Prenant le taureau par les cornes, début avril, le Lab Médicament
et Société s’est emparé du (vaste) sujet des fake news, en direct depuis Europe
1. À travers une série de tables rondes, professionnels de santé, journaliste,
spécialiste en stratégie digitale, député & co ont livré leurs constats et
leurs solutions à travers leur propre prisme. À l’instar du sociologue Gérald
Bronner, qui n’a pas hésité à parler d’un « défi civilisationnel » et à tancer
la dérégulation du marché de l’information.
Mais de quand
datent les fake news, au juste ? N’y en aurait-il pas toujours eu ?
La question est posée par le journaliste Bruno Rougier, le 1er avril,
depuis les studios d’Europe 1, lors du colloque « Les fake
news nuisent gravement à la santé » organisé par le Lab Médicament et
Société, laboratoire d’idées réunissant les parties prenantes sur les enjeux
liés aux médicaments.
Gérald
Bronner, sociologue, opine : oui, ces fausses informations ont toujours
existé au cours de l’humanité, prenant la forme « de rumeurs, de
superstitions, de théories pseudo-scientifiques ou complotistes », en
particulier dans le domaine de la santé. Il explique qu’au cours de l’Histoire,
avec l’apparition de la peste, du choléra, ont surgi de soi-disant thérapies
alternatives, mais aussi une stigmatisation à l’égard de certains traits (on
disait par exemple que l’alcoolisme favorisait le choléra) ou populations (les
Juifs étaient soupçonnés d’attraper plus facilement la peste ; pendant le
choléra, les Gitans étaient accusés d’empoisonner l’eau des puits). « Chaque
fois, avec les mêmes questions : quelle origine ? Qui est
responsable ? Vers qui me tourner pour exprimer ma colère ? »
résume Gérald Bronner.
C’est donc
de l’incertitude que se nourrissent les fake news. Pourquoi ? Car alors
que la santé fait partie des préoccupations majeures des êtres humains, c’est
aussi « l’un des noyaux de l’incertitude ». Or,
l’incertitude fait partie des facteurs avec lesquels nous avons le plus de mal
à négocier intellectuellement, explique le sociologue. En l’occurrence, quoi de
plus incertain que le surgissement d’une épidémie ? « L'incertitude
met au croisement à la fois notre manque d’informations et nos désirs –
survivre, ne pas contracter la maladie » souligne Gérald Bronner.
L’incertitude cristallise notre attention, précise-t-il : à partir du moment
où nous n’avons pas toutes les réponses, nous allons chercher de l’information,
et « cette recherche frénétique fait surgir des propositions
intellectuelles pas forcément conformes avec les normes de la rationalité ».
La
dérégulation du marché de l’information, du pain bénit pour les fake news
Cependant,
pour Gérald Bronner, si les fake news ont toujours prospéré, le phénomène est
aujourd’hui, à l’ère d’Internet et de la big data, « beaucoup
plus inquiétant ». Pire, à ses yeux, nous serions face à « un défi
civilisationnel », conséquence de la dérégulation du marché de
l’information ; de la « concurrence ouverte et sauvage des
propositions intellectuelles visant à décrire le monde ».
Le
sociologue rapporte que nous avons produit plus d'informations au début des
années 2000 que depuis Gutenberg. Encore plus fou, ces deux dernières années, nous
avons produit 90 % de l’information disponible sur cette Terre. Si ces
statistiques sont stupéfiantes, Gérald Bronner affirme qu’elles contribuent à
ce qu’il appelle des « épidémies de crédulité ». En effet, la
dérégulation est favorable à des groupes minoritaires, comme les anti-vaccins,
dont les arguments restaient auparavant « confinés dans les espaces de
radicalité », mais à qui elle a permis « d’essaimer leur argumentation »
au-delà de ces espaces. Des études montrent ainsi à quel point la motivation de
ces groupes très actifs – « qui n’ont pas toujours tort, mais pas
toujours raison », considère le sociologue – contribue à la visibilité
de leurs propos, lesquels « contaminent peu à peu les citoyens ».
