EMPREINTES D'HISTOIRE. Notre chroniqueur Étienne
Madranges nous avait fait découvrir en 2024 la Colombie d’un prix Nobel de
littérature héros de son pays. Il nous fait à nouveau voyager en Amérique
latine en nous emmenant cette fois-ci au Brésil à la rencontre d’un autre héros
national, le célèbre Tiradentes, mort pour l’indépendance de sa patrie, dont le
procès marqua un tournant dans la conscience nationale de ce grand pays
lusophone.
Le Brésil est colonisé depuis
l’année 1500 après l’arrivée d’un explorateur portugais, Pedro Alvares Cabral. L’exploitation
du bois, du sucre, de l’or en font une riche colonie de la monarchie portugaise
qui y envoie des milliers d’exclaves africains. Mais les inégalités se creusent
peu à peu. Une pression fiscale croissante est imposée aux colons, notamment
aux entrepreneurs.
La production sucrière est en
effet grevée de lourdes taxes. La traite des esclaves est sujette à toutes
sortes de redevances. Les exploitants miniers doivent payer des impôts sur les
matériaux extraits mais aussi sur leurs esclaves.
Certains impôts sont
considérés d’autant plus injustes qu’ils servent à parfois à financer des
mariages princiers ou des fêtes royales, la reconstruction de Lisbonne victime
d’un tremblement de terre le 1er novembre 1755 ayant entraîné la
destruction de la quasi-totalité de la ville et la mort d’environ 60 000
habitants de la capitale, la restauration de palais et monuments.
Fraudes et contrebandes se
multiplient.
Un impôt exceptionnel destiné
à combler des arriérés dus à la Couronne, la « derrama », met le feu
aux poudres et attise la colère tant des élites que des classes populaires dans
la contrée du « Minas Gerais ».
Le « Minas Gerais »
est une région regroupant des colonies fondées au XVIe siècle lors
de la ruée vers l’or. Ce territoire situé dans les hautes terres brésiliennes
est riche de villages colorés, de demeures soigneusement ouvragées entourant
des rues pavées et de splendides églises baroques. On y trouve non seulement de
l’or mais aussi des pierres précieuses. Les mines sont exploitées grâce à la
main d’œuvre des esclaves.
Un dentiste à la barbe
christique
Il s’appelle Joaquim José da
Silva Xavier. Il occupe une place toute particulière dans l’histoire du Brésil.
Il consacre son existence et son énergie à lutter contre les injustices dans
cette colonie portugaise.
Il est dentiste. Il arrache
les dents. En portugais, « tira » signifie « qui enlève »
et « dentes » sont les dents. Celui qui tire les dents et les arrache
est rapidement surnommé « Tiradentes », l’arracheur de dents !
Il demeurera pour l’éternité connu sous le seul nom de Tiradentes.
Il est également lieutenant
de cavalerie. C’est un personnage charismatique, inspiré par la Révolution
américaine, adepte d’une république qui se substituerait à la monarchie. Ses
longs cheveux et sa barbe lui donnent un aspect « christique », qui
sera largement utilisé dans l’iconographie le représentant.
Fils d’un propriétaire
terrien, il se retrouve rapidement orphelin et est élevé par son parrain
chirurgien. S’il pratique le métier de dentiste, il exerce également ses
talents dans la prospection et la protection des mines.
Avec quelques amis de la
haute société et du clergé, il fonde un petit groupe qui prône la révolte et la
séparation d’avec le Portugal. Une conjuration pacifique,
l’ « Inconfidência Mineira », se forme. Les idées
révolutionnaires s’y propagent. L’idée d’une république fait son chemin. Mais
le projet tourne court.
En effet, les membres de la
conjuration sont dénoncés. Le délateur est Joaquim Silvério dos Reis,
collecteur d’impôts, initialement contacté par les rebelles. Il est également
agriculteur et propriétaire de mines d’or. Informé de l’insurrection, il écrit
une lettre de dénonciation le 11 avril 1789 au gouverneur du Minas Gerais, le
vicomte de Barbacena. Pour le prix de sa trahison, il reçoit de l’or,
l’annulation de ses dettes, un manoir, une pension à vie, un titre nobiliaire.
Sa réputation de traître le fera fuir au Portugal pendant plusieurs années.
Un procès inéquitable
Lors d’un vaste coup de filet
soigneusement préparé, Tiradentes est arrêté en 1789 avec une trentaine de ses
compagnons qui sont les principaux membres de la Conjuration minière. Parmi eux
figurent cinq prêtres catholiques dont Carlos Correia de Toledo e Melo, qui
sera déporté dans un cloitre franciscain lisboète, José de Oliveira Rolim, qui
devra affronter quinze années de forteresse, et Manuel Rodrigues da Costa,
déporté pendant 10 ans au Portugal, mais qui sera après l’indépendance élu
député du Minas Gerais et l’un des initiateurs de l’Institut historique et
géographique du Brésil.
A l’époque, les prêtres du
Minas Gerais s’intéressent plus à la politique et à la philosophie qu’au
sacerdoce. Ils lisent Voltaire et Montesquieu. Plusieurs colonels sont
également traduits en justice.
Parmi les conjurés
incarcérés, on trouve trois poètes ayant une certaine popularité : Cláudio
Manuel da Costa, qui a été procureur de la Couronne, Inácio José de Alvarenga
Peixoto, qui a été avocat après avoir fait son droit à l’université de Coïmbra
(il sera déporté en Angola et y mourra, victime de la fièvre tropicale) et
Tomás Antônio Gonzaga, qui sera exilé au Mozambique.
La mise en place de la
juridiction de jugement prend du temps. Les conjurés attendent leur procès
pendant trois ans. Le tribunal spécial est finalement constitué. Lisbonne
envoie en particulier des juges dont deux médecins, avec à leur tête le
chancelier de la Reine, Sebastião Xavier de Vasconcellos Coutinho. Le pouvoir
royal contrôle en effet étroitement le pouvoir judiciaire.
Courageusement, Tiradentes
assume seul lors des interrogatoires la responsabilité de la conjuration et
tente de disculper ses amis. Ceux-ci verront d’ailleurs leur peine de mort
commuée, et seul Tiradentes sera exécuté.
L’accusation porte sur
l’infidélité, la déloyauté (« inconfidencia »), l’existence d’un
complot. C’est surtout le crime de lèse-majesté contre la personne du Roi (dans
le cas d’espèce la Reine) et contre l’État royal qui est retenu.
Mais c’est un procès bien
évidemment politique. On refuse aux accusés le droit d’être défendus par des
avocats. Les conjurés tentent de minimiser la portée de leurs actes, niant
l’existence d’un mouvement politique organisé. On leur épargne la torture.
Au total, vingt-quatre
conjurés sont condamnés, dont plusieurs à la peine de mort. Mais seul
Tiradentes voit sa grâce refusée par la reine Marie 1ère. Dans son
arrêt du 18 avril 1792, la juridiction évoque l’esprit monstrueusement perfide
des conspirateurs, leurs discours séditieux, leurs intentions perverses, leurs
« mensonges horribles », leurs « projets exécrables ».
Le supplice
Le 21 avril 1792, Tiradentes
est conduit en procession à travers les rues de Rio de Janeiro jusqu’au lieu de
son supplice, à côté de l’église Notre-Dame de Lampadosa. Ses cheveux et sa
barbe sont rasés. Il est pendu, puis écartelé, le tribunal ayant ordonné que
son corps soit « divisé en quatre morceaux ».
Sa tête est exposée sur la
place centrale de Vila Rica (aujourd’hui Ouro Preto), ses membres sont dispersés
le long des routes du Minas Gerais afin de terroriser la population et de
servir d’exemple.
Sa maison est rasée et les
ruines sont recouvertes de sel pour éviter toute reconstruction. Sa mémoire et
celle de ses descendants est déclarée infâme.
Une anecdote veut que la tête
de Tiradentes, exposée sur la place publique, ait mystérieusement disparu peu
après, sans que l’on sache ce qu’elle est devenue, alimentant le mythe et la
légende autour de sa figure.
Après l’écartèlement, la
naissance d’un mythe
Après sa mort, et surtout
après l’indépendance du Brésil en septembre 1822, la ville d’Ouro Preto devient
un haut lieu de mémoire rendant hommage à Tiradentes. Musées et monuments se
font l’écho de l’action de ce héros.

