CULTURE

Quel arracheur de dents tenta d'arracher l'indépendance du Brésil ?

Quel arracheur de dents tenta d'arracher l'indépendance du Brésil ?
Le héros brésilien Tiradentes (image IA). (c) Étienne Madranges
Publié le 06/07/2025 à 07:00

EMPREINTES D'HISTOIRE. Notre chroniqueur Étienne Madranges nous avait fait découvrir en 2024 la Colombie d’un prix Nobel de littérature héros de son pays. Il nous fait à nouveau voyager en Amérique latine en nous emmenant cette fois-ci au Brésil à la rencontre d’un autre héros national, le célèbre Tiradentes, mort pour l’indépendance de sa patrie, dont le procès marqua un tournant dans la conscience nationale de ce grand pays lusophone.

Le Brésil est colonisé depuis l’année 1500 après l’arrivée d’un explorateur portugais, Pedro Alvares Cabral. L’exploitation du bois, du sucre, de l’or en font une riche colonie de la monarchie portugaise qui y envoie des milliers d’exclaves africains. Mais les inégalités se creusent peu à peu. Une pression fiscale croissante est imposée aux colons, notamment aux entrepreneurs.

La production sucrière est en effet grevée de lourdes taxes. La traite des esclaves est sujette à toutes sortes de redevances. Les exploitants miniers doivent payer des impôts sur les matériaux extraits mais aussi sur leurs esclaves.

Certains impôts sont considérés d’autant plus injustes qu’ils servent à parfois à financer des mariages princiers ou des fêtes royales, la reconstruction de Lisbonne victime d’un tremblement de terre le 1er novembre 1755 ayant entraîné la destruction de la quasi-totalité de la ville et la mort d’environ 60 000 habitants de la capitale, la restauration de palais et monuments.

Fraudes et contrebandes se multiplient.

Un impôt exceptionnel destiné à combler des arriérés dus à la Couronne, la « derrama », met le feu aux poudres et attise la colère tant des élites que des classes populaires dans la contrée du « Minas Gerais ».

Le « Minas Gerais » est une région regroupant des colonies fondées au XVIe siècle lors de la ruée vers l’or. Ce territoire situé dans les hautes terres brésiliennes est riche de villages colorés, de demeures soigneusement ouvragées entourant des rues pavées et de splendides églises baroques. On y trouve non seulement de l’or mais aussi des pierres précieuses. Les mines sont exploitées grâce à la main d’œuvre des esclaves.

Un dentiste à la barbe christique

Il s’appelle Joaquim José da Silva Xavier. Il occupe une place toute particulière dans l’histoire du Brésil. Il consacre son existence et son énergie à lutter contre les injustices dans cette colonie portugaise.

Il est dentiste. Il arrache les dents. En portugais, « tira » signifie « qui enlève » et « dentes » sont les dents. Celui qui tire les dents et les arrache est rapidement surnommé « Tiradentes », l’arracheur de dents ! Il demeurera pour l’éternité connu sous le seul nom de Tiradentes.

Il est également lieutenant de cavalerie. C’est un personnage charismatique, inspiré par la Révolution américaine, adepte d’une république qui se substituerait à la monarchie. Ses longs cheveux et sa barbe lui donnent un aspect « christique », qui sera largement utilisé dans l’iconographie le représentant.

Fils d’un propriétaire terrien, il se retrouve rapidement orphelin et est élevé par son parrain chirurgien. S’il pratique le métier de dentiste, il exerce également ses talents dans la prospection et la protection des mines.

Avec quelques amis de la haute société et du clergé, il fonde un petit groupe qui prône la révolte et la séparation d’avec le Portugal. Une conjuration pacifique, l’ « Inconfidência Mineira », se forme. Les idées révolutionnaires s’y propagent. L’idée d’une république fait son chemin. Mais le projet tourne court.

