Ils sont méconnus, mais
jouent un rôle capital dans les assemblées générales des sociétés cotées. Une
conférence de presse de l’Institut Messine a présenté une note qui vient d’être
publiée à ce sujet.
Sur quoi se basent les
actionnaires pour voter lors des assemblées générales ? Leur propre intérêt,
l’intérêt de l’entreprise, l’intérêt général pour les plus altruistes ? Or, les investisseurs institutionnels, sociétés
chargées d’investir pour le compte de leurs clients (sociétés de gestion,
fonds d’investissement, assureurs…), ont parfois des parts dans des milliers
d’entreprises.
De cette question sont nés
les proxy advisors. Ces agences de conseil en vote décortiquent les résolutions
soumises au vote pour conseiller les investisseurs institutionnels, depuis que
ceux-ci, montés en puissance, ont été incités à exercer leurs droits de vote. Si
elles sont peu connues, leur rôle est pourtant essentiel, car elles peuvent
influencer le vote des investisseurs, et donc la gouvernance des entreprises.
L’institut Messine présentait
fin mai une note sur le sujet. L’autrice, Carole Rozen, analyste financière, a
interrogé plusieurs émetteurs (entreprises émettant les actions), des
investisseurs, et deux proxies, Proxinvest et ISS, pour comprendre leurs
relations, les évolutions, et les problèmes qui perdurent.
« Les proxies sont
souvent les seuls avec nous à soulever les problèmes liés à la gouvernance, la
rémunération, les grands scandales », reconnaît Astrid Milsan, secrétaire
générale adjointe de l’Autorité des marchés financiers en charge de la
direction des émetteurs et de la direction des affaires comptables. D’après
l’enquête annuelle 2025 de la Société française de gestion, les trois-quarts
des sociétés de gestion font appel à des proxy investors, et même 100 % de
celles qui participent à plus de cent assemblées générales.
L’influence des proxies est
aujourd’hui importante : « Si une des deux grandes agences recommande de
voter contre une résolution, celle-ci obtiendra 60 à 70 % des votes. Si les
deux recommandent de voter contre, elle aura moins de 50 % », assure Helman
le Pas de Secheval, secrétaire général de Veolia.
Diffusion d’une idéologie dominante
Les proxy investors
n’assurent pas qu’une analyse technique, mais des conseils au-delà de l’aspect
réglementaire, basés sur une politique de gouvernance définie. Ce sont des
conseils globaux, ou bien spécifiques à un groupe de clients aux valeurs
proches (la « politics specialty »), voire personnalisés dans le cadre d’une «
politics custom ». Leurs recommandations n’ont bien sûr qu’une valeur
indicative.
Certains investisseurs dotés d’une
équipe d’élaboration des politiques de vote (stewardship) se contentent de
jeter un œil aux recommandations. D’autres s’appuient dessus, avec une analyse
critique. Enfin, d’autres s’y fient aveuglément. Les émetteurs essayent donc
souvent d’être en phase avec les attentes des agences, pour éviter des votes
défavorables. Même si leurs méthodologies d’évaluation sont parfois considérées
comme obscures, et leur influence trop forte.
Les émetteurs critiquent de
plus une vision du monde importée des Etats-Unis, trop moralisatrice… et à
géométrie variable. « Depuis le début de l’année, des sujets considérés
jusque-là comme cruciaux ne le sont plus : la diversité ethnique et de genre,
le climat », illustre Philippe Vincent, président de la Compagnie nationale
des commissaires aux comptes, en écho à la politique de l’administration Trump.
Pourtant, les proxies
assurent seulement répondre à la demande de leurs clients. Aux États-Unis, « la
politique climatique était une demande très importante, assure Cédric Lavérie,
directeur de recherche d’ISS. Maintenant, il y a une demande pressante pour
une politique plus conservatrice ».
Un des sujets les plus
litigieux est la rémunération des dirigeants, les résolutions « Say On
Pay ». « Les agences aiment quand tout est paramétré, prévisible, rapporte
Helman le Pas de Secheval. Mais cela ne correspond pas à la vie d’une
entreprise »
Ainsi, après le covid, Veolia
a décidé qu’une partie de la rémunération variable soit basée sur des critères
qualitatifs. Pour Cédric Lavérie, il y a une incompréhension : « Ce que nous
voulons, c’est comprendre d’où vient la rémunération et parfois cela manque.
Oui, les chiffres aident, mais c’est possible d’expliquer une rémunération avec
des critères qualitatifs ». ISS accepte désormais jusqu’à 20 % de
rémunération variable basée sur des critères qualitatifs.
La standardisation des
pratiques est renforcée par une situation d’oligopole. Deux proxy advisors
états-unien, ISS et Black Lewis, possèdent 90 % du marché. L’agence française
Proxinvest a été rachetée par ISS, qui affirme lui laisser son indépendance. Pour
Astrid Milsan, « c’est un vrai sujet pour la souveraineté ».