Place Tiradentes à Ouro Preto (Brésil) avec la statue du héros et la Justice
sur l’Hôtel de ville. © Étienne Madranges
Son visage, inspiré des
représentations du Christ, orne billets de banque, places, statues et tableaux.
Les capitales brésiliennes, Rio de Janeiro puis Brasilia, ont des places
Tiradentes.
Une ville porte son nom
(illustration ci-dessous).

La ville de Tiradentes au Brésil. © Étienne Madranges
À chaque anniversaire de sa
mort, des cérémonies officielles rappellent son sacrifice, et la devise de la
République brésilienne - « Ordem e Progresso » - trouve une résonance particulière
dans le rêve inachevé de Tiradentes, celui d’un Brésil libre, juste et
souverain.
Tiradentes, figure à la
croisée de l’histoire et du mythe, incarne la lutte pour la liberté et la
justice face à l’oppression coloniale. Son procès, marqué par l’injustice et la
volonté de faire un exemple, n’a pas été un simple épisode judiciaire, n’a pas
seulement scellé le sort d’un homme, mais a forgé un symbole. En assumant seul,
la responsabilité du mouvement de libération qu’il avait initié, alors que ses
compagnons étaient condamnés à l’exil ou graciés, il s’est offert de façon
poignante à la nation en martyr, acceptant la mort pour que survive l’idéal
d’indépendance.

Ancien billet de banque du Brésil à l’effigie de Tiradentes
Son exécution publique,
suivie de la dispersion macabre de ses restes, visait à éteindre toute velléité
de révolte et à renforcer un pouvoir monarchique vacillant. Pourtant, loin
d’effacer sa mémoire, ce supplice a nourri la légende et renforcé les idéaux
d’émancipation.
Tiradentes est devenu, au fil
des décennies, un héros national, un martyr célébré par tous les courants
politiques. Son image de figure tutélaire a été récupérée, transformée, parfois
même comparée à celle du Christ. Il est aujourd’hui fêté chaque 21 avril, jour
férié au Brésil, et son nom figure au Panthéon des héros de la patrie.
Ainsi, si la conjuration
minière, l’ « Inconfidência Mineira », n’a pas abouti à
l’indépendance, le procès et la mort de Tiradentes ont semé les graines d’une
conscience nationale. Son sacrifice rappelle que les idéaux de liberté et de
justice, même étouffés par la répression, finissent par germer dans la mémoire
des peuples. Tiradentes, « écartelé jusque dans sa mort », demeure le fil
conducteur d’une histoire brésilienne en quête de souveraineté et de dignité,
un exemple intemporel du pouvoir des convictions face à la tyrannie.
Étienne
Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n°264

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