SOCIÉTÉ

Pour la Cour des comptes, la France a perdu la maitrise de ses comptes sociaux

Pour la Cour des comptes, la France a perdu la maitrise de ses comptes sociaux
Publié le 27/06/2024 à 07:00

Quel que soit le gouvernement qui sortira des urnes en juillet, il devra s’atteler sans tarder à bâtir le prochain projet de loi de finances de la Sécurité sociale pour 2025 qui doit être présenté au Parlement le 15 octobre au plus tard. Et le chantier est abyssal. Pointant la dégradation continue des comptes de la Sécurité sociale « sans perspective de stabilisation et encore moins de retour à l’équilibre » après 2024, la Cour des comptes, dans un rapport rendu le 29 mai, propose toutefois un certain nombre de pistes pour réduire les dépenses et accroître les recettes. Explications.

La Cour des Comptes a dévoilé fin mai son rapport 2024 sur l’application des lois de financement de la Sécurité sociale (1). Un exercice annuel réalisé dans le cadre de sa mission constitutionnelle d’assistance au Parlement. Et les chiffres sont alarmants… En cause, une « perte de maîtrise des comptes sociaux », estime-t-elle. De fait, en 2023, le déficit de la Sécurité sociale atteint 10,8 Md€, soit près de 4 Md€ de plus que la prévision initiale.

Accusée Assurance maladie, levez-vous !

« La branche maladie porte, à elle seule, la responsabilité de la totalité de ce déficit et de son aggravation en cours d’année », relève-t-elle. Certes, les dépenses liées à la crise Covid ont considérablement diminué. Néanmoins, « des réformes visant à contenir » les autres dépenses de la branche, pourtant indispensables à ses yeux, n’ont, jusqu’ici, « pas été engagées ». En conséquence, les dépenses « ont augmenté en moyenne de 5,4 % par an entre fin 2019 et fin 2023, dont 4,8 % en 2023 selon des données encore provisoires, pointe le rapport. Sur la même période, le taux d’inflation hors tabac a été en moyenne de 3 % par an. »

En 2023, comme les années précédentes, « les plus fortes hausses concernent les établissements de santé (5,6 %) et médico-sociaux (6,2 %) du fait de mesures salariales en partie décidées en cours d’année », poursuit le document, et « une part importante de ces établissements » enregistre « des déficits très élevés ». Pour les soins de ville, « la progression de 3,8 % a été portée par les honoraires de médecins spécialistes (6 %), les indemnités journalières d’arrêt de travail hors covid (6,2 %) et les transports sanitaires (9,1 %) ».

Des pronostics particulièrement pessimistes pour 2025

En 2024, « le déficit de la Sécurité sociale devrait rester stable à 10,5 Md€ », renchérit la Cour. Le respect de cet objectif suppose toutefois « une décélération importante du rythme d’augmentation des dépenses d’assurance-maladie » : 3,5 Md€ d’économies au moins doivent ainsi être réalisées, nettement plus que les années précédentes.

Quid des autres branches de la Sécurité sociale ? « Pour la branche vieillesse et le fonds de solidarité vieillesse, il est attendu un déficit de 5 Md€, dont l’aggravation résulte de l’indexation des pensions de retraite sur l’inflation (à compter du 1er janvier 2024, NDLR) avec un an de décalage », détaillent les Sages de la rue Cambon. Les autres branches verraient « leurs excédents se réduire » : celle relative aux accidents du travail et maladies professionnelles (AT/MP) du fait, notamment, d’un « transfert » de cotisations au profit de la branche vieillesse ; ainsi que celle relative à la Famille, en raison des mesures nouvelles liées au plan accueil de la petite enfance, annoncées en 2023. Le solde de la branche Autonomie redeviendrait quant à lui positif du fait du transfert d’une fraction de CSG à la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA).

Ceci étant, pour l’année prochaine… les pronostics sont particulièrement pessimistes. « La trajectoire prévoit désormais une dégradation continue des comptes, sans perspective de stabilisation et encore moins de retour à l’équilibre, prédit la Cour. Un tel niveau de déficit constitue un point de bascule. » La dette sociale va en effet « recommencer à augmenter hors de tout motif de crise sanitaire et les conditions de son financement à terme ne sont plus assurées ». Selon elle, des réformes sont donc plus que nécessaires. Et vite.

Pouvoir d’achat ou résorption des déficits, il faut choisir

Sur ce point, plusieurs pistes sont explorées. L’une d’elles concerne les compléments aux salaires de base (contribution de l’employeur au financement de la protection sociale complémentaire, titres-restaurant, chèques vacances, aides culturelles et sportives, remboursement des frais de transport, partage de la valeur en entreprise…). Certes louables et récemment renforcés pour augmenter le pouvoir d’achat des salariés (2), ces derniers sont exemptés de cotisations sociales, voire pour certains, de CSG et de CRDS. Et de fait, « le manque à gagner pour la Sécurité sociale atteint 18 Md€ en 2022 », calcule ainsi la Cour.