L’utilisation du terme « contaminer » dans la bouche de Gérald
Bronner n’est pas un hasard : c’est bien connu, les fake news se diffusent
plus vite que la vérité, et l’on met moins de temps à émettre une alerte que la
science pour la défaire.
Médecin et
président du Collège national des généralistes enseignants (CNGE), Olivier
Saint-Lary ajoute que parmi l’océan d’informations, ce sont les plus
courtes qui (Massachusetts Institute of Technology) restent le plus. À cet
égard, un article du MIT dans la revue Science met en exergue que les fake news
sont huit fois plus relayées car elles sont plus concises, plus parlantes, plus
« punchy », le cerveau n’étant pas fait pour analyser des
informations complexes et multiples. « Ce qui est simplificateur à
l’extrême nous parle davantage », analyse le médecin, et ça, les
émetteurs de fausses informations l’ont bien compris.
Parallèlement,
la parole « majoritaire » et plus nuancée, plus complexe, est moins
portée, moins relayée. Pour le sociologue, il s’agit d’un réel problème :
« la tyrannie sait profiter de l’apathie des gens de raison »,
s’inquiète-t-il.
C’est
également l’idée défendue par Caroline Faillet, dirigeante d’Opinion Act
(cabinet de veille en stratégie d’influence) et auteure du livre Décoder
l’info, comment décrypter les fake news. Elle aussi prend l’exemple des
vaccins. Il y a une quinzaine d’années, observe-t-elle, avant même les réseaux
sociaux contemporains, lorsqu’une personne tapait sur Internet « dangers
vaccin », la quasi-totalité des résultats révélait des contenus
« antivax » : blogs, sites, chaînes YouTube, forums... « Qui
est allé sur les forums pour répondre à des parents s’ils devaient vacciner ou
non leurs enfants ? Ce ne sont pas les associations de patients, ni les
sociétés savantes, ni les institutions, ni les labos, mais bien les anti-vacc.
La nature ayant horreur du vide, le terrain du web a donc été occupé par des
personnes qui ont des choses à défendre, et le terrain est désormais miné par
les fake news », expose Caroline Faillet.
Au-delà,
Internet contribue à la libération de la parole quelle qu’elle soit, et
n’importe qui peut alors s’ériger en grand prédicateur. « Quand on est
derrière un pseudo, on peut faire croire que ce que l’on dit est parole
d'Évangile », appuie de son côté Catherine Cerisey, cofondatrice de la
société de conseil en santé Patients & Web.
Pour mieux
asseoir leur crédibilité, ces personnes, profanes, la plupart du temps,
s’emparent de certaines bases de données médicales accessibles aux non
professionnels, qui viennent appuyer leurs propos. Le problème de ces bases de
données, expose Divina Frau-Meigs, professeure en sciences de l’information et
de la communication à l’université Paris III, est que même si une majorité
des articles scientifiques qu’elle contient sont fiables, ces derniers sont
souvent mis en balance avec la pharmacovigilance (la surveillance des effets
indésirables), afin de générer une angoisse chez les internautes. Par ailleurs,
ces bases peuvent recenser des articles qui ont pourtant été épinglés et
retirés des bases professionnelles. Des articles établis comme biaisés
continuent donc à circuler et à alimenter les fake news. Enfin, autre arme
redoutable à disposition des émetteurs de fake news : les témoignages de
personnes qui ont vécu des situations dramatiques. Ces témoignages donnent
certes beaucoup d’ampleur aux théories, mais Divina Frau-Meigs le
rappelle : il s’agit de « cas très localisés, exceptionnels, que
l’on fait passer pour la norme ».
À
qui profite le « crime » ?