Conflits d’intérêt et manque de dialogue
On reproche aux agences de
mal gérer les conflits d’intérêts. Helman Le Pas de Secheval témoigne ainsi de
courriers reçus après une recommandation négative d’un proxy, « proposant
une aide à la rédaction de résolutions » par des sociétés de conseil
en gouvernance, appartenant à des proxies.
Cédric Lavérie vante une « muraille
de Chine » entre les activités et son ignorance de l’activité des agences
de conseils en gouvernance d’ISS. Astrid Milsan rappelle que « le code
n’interdit pas le conflit d’intérêt s’il est géré. Mais c’est très
problématique. S’il y a une régulation, elle doit être européenne ».
Des critiques sur la
communication émergent également. Les proxies se basent sur l’ordre du jour des
émetteurs pour préparer leurs recommandations, et échangent avec eux toute
l’année. Mais, sauf avec ISS, les émetteurs doivent payer pour accéder aux
rapports étayant les préconisations.
Les émetteurs déplorent aussi
la difficulté d’argumenter auprès des proxies et le peu de dialogue une fois le
rapport sorti. Même si les situations sont variables. ISS étant présenté comme
plus ouvert sur le sujet, et dans certains cas, le dialogue peut faire évoluer
la position du proxy. Cédric Lavérie reconnait que le délai de réponse laissé
aux émetteurs est court, de par les échéances très serrées, mais assure qu’ISS
y travaille.
Sans droit de réponse, les
émetteurs n’ayant pas accès à la base de données clients des proxies, la seule
solution est parfois soit un communiqué de presse, informant donc la terre
entière qu’un proxy recommande de voter contre une résolution, soit une
communication à ses plus gros investisseurs, en supposant qu’une partie non
négligeable fera partie de la clientèle de l’agence.
Certains pointent aussi des
différences incohérentes selon les zones géographiques : accepter un cumul
du poste de président et de directeur général aux Etats-Unis et le refuser en
Europe, accepter les droits de vote double seulement outre Atlantique…
« Les proxies disent tenir
compte de la réglementation et des attentes des actionnaires. Mais notre base
actionnariale est la même dans les deux régions » souligne le secrétaire
général de Veolia. Pour Cédric Lavérie, « des principes globaux dans tous
les pays, c’est impossible », mais le tout local est extrêmement rare, et
« la plupart des clients sont au milieu : avec des principes globaux et
des déclinaisons locales ».
Il semble toutefois y avoir
des difficultés à critiquer ouvertement les proxies. Dans la note de l’Institut
Messine, tous les investisseurs et émetteurs parlent d’ailleurs anonymement. Et
l’AMF raconte avoir ouvert une boîte mail pour remonter les problèmes avec ces
agences… mais n’a eu qu’un message d’un émetteur en quatre ans.
En même temps, lors de
travaux avec les émetteurs, « la seule conclusion tangible était que les
proxies étaient extrêmement problématiques parce qu’ils faisaient des
recommandations au-delà de la loi… mais c’est justement leur vocation »,
pointe Astrid Milsan.
Les relations et la législation évoluent
Pour Carole Rozen, « il y
a des incompréhensions sur la place des proxies. C’est un métier nouveau, qui a
une quarantaine d’années et n’a commencé à être réglementé que dans les années
2000 ». Elle note un souhait des
investisseurs d’une harmonisation européenne en la matière.
Depuis quelques années,
l’activité des proxy advisors commencent à être encadrée : la directive
européenne SRD 2 leur impose depuis 2020 de rendre public leur méthodologie et
les éventuels conflits d’intérêt. L’Autorité européenne des marchés financiers
(Esma) et l’Autorité bancaire européenne (EBA) ont plaidé dans des rapports
pour plus de transparence. La loi Pacte de 2019 a donné à l’AMF l’autorité de
contrôler l’activité des proxies.
Cependant, la communication
parfois opaque des proxy advisors donne au « régulateur un sentiment
d’inachevé ». « Nous ne pouvons pas aller au bout de notre diligence
sur le sujet », regrette Astrid Milsan. Et le secteur s’est doté d’un
organe d’autorégulation, le BPP.
Cédric Lavérie explique que
contrairement à l’impression qu’il a eue dans la note, « les pratiques ont
énormément changé, et notamment les relations entre investisseurs, émetteurs et
proxies ». Ainsi, les investisseurs accordent désormais plus d’importance à
leurs votes. Beaucoup ont mis sur pied et développé des équipes de «
stewardship », chargés de la politique de vote en assemblée. « A une époque,
c’étaient des équipes de deux ou trois personnes. Aujourd’hui, chez Amundi, il
y en a une quinzaine, et Chez Black Rock, plus de soixante ».
Le directeur de recherche
d’ISS note aussi une évolution chez les émetteurs, dans leurs relations avec
les investisseurs. « Il y a dix ans, tout était intermédié. Les relations
investisseurs dépendaient de la direction financière. Ce qui était remonté au
conseil d’administration était un peu transformé pour aller dans le sens de la
direction ».
Ce qui explique selon lui des cas comme Renault, époque Carlos Ghosn, où des
votes de rejet n’ont pas été anticipés, et même incompris. Aujourd’hui, affirme-t-il,
les relations sont plus directes.
Aude
David