Par ailleurs, l’attribution par l’employeur de tels compléments de salaire n’est pas obligatoire, sauf exception et leurs montants varient fortement entre les entreprises selon leur taille et leur activité. La Cour recommande donc de réformer et mieux piloter ces dispositifs et appelle à « une mise en cohérence ».

Qualité des services : peut mieux faire

La Cour des comptes, dans son rapport, passe également en revue le fonctionnement d’un certain nombre de services, notamment dans la branche Maladie. « La qualité du service rendu aux usagers des caisses du régime général se dégrade. Les temps d’attente augmentent et les délais de traitement administratif des dossiers s’allongent », déplore-t-elle ainsi. Par ailleurs, « le développement des services numériques est utile, mais il risque de laisser de côté les usagers qui ne maîtrisent pas ces outils ».

Parmi eux : « Mon espace santé », véritable carnet de santé numérique, en cours de déploiement. « Il s’agit d’une réforme ambitieuse, qui vise à constituer pour chaque citoyen un dossier médical partagé avec les professionnels de santé, auquel seront adjoints des services. Les freins qui obèrent actuellement son usage devront être levés », insiste la Cour. Concernant les données de santé, dont le potentiel pour la recherche médicale est considérable, « une grande base de données a été constituée, mais ses extensions, prévues aux données cliniques, n’ont pas encore été réalisées », regrette-t-elle. Le « point de blocage principal est la décision prise de recourir à la filiale d’une entreprise américaine pour développer les fonctionnalités liées à l’intelligence artificielle (Microsoft, NDLR), qui pose des questions de souveraineté ».

Restreindre l’indemnisation des arrêts de travail ?

Autre constat : le coût de l’indemnisation des arrêts de travail pour maladie a augmenté de plus de 50 % entre 2017 et 2022 pour atteindre 12 Md€ dans le régime général de la Sécu. Une « vive progression » qui impose, selon la Cour, « d’aller plus loin » dans la lutte contre la fraude et le contrôle des prescriptions médicales. Parmi les autres « mesures possibles », la Cour des comptes évoque l’idée de ne plus indemniser les arrêts de travail de moins de huit jours, une mesure qui permettrait d’économiser 470 M€. Une proposition qui n’a pas reçu le soutien de la sénatrice LR Corinne Imbert, rapporteure de la branche Maladie du budget de la Sécurité sociale, qui, sur Public Sénat le 30 mai, a jugé que cela irait « beaucoup trop loin pour peu d’économies ».

Autres options envisageables : réduire à deux ans (contre trois aujourd’hui) la durée maximale d’indemnisation (750 M€ de dépenses en moins, voire 945 M€ si cette mesure était également appliquée en cas d’affections de longue durée) ou encore, porter le délai de carence de trois à sept jours pour tous les arrêts, quelle que soit leur durée (950 M€ d’économies).

Or, les deux tiers des salariés du privé « sont protégés contre la perte de revenu induite par le délai de carence par le biais de la prévoyance d’entreprise », selon les données de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees). Une telle mesure transfèrerait donc « à l’entreprise la prise en charge de 5 journées supplémentaires d’arrêt maladie alors que le délai de carence actuel de 3 jours leur coûte d’ores et déjà chaque année 5 milliards d’euros », a réagi dans un communiqué Marc Sanchez, Secrétaire général du syndicat des Indépendants et des TPE (SDI). Il suggère, à la place, la mise en place « d’un délai de carence d’un à deux jours d’ordre public », période durant laquelle ni la Sécurité sociale, ni les employeurs ne verseraient d’indemnités aux salariés arrêtés. En juin 2023, le Medef avait déjà exprimé sa préférence pour cette même solution (3).

D’autres pistes d’économies portent sur l’évolution de l’organisation de la retraite des professions libérales, qu’elle juge « cloisonnée et peu efficiente », avec « des coûts de gestion élevés, des rémunérations excessives, peu d’efforts de modernisation et de mutualisation des outils, au détriment du service rendu aux assurés » ou encore, une révision des aides aux familles nombreuses, dont les règles d’indexation ont eu pour effet d’évincer une part croissante de familles à revenus intermédiaires. Or « les fragilités structurelles des familles les moins favorisées n’ont pas été réduites pour autant ».