Si l’on
comprend bien la stratégie mise en œuvre, se pose la question de ce que peuvent
avoir à gagner ceux qui sont à l’origine des fake news et qui sont-ils. Pour
synthétiser, Caroline Faillet juge qu’il y aurait quatre types d’émetteurs, et,
en premier lieu, ceux du « business de l’intox », dont
l’intérêt est donc purement financier. « La santé est un marché
juteux pour tout le monde, encore plus aujourd’hui qu’hier, avec beaucoup
d’argent à la clef », pointe le médecin Olivier Saint-Lary. Caroline
Faillet évoque à ce titre certains sites « racoleurs », qui
produisent des informations de santé parfois fausses ou déformées et vivent
« des revenus publicitaires, de la monétisation de l’audience
qu’apportent les fake news ». À l’instar de Santé + Magazine,
affiché par Le Monde en 2018 parce qu’il ne vérifiait pas ses sources.
La
motivation peut également être idéologique, avance la dirigeante d’Opinion Act,
comme les anti-vaccins mentionnés plus haut, qui veulent entraîner l’adhésion à
leurs idéologies. Elle peut être par ailleurs psychologique et relever du pur
« troll » : il s’agit alors simplement d’un jeu consistant à
monter les gens les uns contre les autres, qui va procurer une jubilation à son
auteur. Anne-Sophie Joly, présidente du CNAO (Collectif national des
associations d'obèses), mentionne une volonté de « déstabiliser »,
d’ « alimenter les doutes et les peurs » pour
approvisionner la controverse.
Dernière
motivation, selon Caroline Faillet : un moteur psychologique, de nouveau,
mais celui « en lien avec nos émotions ». On en déduit que ce
sont nos doutes et nos peurs, justement, qui nous poussent à lire et à partager
des contenus dans lesquels ils trouvent un écho, à faire siennes les
accusations que l’on lit, car désigner des coupables a un côté rassurant. En
somme : n’importe qui peut donc être émetteur de fake news, de façon
délibérée ou à son insu (ou, en tout cas, à l’insu de son plein gré), et le
consommateur de fake news devient quasi-systématiquement, à son tour, leur
émetteur.
Olivier
Saint-Lary ajoute qu’il ne faut pas sous-estimer un intérêt :
l’orgueil et la valorisation personnelle, un « moteur important »,
selon lui. « Pour exister médiatiquement, il suffit de dire “c’est
faux, je suis sûr de moi, j’ai une autre vérité”. » Selon le
président du Collège national des généralistes enseignants, cela fonctionne
parfaitement, car les médias adorent avoir deux points de vue opposés. « Le
problème est qu’ils ont tendance à donner le même temps de parole à une
personne qui représente un collectif ayant réfléchi longuement à la question et
à la personne un peu isolée qui dit qu’elle détient la vérité »,
avertit Olivier Saint-Lary, qui fustige un effet « dévastateur ».
Les
professionnels de santé face aux effets des fake news
Pour
connaître la portée des fake news en matière de santé, le colloque organisé par
le Lab Médicament et Société s’intéresse notamment au ressenti des
professionnels de santé, confrontés au trouble des citoyens et à la remise en
cause de leur domaine d’expertise.
Anthony
Masclé, étudiant en pharmacie et vice-président du LISA (Laboratoire d'Idées
Santé Autonomie), identifie différents types de discours problématiques tenus
par ses clients à l’officine, boostés par l’effet Covid. D’abord, ce qui relève
de l’information partielle, mal interprétée. Il témoigne : « Les
gens voient des informations, des documentaires, et en font des interprétations
qui s'éloignent de la réalité. » Un autre biais important est « l’appel
à la nature » comme seul rempart contre la maladie – par exemple, les
huiles essentielles, rapporte-t-il.
Enfin, certaines discussions font ressortir des idées « relevant
clairement du complotisme ».