En effet, les membres de la conjuration sont dénoncés. Le délateur est Joaquim Silvério dos Reis, collecteur d’impôts, initialement contacté par les rebelles. Il est également agriculteur et propriétaire de mines d’or. Informé de l’insurrection, il écrit une lettre de dénonciation le 11 avril 1789 au gouverneur du Minas Gerais, le vicomte de Barbacena. Pour le prix de sa trahison, il reçoit de l’or, l’annulation de ses dettes, un manoir, une pension à vie, un titre nobiliaire. Sa réputation de traître le fera fuir au Portugal pendant plusieurs années.

Un procès inéquitable

Lors d’un vaste coup de filet soigneusement préparé, Tiradentes est arrêté en 1789 avec une trentaine de ses compagnons qui sont les principaux membres de la Conjuration minière. Parmi eux figurent cinq prêtres catholiques dont Carlos Correia de Toledo e Melo, qui sera déporté dans un cloitre franciscain lisboète, José de Oliveira Rolim, qui devra affronter quinze années de forteresse, et Manuel Rodrigues da Costa, déporté pendant 10 ans au Portugal, mais qui sera après l’indépendance élu député du Minas Gerais et l’un des initiateurs de l’Institut historique et géographique du Brésil.

A l’époque, les prêtres du Minas Gerais s’intéressent plus à la politique et à la philosophie qu’au sacerdoce. Ils lisent Voltaire et Montesquieu. Plusieurs colonels sont également traduits en justice.

Parmi les conjurés incarcérés, on trouve trois poètes ayant une certaine popularité : Cláudio Manuel da Costa, qui a été procureur de la Couronne, Inácio José de Alvarenga Peixoto, qui a été avocat après avoir fait son droit à l’université de Coïmbra (il sera déporté en Angola et y mourra, victime de la fièvre tropicale) et Tomás Antônio Gonzaga, qui sera exilé au Mozambique.

La mise en place de la juridiction de jugement prend du temps. Les conjurés attendent leur procès pendant trois ans. Le tribunal spécial est finalement constitué. Lisbonne envoie en particulier des juges dont deux médecins, avec à leur tête le chancelier de la Reine, Sebastião Xavier de Vasconcellos Coutinho. Le pouvoir royal contrôle en effet étroitement le pouvoir judiciaire.

Courageusement, Tiradentes assume seul lors des interrogatoires la responsabilité de la conjuration et tente de disculper ses amis. Ceux-ci verront d’ailleurs leur peine de mort commuée, et seul Tiradentes sera exécuté.

L’accusation porte sur l’infidélité, la déloyauté (« inconfidencia »), l’existence d’un complot. C’est surtout le crime de lèse-majesté contre la personne du Roi (dans le cas d’espèce la Reine) et contre l’État royal qui est retenu.

Mais c’est un procès bien évidemment politique. On refuse aux accusés le droit d’être défendus par des avocats. Les conjurés tentent de minimiser la portée de leurs actes, niant l’existence d’un mouvement politique organisé. On leur épargne la torture.

Au total, vingt-quatre conjurés sont condamnés, dont plusieurs à la peine de mort. Mais seul Tiradentes voit sa grâce refusée par la reine Marie 1ère. Dans son arrêt du 18 avril 1792, la juridiction évoque l’esprit monstrueusement perfide des conspirateurs, leurs discours séditieux, leurs intentions perverses, leurs « mensonges horribles », leurs « projets exécrables ».

Le supplice

Le 21 avril 1792, Tiradentes est conduit en procession à travers les rues de Rio de Janeiro jusqu’au lieu de son supplice, à côté de l’église Notre-Dame de Lampadosa. Ses cheveux et sa barbe sont rasés. Il est pendu, puis écartelé, le tribunal ayant ordonné que son corps soit « divisé en quatre morceaux ».

Sa tête est exposée sur la place centrale de Vila Rica (aujourd’hui Ouro Preto), ses membres sont dispersés le long des routes du Minas Gerais afin de terroriser la population et de servir d’exemple.

Sa maison est rasée et les ruines sont recouvertes de sel pour éviter toute reconstruction. Sa mémoire et celle de ses descendants est déclarée infâme.

Une anecdote veut que la tête de Tiradentes, exposée sur la place publique, ait mystérieusement disparu peu après, sans que l’on sache ce qu’elle est devenue, alimentant le mythe et la légende autour de sa figure.

