le 15 octobre
au plus tard. Et le chantier est abyssal. Pointant la dégradation continue des
comptes de la Sécurité sociale « sans perspective de stabilisation et
encore moins de retour à l’équilibre » après 2024, la Cour des comptes,
dans un rapport rendu le 29 mai, propose toutefois un certain nombre de pistes pour réduire les
dépenses et accroître les recettes. Explications.
La
Cour des Comptes a dévoilé fin mai son rapport 2024 sur l’application des lois
de financement de la Sécurité sociale (1). Un exercice annuel réalisé dans le
cadre de sa mission constitutionnelle d’assistance au Parlement. Et les
chiffres sont alarmants… En cause, une « perte de maîtrise des comptes
sociaux », estime-t-elle. De fait, en 2023, le déficit de la Sécurité
sociale atteint 10,8 Md€, soit près de 4 Md€ de plus que la prévision initiale.
Accusée
Assurance maladie, levez-vous !
« La
branche maladie porte, à elle seule, la responsabilité de la totalité de ce
déficit et de son aggravation en cours d’année »,
relève-t-elle. Certes, les dépenses liées à la crise Covid ont considérablement
diminué. Néanmoins, « des réformes visant à contenir » les
autres dépenses de la branche, pourtant indispensables à ses yeux, n’ont,
jusqu’ici, « pas été engagées ». En conséquence, les dépenses
« ont augmenté en moyenne de 5,4 % par an entre fin 2019 et fin 2023, dont
4,8 % en 2023 selon des données encore provisoires, pointe le rapport. Sur
la même période, le taux d’inflation hors tabac a été en moyenne de 3 % par
an. »
En 2023, comme les années
précédentes, « les plus fortes hausses concernent les établissements de
santé (5,6 %) et médico-sociaux (6,2 %) du fait de mesures salariales en partie
décidées en cours d’année », poursuit le document, et « une
part importante de ces établissements » enregistre « des
déficits très élevés ». Pour les soins de ville, « la
progression de 3,8 % a été portée par les honoraires de médecins spécialistes
(6 %), les indemnités journalières d’arrêt de travail hors covid (6,2 %) et les
transports sanitaires (9,1 %) ».
Des pronostics
particulièrement pessimistes pour 2025
En 2024, « le déficit
de la Sécurité sociale devrait rester stable à 10,5 Md€ », renchérit
la Cour. Le respect de cet objectif suppose toutefois « une
décélération importante du rythme d’augmentation des dépenses
d’assurance-maladie » : 3,5 Md€ d’économies au moins doivent
ainsi être réalisées, nettement plus que les années précédentes.
Quid des autres branches de
la Sécurité sociale ? « Pour la branche vieillesse et le fonds de
solidarité vieillesse, il est attendu un déficit de 5 Md€, dont l’aggravation
résulte de l’indexation des pensions de retraite sur l’inflation (à compter du
1er janvier 2024, NDLR) avec un an de décalage »,
détaillent les Sages de la rue Cambon. Les autres branches verraient « leurs
excédents se réduire » : celle relative aux accidents du travail
et maladies professionnelles (AT/MP) du fait, notamment, d’un « transfert »
de cotisations au profit de la branche vieillesse ; ainsi que celle relative à
la Famille, en raison des mesures nouvelles liées au plan accueil de la petite
enfance, annoncées en 2023. Le solde de la branche Autonomie redeviendrait
quant à lui positif du fait du transfert d’une fraction de CSG à la Caisse
nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA).
Ceci étant, pour l’année
prochaine… les pronostics sont particulièrement pessimistes. « La
trajectoire prévoit désormais une dégradation continue des comptes, sans
perspective de stabilisation et encore moins de retour à l’équilibre,
prédit la Cour. Un tel niveau de déficit constitue un point de
bascule. » La dette sociale va en effet « recommencer à
augmenter hors de tout motif de crise sanitaire et les conditions de son
financement à terme ne sont plus assurées ». Selon elle, des réformes
sont donc plus que nécessaires. Et vite.
Pouvoir d’achat ou résorption
des déficits, il faut choisir
Sur ce point, plusieurs
pistes sont explorées. L’une d’elles concerne les compléments aux salaires de
base (contribution de l’employeur au financement de la protection sociale
complémentaire, titres-restaurant, chèques vacances, aides culturelles et sportives,
remboursement des frais de transport, partage de la valeur en entreprise…).
Certes louables et récemment renforcés pour augmenter le pouvoir d’achat des
salariés (2), ces derniers sont exemptés de cotisations sociales, voire pour
certains, de CSG et de CRDS. Et de fait, « le manque à gagner pour la
Sécurité sociale atteint 18 Md€ en 2022 », calcule ainsi la Cour.