Selon
Anne-Sophie Joly, ces comportements ne seraient pas réservés à une catégorie de
personnes, mais concerneraient tous les publics. Elle l’a constaté lors du
premier confinement, lorsqu’un médicament prétendu miracle contre le
coronavirus (l’Ivermectine, ndlr) a fait des émules : quel que soit leur
milieu, de nombreuses personnes étaient alors prêtes à le prendre. « La
crainte paralysante peut faire faire n’importe quoi. Parce que les patients ont
peur, ils sont prêts à entendre tout ce qui va nourrir cette peur »,
souligne la présidente du CNAO.
La santé est
un domaine bien particulier, qui touche à « quelque chose d’intime »,
d’universel, fait remarquer Catherine Raynaud, directrice des affaires
publiques chez Pfizer France. La maladie effraie, engendre des comportements
singuliers. C’est pourquoi, rapporte-t-elle, 50 % des fake news sont liées
à la santé. Cela en fait « un enjeu de santé publique »,
alerte-t-elle. L’industrie pharmaceutique, largement confrontée aux fake news,
est « en ligne de mire », dit-elle, d’autant plus en période
de pandémie. À l’ère de la Covid, « les détracteurs ont mobilisé le
débat public et disséminé beaucoup de défiance ». « Nous
avons été accusés d’avoir créé ce virus », déplore Catherine Raynaud.
Ainsi, en mars 2020, une personne sur quatre pensait que le virus avait été créé
en laboratoire, et, conséquence indirecte, il y a quelques mois, plus d’un
Français sur deux ne souhaitait pas se faire vacciner (un chiffre qui a évolué
à la baisse depuis la mise sur le marché des vaccins). « Dans ce
contexte anxiogène, les dérives sont mises en évidence. Des gens ne veulent pas
se faire vacciner, des traitements sont modifiés ou abandonnés, tout comme on a
tous déjà entendu quelqu’un parler de la papaye qui soigne contre la maladie de
Parkinson ou du noyau d’abricot qui peut remplacer la chimiothérapie »,
souffle la directrice des affaires publiques chez Pfizer.
Autorités,
institutionnels, associations de patients ont donc « tous un rôle à
jouer », considère-t-elle. Mais alors, pourquoi l’industrie
pharmaceutique ne se fait-elle pas davantage entendre ? Pourquoi ne
restaure-t-elle pas les vérités ? Catherine Raynaud assure : « On
a envie de répondre aux fake news, de regagner la confiance des citoyens, car
nous avons une responsabilité vis-à-vis de nos produits, en termes de bon
usage. Mais il y a deux niveaux. Un premier niveau où, quand l’industrie
pharmaceutique veut répondre directement, elle est inaudible, et quoi qu’elle
dise, cela va se retourner contre elle. Ensuite, il y a le cadre. Le Code de la
santé publique fait qu’on n’a pas l’autorisation de parler au grand public de
nos produits, car c’est considéré comme de la publicité. Nous sommes donc dans
un cadre limité », regrette-t-elle.
Caroline
Faillet acquiesce : aucune autre industrie ne fait face à autant de freins
réglementaires pour pouvoir parler d’informations santé, pense-t-elle aussi.
L’industrie pharmaceutique est ainsi parmi les dernières à faire de la veille
des réseaux sociaux. Or, « Si vous n’en faites pas, vous ne voyez pas
les fake news », pointe la dirigeante d’Opinion Act. Cette dernière
rappelle par ailleurs que l’industrie de la santé, comme toutes les autres, est
entravée dans sa vision
B to C. Ses clients sont des médecins. L’industrie et les patients sont donc
deux mondes qui ne communiquent pas. Or, pour Caroline Faillet, il y a là
« un défaut de maîtrise des techniques d’influence numérique qui
auraient pu permettre de faire accéder les citoyens lambda à l’information, à
la connaissance ».
« Éviter
la confrontation » et « faire preuve d’humilité »
Pour l’heure,
ce sont donc les professionnels au contact de leurs patients et de leurs
clients qui ont une carte à jouer.