Mieux réguler les médicaments anti-cancéreux

Sur le volet « santé », la Cour propose de fluidifier les parcours de soins (lire encadré) mais aussi de mieux réguler les médicaments anti-cancéreux innovants, dont le coût augmente fortement, tout en préservant l’accès rapide aux traitements. La dépense de l’Assurance maladie pour ces médicaments « a atteint 5,9 milliards d’euros en 2022, 2,4 milliards après déduction des remises versées par les laboratoires ». La Cour suggère la mise en place d’un réseau d’organismes de recherche indépendants pour évaluer les coûts et les bénéfices induits par les nouveaux médicaments. Les bénéfices de ces traitements sont importants, mais, nuance la Cour, les procédures d’évaluation devraient être renforcées par le recours à des études médico-économiques indépendantes des laboratoires pharmaceutiques et un suivi de leur efficacité dans la vie réelle. Avec, à la clé, la possibilité de « renégocier » le prix des médicaments « lorsque des études, non disponibles au moment de la fixation du prix initial, montrent des résultats inférieurs à ceux attendus ».

Un accès aux soins qui se dégrade

Le rapport évoque par ailleurs, en filigrane, les conditions d’accès aux soins sur le territoire français. « Le vieillissement de la population devrait conduire à une nouvelle stratégie visant à limiter les hospitalisations et à fluidifier les parcours de santé », note ainsi la Cour. En cause, l’engorgement des services d’urgence, la surcharge de travail des hospitaliers… mais également l’inégale répartition des professionnels de santé dans l’Hexagone.

Sur ce dernier point, la situation est « réellement problématique », a résumé Véronique Hamayon, Présidente de la 6ème Chambre de la Cour des comptes, à l’occasion d’un débat public organisé le 4 juin*. Pis, elle « s’aggrave » et les « inégalités se creusent entre les territoires » en dépit « de nombreux outils mis en place » ces quinze dernières années à travers diverses lois de santé successives, a-t-elle alerté. Chacun d’eux « pris indépendamment des autres peut être pertinent » mais restera « en partie inefficace » sans une « stratégie globale », a-t-elle synthétisé. Véronique Hamayon a, à cette occasion, cité la mise en place en 2018 des assistants médicaux en exemple. Ces derniers ont pour mission d’aider les médecins généralistes ou spécialistes dans leur quotidien, en réalisant des actes médicaux simples et des tâches administratives. À temps plein, ils « permettent d’économiser, selon les chiffres de la Cnam, jusqu’à 13 % en moyenne du temps médical d’un médecin », a-t-elle glissé. « C’est une idée intelligente, il faut qu’elle se répande davantage ». Mais en ciblant mieux les besoins : « Aujourd’hui les aides au recrutement d’un assistant médical sont indifférenciées quelles que soient les zones du territoire et les médecins auxquels elles s’adressent… »

À noter qu’en France, 6,7 millions de Français n’ont pas de médecin traitant, soit 11 % de la population, selon la deuxième édition du baromètre santé-social de l’Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF) et de la Mutualité Française, dévoilée en novembre 2023 (https://www.mutualite.fr/actualites/2eme-edition-du-barometre-sante-social-mutualite-francaise-amf-des-disparites-qui-persistent/).

* Débat des Contrepoints de la Santé sur le thème « Comment enrayer le déclin des soins de premier recours ? ». https://www.youtube.com/watch?v=CN4rEuAQrGE

Maîtriser les dérives liées aux emplois contractuels

Enfin, la Cour épingle les dérives liées aux emplois temporaires de médecins à l’hôpital public. Si le recours à l’intérim médical « est resté limité », d’autres « formes d’emplois temporaires se sont développées dans un contexte de pénurie », relève la Cour. De fait, les médecins contractuels représentent désormais 13 % des effectifs, 30 % dans les petits hôpitaux (+27 % entre 2017 et 2022). Or, « leur rémunération dépasse souvent les plafonds réglementaires » et « la croissance de leur nombre conduit à une perte d’attractivité du statut de praticien hospitalier et à une fragilisation du fonctionnement des services ». Un renforcement du cadre de régulation est donc nécessaire, estiment les Sages.

Nathalie Ratel
PI+

1/ Rapport sur l’application des lois de financement de la Sécurité sociale, Cour des Comptes, mai 2024. https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2024-06/20240529-RALFSS-2024.pdf
2/ Selon les chiffres de la Cour, les compléments de salaire dans le secteur privé se sont élevés à 87,5 Md€ en 2022, ajoutant en moyenne 13,2 % au salaire de base.
3/ À noter que la Cour des Comptes a précisé dans un communiqué qu’elle « ne privilégie aucune mesure en particulier » et se contente de chiffrer les économies qu’apporteraient chacune d’elles. https://www.ccomptes.fr/fr/communiques-presse/lindemnisation-des-arrets-de-travail-mise-au-point-du-premier-president-de-la

 

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