L’attrait pour l’intelligence économique (IE) s’est répandu en quelques
décennies. Parallèlement aux sociétés privées, les services de l’État renforcent leur utilisation de cette science.
Dans le rapport d’information sénatoriale, rendu en juillet 2023, « L’intelligence économique, outil
privilégié de reconquête de la souveraineté économique nationale »,
Jean-Baptiste Lemoyne, rapporteur, a voulu avec sa collègue Marie-Noëlle
Lienemann « fabriquer du consensus », pour « défendre
la souveraineté française et se doter des outils de cette souveraineté ».
Ce travail se concluait par quatre axes à suivre : doter la France d’une
stratégie nationale d’intelligence économique ; définir une gouvernance
nationale pour mettre en œuvre cette stratégie ; diffuser la démarche
d’intelligence économique dans les territoires ; et mieux valoriser
l’intelligence économique en France.
L’indispensable investissement des politiques dans l’intelligence
économique
9 mois plus tard, en avril dernier, Jean-Baptiste Lemoyne a indiqué au
cours d’un colloque à l’école militaire qu’il notait certes un « changement
de paradigme » depuis six ou sept ans, mais que si le volet défensif
de l’IE a été pris en charge, concernant le volet offensif, « on en a
encore sous le pied ».
Le sénateur insiste sur l’importance de « mieux embarquer »
les collectivités locales ainsi que les entreprises, en particulier les PME,
sur la question. Si l’État doit rester « moteur », il faut
aussi sensibiliser les régions à s’emparer du sujet, d’autant qu’elles en ont
les compétences économiques.
Il considère qu’il faut faire « des choix d’allocations des
ressources humaines et des moyens des politiques publiques en faveur d’une l’IE
plus accrue ». Le domaine manque d’un soutien politique fort. Il a
besoin de l’engagement des préfets et des présidents de régions pour se
développer. Le rapport de 2023 faisait d’ailleurs clairement état d’un
véritable « défaut de portage politique ».
Tout de même, l’expression « guerre économique » et la réalité
de l’IE ont « bien infusé » depuis trente ans, constate
Jean-Baptiste Lemoyne, en particulier en raison de l’environnement de plus en
plus hostile pour les entreprises. La prise de conscience a progressé, et le
sénateur n’a plus le sentiment de « prêcher dans le désert ».
À la suite de plusieurs catastrophes économiques et industrielles, la France et
les Européens ont « ouvert les yeux », et nous ne sommes plus
les « idiots du village global ».
La France a même été, depuis six ou sept ans, l’aiguillon principal du
changement et de l’adaptation de règlementations européennes en matière d’intelligence
économique – au prix d’un fort engagement du président de la République. À
l’avenir, la perte d’influence française au Parlement européen pourrait bien
ralentir les évolutions de l’UE sur le sujet.
D’après Jean-Baptiste Lemoyne, les organes de gouvernance sont aujourd’hui
pleinement opérationnels. Ils maitrisent la « sécurité
économique ». Toutefois, la dimension offensive demeure « imparfaitement
assumée ».
L’IE déployée dans les organes de l’État
La direction de l’industrie de défense (DID) a pour mission d’orienter
et de soutenir la base industrielle et technologique de défense (BITD). Elle a
été inaugurée en avril 2024. Son directeur, Alexandre Lahousse, ingénieur
général de l’armement, rappelle que l’État n’a jamais été absent du domaine de
l’IE, en particulier concernant son volet défensif. La structure de la DID vise
à « renforcer l’axe autour de l’autonomie stratégique qu’on peut avoir
dans le domaine de la défense ». Cet objectif implique une industrie
capable de fournir les besoins d’une armée, une stratégie, et les moyens de s’y
tenir.
La DID s’appuie sur trois pôles. La partie industrielle tout d’abord
vise à définir les orientations. Ensuite, la partie « connaissance de
l’industrie », en termes de qualités et de performances, se joue chez
les industriels. Enfin, la partie « sécurité économique », à
la fois assure la protection et la résilience des entreprises, mais aussi porte
les axes de développement du volet offensif.
Accélérateur de défense, la DID œuvre pour faire évoluer
les moyens de production des entreprises de défense ou encore pour la création
du campus Osint* (Open
Source INTelligence) pour le renseignement en source ouverte. « L’État a toute sa place dans le dispositif », conclut l’ingénieur général. De son point
de vue, une politique centrale est nécessaire, dotée de moyens d’actions
territoriaux, décentralisés.
La réalité de la guerre économique fait partie du « quotidien »
d’Alexandre Lahousse puisque « l’état normal, c’est la compétition
économique ». La DGA considère que l’autonomie stratégique n’est pas
envisageable sans entreprises compétitives, d’où son investissement, « depuis
longtemps », dans l’IE. L’intention est double, à la fois répondre aux
besoins d’autonomie stratégique, mais aussi aider les entreprises à devenir ou
à rester compétitives.
La base industrielle de défense, composée de neuf grands groupes, 4 500
ETI, PME et startups, ne se finance pas seulement par la commande publique,
mais repose aussi sur l’export, et donc elle est soumise à la concurrence.
Autre centre important pour l’IE, le secrétariat général pour
l’investissement (SGPI) est le service du Premier ministre en charge du plan France 2030 lancé depuis deux ans. Ce
plan de cinquante-quatre milliards d’euros, orienté innovation, est tourné vers
dix objectifs énoncés par le président de la République fin 2021 – dont, par
exemple, deux millions de véhicules électriques d'ici à 2030, un micro-lanceur
français avant 2027, ou encore des réacteurs nucléaires innovants –. Ce plan « holistique »
s’applique en amont et en aval, selon Massis Sirapan, chef du pôle nouvelles
frontières du SGPI. C’est-à-dire de la recherche fondamentale aux premières
usines. Là aussi, l’intelligence économique fait partie du quotidien.
Pour la majorité des acteurs, l’IE et la notion de guerre économique
sont intégrés. Chacun s’est armé. Cependant, un espace de rassemblement, une
communauté autour du sujet entre le public et le privé fait défaut. Les
professionnels le déplorent. Or justement, du côté de la défense, la DID pense
à créer une telle structure pour favoriser les échanges (en particulier
d’informations). Et dans le même esprit, la DGA songe à lancer une « filière
de l’IE » dans le but de faire tomber les frontières.
Sophie Benard