Anthony
Masclé le martèle : « écouter est primordial », afin de
comprendre ce que la personne a retenu de ce qu’elle a vu et entendu. L’important
est « d’éviter la confrontation immédiate », et d’accompagner
la réflexion, indique le pharmacien. La solution la plus efficace, selon lui,
mais aussi la plus chronophage, consiste à proposer à la personne de vérifier
l’information avec elle avec des sources officielles. « On se sert des
outils ensemble, cela permet de se garder de dire que l’un ou l’autre détient
la vérité. »
Pour Olivier
Saint-Lary aussi, il est important d’écouter et d’apporter des réponses, car
« une infime minorité de patients arrivent avec des certitudes. La
plupart arrivent avec des questions ». Toutefois, le médecin
nuance : l’attitude d’écoute qui ne se positionne pas comme le sachant
peut avoir un effet paradoxal. « Un professionnel de santé qui répond “je
ne sais pas”, cela peut déstabiliser le patient/client, qui ne va pas
retourner le voir. La question est donc de savoir comment s’appuyer sur des
données validées tout en faisant preuve d’humilité, car effectivement il y a
des choses qu’on ne sait pas, car on n’a pas forcément tout lu, mais aussi car
la science elle-même ne sait pas. Il faut bien distinguer ces deux choses-là.
C’est nécessaire pour la confiance. »
Un autre
levier, selon lui, réside dans la formation aux fake news des étudiants en
médecine. Olivier Saint-Lary signale « des progrès en la matière »,
en particulier depuis l’introduction de la lecture critique d’articles dans
leur programme, qui leur apprend à identifier ce qui fait le fondement
scientifique d’un article en santé. Les étudiants participent en outre au « service
sanitaire », qui consiste à se rendre auprès des lycéens, notamment. Pour
le médecin, il est nécessaire, le plus tôt possible, « de sensibiliser,
donner des clés de lecture et de compréhension des données scientifiques qui
concernent la santé ».
À la tête du
Collectif national des associations d’obèses, Anne-Sophie Joly – qui rappelle
que les personnes en situation d’obésité font partie des plus touchées par la
Covid, et sont donc fortement exposées, sensibles aux fake news – mentionne que
le CNAO travaille en lien étroit « avec les sociétés savantes et les
instances étatiques ». « Quand j’ai un doute, j’appelle
quelques personnes sur le sujet, je leur demande de valider l’information, et
on la diffuse ensuite auprès de nos associations adhérentes en expliquant ce
qui se passe, où sont les dangers, et comment y répondre. On fait de la
pédagogie, de la vulgarisation de l’info. On est un rempart, un filtre. On
prend le temps, on donne notre sentiment, et on renvoie les patients sur des
sites dédiés », raconte Anne-Sophie Joly.
Plaidoyer pour une parole collective
Au-delà du
rapport direct avec le patient/client, Olivier Saint-Lary milite pour une
parole collective. Il l’admet : les scientifiques se contredisent souvent
entre eux. Il trouve d’ailleurs qu’il est sain qu’un débat existe entre
scientifiques, comme cela a toujours été le cas. Toutefois, et surtout en ce
moment, le médecin estime que le débat est trop souvent exposé en place
publique, « avec moins de réserves que ce qu’il faudrait ».
« Il n’existe pas une seule vérité, c’est souvent plus subtil. On
interprète les chiffres différemment, on discute. Mais le faire sur des
plateaux télé interroge la façon dont on s’expose devant les médias »,
nuance le président du Collège national des généralistes enseignants. Ce
dernier invite donc à une réflexion autour de ce sujet, estimant que la parole
collective est importante pour éviter les déclarations personnelles, même
(voire encore plus) dans l’urgence. Pour illustrer le « garde-fou que
constitue le travail de groupe », Olivier Saint-Lary évoque les
travaux du Conseil scientifique, qui contiennent, considère-t-il, « assez
peu d’erreurs par rapport au moment où les choses ont été écrites et aux
données dont il disposait », justement grâce à une confrontation
d’experts dont les points de vue ont été analysés avant toute
communication.