Après l’écartèlement, la naissance d’un mythe

Après sa mort, et surtout après l’indépendance du Brésil en septembre 1822, la ville d’Ouro Preto devient un haut lieu de mémoire rendant hommage à Tiradentes. Musées et monuments se font l’écho de l’action de ce héros.


Place Tiradentes à Ouro Preto (Brésil) avec la statue du héros et la Justice sur l’Hôtel de ville. © Étienne Madranges

Son visage, inspiré des représentations du Christ, orne billets de banque, places, statues et tableaux. Les capitales brésiliennes, Rio de Janeiro puis Brasilia, ont des places Tiradentes.

Une ville porte son nom (illustration ci-dessous).


La ville de Tiradentes au Brésil. © Étienne Madranges

À chaque anniversaire de sa mort, des cérémonies officielles rappellent son sacrifice, et la devise de la République brésilienne - « Ordem e Progresso » - trouve une résonance particulière dans le rêve inachevé de Tiradentes, celui d’un Brésil libre, juste et souverain.

Tiradentes, figure à la croisée de l’histoire et du mythe, incarne la lutte pour la liberté et la justice face à l’oppression coloniale. Son procès, marqué par l’injustice et la volonté de faire un exemple, n’a pas été un simple épisode judiciaire, n’a pas seulement scellé le sort d’un homme, mais a forgé un symbole. En assumant seul, la responsabilité du mouvement de libération qu’il avait initié, alors que ses compagnons étaient condamnés à l’exil ou graciés, il s’est offert de façon poignante à la nation en martyr, acceptant la mort pour que survive l’idéal d’indépendance.


Ancien billet de banque du Brésil à l’effigie de Tiradentes

Son exécution publique, suivie de la dispersion macabre de ses restes, visait à éteindre toute velléité de révolte et à renforcer un pouvoir monarchique vacillant. Pourtant, loin d’effacer sa mémoire, ce supplice a nourri la légende et renforcé les idéaux d’émancipation.

Tiradentes est devenu, au fil des décennies, un héros national, un martyr célébré par tous les courants politiques. Son image de figure tutélaire a été récupérée, transformée, parfois même comparée à celle du Christ. Il est aujourd’hui fêté chaque 21 avril, jour férié au Brésil, et son nom figure au Panthéon des héros de la patrie.

Ainsi, si la conjuration minière, l’ « Inconfidência Mineira », n’a pas abouti à l’indépendance, le procès et la mort de Tiradentes ont semé les graines d’une conscience nationale. Son sacrifice rappelle que les idéaux de liberté et de justice, même étouffés par la répression, finissent par germer dans la mémoire des peuples. Tiradentes, « écartelé jusque dans sa mort », demeure le fil conducteur d’une histoire brésilienne en quête de souveraineté et de dignité, un exemple intemporel du pouvoir des convictions face à la tyrannie.

Étienne Madranges
Avocat à la cour
Magistrat honoraire
Chronique n°264

10 empreintes d’histoire précédentes :

Quel arracheur de dents tenta d'arracher l'indépendance du Brésil ? ;

• Pourquoi l'armée ouvrit-elle le feu sur les ouvriers en 1891 à Fourmies ? ;
• Pourquoi la projection de "La religieuse" fut censurée, alors que celle de "La bataille d'Alger" ne fut que retrardée ? ;
• Quel général, apôtre de l'ouverture, fit fusiller un autre général, avant de mourir sans procès dans la pénombre d'un cachot ? ;

• 24 heures du Mans 1955 : 80 morts... pourquoi un non-lieu ? ;

• Pourquoi la plume de Pierre se Ronsard fut-elle confrontée à la plume du greffier ? ;

• A quel procès fut confronté un grand Français qui présida le Sénégal ? ;

• Quelle pucelle fut croquée par un greffier puis dévorée par les flammes ? ;

• Pourquoi Honoré Daumier a-t-il été incarcéré par les juges qu'il allait honorer de son crayon ? ;

• Pourquoi l'amende jadis était-elle honorable ? ;


0 commentaire
Poster

Nos derniers articles