Par ailleurs, l’attribution
par l’employeur de tels compléments de salaire n’est pas obligatoire, sauf
exception et leurs montants varient fortement entre les entreprises selon leur
taille et leur activité. La Cour recommande donc de réformer et mieux piloter
ces dispositifs et appelle à « une mise en cohérence ».
Qualité des services : peut mieux faire
La Cour des comptes,
dans son rapport, passe également en revue le fonctionnement d’un certain
nombre de services, notamment dans la branche Maladie. « La qualité du
service rendu aux usagers des caisses du régime général se dégrade. Les temps
d’attente augmentent et les délais de traitement administratif des dossiers
s’allongent », déplore-t-elle ainsi. Par ailleurs, « le
développement des services numériques est utile, mais il risque de laisser de
côté les usagers qui ne maîtrisent pas ces outils ».
Parmi eux :
« Mon espace santé », véritable carnet de santé numérique, en cours de
déploiement. « Il s’agit d’une réforme ambitieuse, qui vise à
constituer pour chaque citoyen un dossier médical partagé avec les
professionnels de santé, auquel seront adjoints des services. Les freins qui
obèrent actuellement son usage devront être levés », insiste la Cour. Concernant les données de santé, dont
le potentiel pour la recherche médicale est considérable, « une grande
base de données a été constituée, mais ses extensions, prévues aux données
cliniques, n’ont pas encore été réalisées », regrette-t-elle. Le « point
de blocage principal est la décision prise de recourir à la filiale d’une
entreprise américaine pour développer les fonctionnalités liées à
l’intelligence artificielle (Microsoft, NDLR), qui pose des questions de
souveraineté ».
Restreindre
l’indemnisation des arrêts de travail ?
Autre constat : le coût
de l’indemnisation des arrêts de travail pour maladie a augmenté de plus de 50
% entre 2017 et 2022 pour atteindre 12 Md€ dans le régime général de la Sécu.
Une « vive progression » qui impose, selon la Cour, « d’aller
plus loin » dans la lutte contre la fraude et le contrôle des
prescriptions médicales. Parmi
les autres « mesures
possibles », la Cour des comptes évoque l’idée de ne plus
indemniser les arrêts de travail de moins de huit jours, une mesure qui
permettrait d’économiser 470 M€. Une proposition qui n’a pas reçu le soutien de la sénatrice LR Corinne
Imbert, rapporteure de la branche Maladie du budget de la Sécurité sociale,
qui, sur Public Sénat le 30 mai, a jugé que cela irait « beaucoup trop loin
pour peu d’économies ».
Autres options
envisageables : réduire à deux ans (contre trois aujourd’hui) la durée
maximale d’indemnisation (750 M€ de dépenses en moins, voire 945 M€ si cette
mesure était également appliquée en cas d’affections de longue durée) ou
encore, porter le délai de carence de trois à sept jours pour tous les arrêts,
quelle que soit leur durée (950 M€ d’économies).
Or, les deux tiers des
salariés du privé « sont protégés contre la perte de revenu induite par le
délai de carence par le biais de la prévoyance d’entreprise », selon les
données de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des
statistiques (Drees). Une telle mesure transfèrerait donc « à l’entreprise
la prise en charge de 5 journées supplémentaires d’arrêt maladie alors que le
délai de carence actuel de 3 jours leur coûte d’ores et déjà chaque année 5
milliards d’euros », a réagi dans un communiqué Marc Sanchez, Secrétaire
général du syndicat des Indépendants et des TPE (SDI). Il suggère, à la place,
la mise en place « d’un délai de carence d’un à deux jours d’ordre public »,
période durant laquelle ni la Sécurité sociale, ni les employeurs ne
verseraient d’indemnités aux salariés arrêtés. En juin 2023, le Medef avait
déjà exprimé sa préférence pour cette même solution (3).
D’autres pistes d’économies
portent sur l’évolution de l’organisation de la
retraite des professions libérales, qu’elle juge « cloisonnée et peu
efficiente », avec « des coûts
de gestion élevés, des rémunérations excessives, peu d’efforts de modernisation
et de mutualisation des outils, au détriment du service rendu aux
assurés » ou encore, une révision des aides aux familles nombreuses,
dont les règles d’indexation ont eu pour effet d’évincer une part croissante de
familles à revenus intermédiaires. Or « les fragilités structurelles
des familles les moins favorisées n’ont pas été réduites pour autant ».
Mieux réguler les médicaments
anti-cancéreux
Sur le volet
« santé », la Cour propose de fluidifier
les parcours de soins (lire encadré) mais aussi de mieux réguler les
médicaments anti-cancéreux innovants, dont le coût augmente fortement, tout en préservant l’accès rapide aux traitements.