« On
a besoin d’avoir une forme d’uniformisation, même avec des doutes. On a besoin
d’une parole la plus posée possible, qui dise : voilà ce qu’on sait, ce
qu’on sait pas, ce qu’on préconise, mais on n’a pas besoin d’idées qui
s’affrontent en permanence », rebondit Anne-Sophie Joly qui, avec sa
casquette de membre du comité santé du Conseil supérieur de l’audiovisuel, a
été amenée à y débattre à ce sujet. Celle-ci a aussi fustigé l’utilisation
massive du mot « expert » pour qualifier toute personne
interrogée. « Durant la première vague de Covid, on a assisté à une
brochette d’experts. Tout le monde était expert du coronavirus, alors que nous
n’avions pas non plus 50 ans de recul sur le SARS-CoV-2. »
À côté de la
course aux experts, la course à l’article scientifique. Olivier Saint-Lary explique que les revues scientifiques
ont tout un process de validation mis à rude épreuve durant la première vague,
face à un désir de réponse immédiate. « On avait donc d’un côté des
revues pressurisées pour publier en premier un article sur la Covid qui fasse
du bruit, et de l’autre côté des personnes chargées de relire ces papiers,
elles-mêmes débordées de travail. Tout a été trop bousculé : la science a
besoin d’un cadre ; la science prend du temps. Il faut se donner ce temps
pour éviter de dire des bêtises. »
Quid de
l’État ?
L’État aussi
a, bien sûr, un rôle primordial à tenir. Pour l’heure, il n’existe aucune
institution ou plateforme étatique dédiée à part entière aux fake news.
Quelques initiatives consacrées à ce thème sont toutefois à recenser, comme la
loi de 2018 contre la manipulation de l’information. Le colloque organisé par le Lab
Médicament et Société donne à ce titre la parole à Bruno Studer, député
et rapporteur de cette loi. Ce dernier explique qu’elle vise à protéger la
période électorale, propice à la manipulation des informations, et précise que
même l’information en matière de santé peut avoir un impact sur une élection.
« Ce n’est pas une loi qui va interdire de produire de fausses
informations, mais qui permet de lutter contre la diffusion massive et
organisée d’une information dans une période sensible, pendant laquelle on peut
mettre en place des restrictions à sa circulation. » Le député ajoute
que la liberté d’information est certes « importante mais pas absolue » :
pendant des périodes déterminantes comme une élection, il est ainsi possible
d’exiger davantage de transparence sur le sponsoring des contenus. La loi
s’applique plus précisément aux trois mois qui précèdent l’élection. Elle a
créé par ailleurs un nouveau référé judiciaire pour que l’autorité judiciaire
puisse prononcer une obligation de déréférencer des sites, et a accordé
davantage de pouvoirs au CSA, qui peut obliger les plateformes et les
publicitaires à collaborer afin de mettre en place des facilités de
signalement.
Déléguée au
Service public d'information en santé, Giovanna Marsico présente de son côté ce
service, lancé en 2016 pour assurer un accès à l’information « fiable, gratuit et
accessible » et qui permet « de faire des choix éclairés ».
Le SPIS a lancé son propre site, santé.fr.
Au départ, il s’agissait d’un projet régional avec une logique GPS – fournir
aux citoyens un outil pour se repérer sur le territoire à la recherche d’une
offre de soins et de services adaptés. « Nous l’avons adapté à
l’échelle nationale, sur l’information (pathologies, prévention,
accompagnement), avec pour but de procéder à la même démarche, mais pour les
mauvaises informations », détaille Giovanna Marsico.
Cette
dernière souligne que le domaine de la santé est particulièrement sensible,
tant les impacts à titre individuel et collectif des fake news sont « plus
importants que dans d’autres champs » et peuvent entraîner une réelle
« rupture de confiance entre la population, la science et les autorités »,
difficile à rétablir par la suite. La déléguée au SPIS cite sur ce point
l’étude du chirurgien Andrew Wakefield publiée en 1996 dans la prestigieuse revue The Lancet.
La publication faisait une association entre vaccin ROR et troubles du spectre
autistique. « Bien qu’elle ait été épinglée, et Wakefield éloigné de
l’exercice, ses effets restent toujours présents », regrette Giovanna
Marsico. Pour cette dernière, un tel impact n’a jamais affecté à ce point
d’autres industries. « Dans l’agroalimentaire, par exemple, bien que
des produits ne soient pas corrects, il n’y a jamais eu ce type de
retentissement, qui affecterait autant les citoyens. »
Les
plateformes mises à contribution
Afin de
tenter de rétablir la confiance, Sylvie Briand, directrice du département
Préparation aux épidémies et pandémies à l’Organisation mondiale de la santé
(OMS), affirme que l’un des défis lancés par la pandémie est d’accélérer
la vérification des informations. Pour ce faire, l’OMS a signé une série
d’accords avec des plateformes et médias sociaux, pour que leurs algorithmes
« offrent à leurs utilisateurs une information qui réponde à leurs
interrogations ». Il s’agit ici du recours aux outils de base de
l’intelligence artificielle, lesquels permettent d’analyser des données et, en
l’espèce, de repérer les grandes préoccupations de la population.
Objectif : mieux comprendre les préoccupations précises des citoyens –
« savoir s’ils s’inquiètent de la vaccination, ou que les vaccins ne
soient pas sûrs, ou qu’ils ne puissent pas y avoir accès, par exemple. Des
inquiétudes différentes demandent des réponses différentes. L’intérêt est de
coller au plus près aux demandes », résume Sylvie Briand. Le
travail avec les plateformes permet donc de faire remonter des informations
fiables. Les accords – spécifiques à la pandémie – ont aussi pour but d’aider à
contrer « l’effet d’écho ». « Quand vous commandez un produit
sur ces plateformes, vous allez constamment recevoir des publicités sur ce
produit. De la même façon, si les gens cliquent sur un contenu erroné, à cause
des algorithmes, ils vont toujours avoir accès au même type d’informations. »
L’algorithme ainsi modifié permet donc d’accéder à tout type d’information,
pour faire en sorte que les gens ne soient « pas enfermés dans des
informations erronées ».
Se rendre
là où les gens discutent, c’est aussi une piste ayant la faveur de Giovanna
Marsico. Au SPIS, un groupe de travail a été mis en place pour réfléchir sur la
question de comment lutter contre les fake news. Le service public est
conscient qu’un site comme santé.fr, marqué par le sceau de l’État, ne
va certainement pas attirer des personnes naturellement méfiantes sur la parole
scientifique et institutionnelle. « Nous souhaitons donc sortir le
contenu de cette zone et l’amener là où les personnes se trouvent. »
Pour Bruno
Studer, le CSA a également un rôle à jouer dans la coopération avec les acteurs
d’Internet. « Le site santé.fr ne doit pas arriver dans
l’algorithme du moteur de recherche après des sites qui véhiculeraient de
fausses informations. Le CSA doit veiller à la hiérarchisation des
informations », insiste-t-il.
Si les
bonnes informations doivent parvenir entre les mains des citoyens, Sylvie
Briand estime que cela ne va pas sans une étude complète du phénomène
que l’OMS qualifie d’ « infodémie », littéralement,
épidémie d’informations. « Nous sommes partis du constat que
l’infodémie se diffuse comme une épidémie, avec une transmission virale. On
s’est dit qu’il fallait que l’on développe sa connaissance pour mieux la
comprendre, tout comme l'épidémiologie permet de mieux comprendre les épidémies. »
Pour l’OMS, l’infodémie est un fait social dont les répercussions sur la confiance
dans les institutions peut mettre au défi la cohésion de la société. Afin de
comprendre ce phénomène et trouver des solutions concrètes, l’OMS met donc
autour de la table des personnes spécialisées en sciences sociales, des
physiciens, des mathématiciens, des enseignants en sciences de l’information,
en communication et des professionnels de la santé publique.