La dépense de l’Assurance maladie pour ces médicaments « a atteint 5,9
milliards d’euros en 2022, 2,4 milliards après déduction des remises versées
par les laboratoires ». La Cour suggère la mise en place d’un réseau
d’organismes de recherche indépendants pour évaluer les coûts et les bénéfices
induits par les nouveaux médicaments. Les bénéfices de ces traitements sont
importants, mais, nuance la Cour, les procédures d’évaluation devraient être
renforcées par le recours à des études médico-économiques indépendantes des
laboratoires pharmaceutiques et un suivi de leur efficacité dans la vie réelle.
Avec, à la clé, la possibilité de « renégocier » le prix des
médicaments « lorsque des études, non disponibles au moment de la
fixation du prix initial, montrent des résultats inférieurs à ceux attendus ».
Un accès aux soins qui se dégrade
Le rapport évoque par
ailleurs, en filigrane, les conditions d’accès aux soins sur le territoire
français. « Le vieillissement de la population devrait conduire à une
nouvelle stratégie visant à limiter les hospitalisations et à fluidifier les
parcours de santé », note ainsi la Cour. En cause, l’engorgement des
services d’urgence, la surcharge de travail des hospitaliers… mais également
l’inégale répartition des professionnels de santé dans l’Hexagone.
Sur ce dernier point,
la situation est « réellement problématique », a résumé Véronique
Hamayon, Présidente de la 6ème Chambre de la Cour des comptes, à l’occasion
d’un débat public organisé le 4 juin*. Pis, elle « s’aggrave » et les
« inégalités se creusent entre les territoires » en dépit « de
nombreux outils mis en place » ces quinze dernières années à travers
diverses lois de santé successives, a-t-elle alerté. Chacun d’eux « pris
indépendamment des autres peut être pertinent » mais restera « en
partie inefficace » sans une « stratégie globale »,
a-t-elle synthétisé. Véronique
Hamayon a, à cette occasion, cité la mise en place en 2018 des assistants
médicaux en exemple. Ces derniers ont pour mission d’aider les médecins
généralistes ou spécialistes dans leur quotidien, en réalisant des actes
médicaux simples et des tâches administratives. À temps plein, ils «
permettent d’économiser, selon les chiffres de la Cnam, jusqu’à 13 % en moyenne
du temps médical d’un médecin », a-t-elle glissé. « C’est une idée intelligente,
il faut qu’elle se répande davantage ». Mais en ciblant mieux les
besoins : « Aujourd’hui les aides au recrutement d’un assistant
médical sont indifférenciées quelles que soient les zones du territoire et les
médecins auxquels elles s’adressent… »
À noter qu’en France, 6,7 millions
de Français n’ont pas de médecin traitant, soit 11 % de la population,
selon la deuxième édition du baromètre santé-social de l’Association des maires
de France et des présidents d'intercommunalité (AMF) et de la Mutualité
Française, dévoilée en novembre 2023 (https://www.mutualite.fr/actualites/2eme-edition-du-barometre-sante-social-mutualite-francaise-amf-des-disparites-qui-persistent/).
* Débat
des Contrepoints de la Santé sur le thème « Comment
enrayer le déclin des soins de premier recours ? ». https://www.youtube.com/watch?v=CN4rEuAQrGE
Maîtriser les dérives liées aux emplois contractuels
Enfin,
la Cour épingle les dérives liées aux emplois
temporaires de médecins à l’hôpital public. Si le recours à l’intérim
médical « est resté limité », d’autres « formes
d’emplois temporaires se sont développées dans un contexte de pénurie »,
relève la Cour. De fait, les médecins contractuels représentent désormais 13 %
des effectifs, 30 % dans les petits hôpitaux (+27 % entre 2017 et 2022). Or, « leur
rémunération dépasse souvent les plafonds réglementaires » et « la
croissance de leur nombre conduit à une perte d’attractivité du statut de
praticien hospitalier et à une fragilisation du fonctionnement des
services ». Un renforcement du cadre de régulation est donc
nécessaire, estiment les Sages.
Nathalie Ratel
PI+
1/ Rapport sur l’application des
lois de financement de la Sécurité sociale, Cour des Comptes, mai 2024. https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2024-06/20240529-RALFSS-2024.pdf
2/ Selon les chiffres de la Cour, les compléments de salaire dans le
secteur privé se sont élevés à 87,5 Md€ en 2022, ajoutant en moyenne
13,2 % au salaire de base.
3/ À noter que la Cour des Comptes a précisé dans un communiqué qu’elle « ne
privilégie aucune mesure en particulier » et se contente de chiffrer les
économies qu’apporteraient chacune d’elles. https://www.ccomptes.fr/fr/communiques-presse/lindemnisation-des-arrets-de-travail-mise-au-point-du-premier-president-de-la