Pour Sylvie
Briand, il y a encore de l’espoir. Cette dernière juge qu’il est important de
ne pas considérer que les gens sont crédules ou influençables par nature. Au
contraire, « la plupart sont capables d’une bonne réflexion ».
« Si l’on prend le temps de donner la bonne information, d’expliquer,
ils sont capables de comprendre. C’est pourquoi il faut engager la population
dans la lutte pour protéger leur santé et en faire des partenaires, pas
seulement des consommateurs ou des sujets à qui il faut dire ce qu’ils doivent
faire. »
De
la responsabilité des médias
Dernier
acteur-clef dans cette épidémie de fake news : les médias. Emmanuel
Ostian, journaliste et auteur du livre Désinformation, le
reconnaît : ces derniers ont une responsabilité énorme dans la
transmission des leurs informations. Il prend pour exemple les crèmes solaires,
en particulier celles à base d'oxybenzone, accusées d’être nocives pour les
mers et les océans. « Certaines campagnes expliquent que ces crèmes
solaires détruisent les récifs coralliens. Forcément, cela active quelque chose
de profond chez nous, on imagine qu’on est des criminels en puissance quand on
va se baigner. Or, des études montrent qu’il faudrait des quantités
invraisemblables d’oxybenzone pour que cela détruise effectivement les récifs
coralliens. En réalité, c’est le réchauffement qui cause le blanchissement des
coraux. Mais le problème, c’est que désormais, à certains endroits, Hawaii ou à
Cancun, par exemple, on demande à remplacer des crèmes solaires chimiques par
des crèmes naturelles qui ont un taux de filtration bien moindre »,
s’inquiète le journaliste.
Catherine
Cerisey, la cofondatrice de Patients & Web, pense que l’erreur est surtout
de ne pas dire « on s’est trompé ». Le problème étant que même
lorsqu’il y a mea culpa, et que la bonne information est restaurée, ce n’est
pas forcément ce que les gens retiennent. Elle rapporte que l’AFP avait
ainsi titré « Les cancers sont dus au hasard », sauf que ce
n’était pas exactement ce que disait l’étude citée. « Or, on a plus
entendu l’effet racoleur que le fait que ce soit faux »,
dénonce-t-elle.
Les médias
sont non seulement responsables de ce qu’ils disent, mais aussi de qui ils
citent, et de qui ils invitent sur leurs plateaux télé, autour de leurs micros.
Catherine Cerisey invite à « mieux faire le tri entre les vrais
spécialistes et les faux prophètes ». « Les médias vont sur
Internet, trouvent des blogueurs, des experts, qui sont en fait les gens qu’on
voit déjà le plus », pointe-t-elle, dénonçant un « effet
marronnier » : « celui qu’on voit sur TF1 à 13h, on le verra sur
BFM à 20h ».
Le
fact-checking, contre-productif ?
En plus de
jouer la prudence sur leurs informations et leurs invités, quel autre levier
actionner ? Emmanuel Ostian avertit : lutter frontalement
semble « ne pas très bien fonctionner ». Le journaliste entend
par là que le fact-checking aurait un effet contre-productif et ferait, à son avis, de la publicité
aux fake news. Il évoque à ce titre l’effet Streisand, et explique que Barbra
Streisand, il y a quelques années de cela, découvre sur Internet que sa villa a
été prise en photo et publiée dans une revue géologique qui dédiait un
reportage à l’érosion du littoral californien. Estimant que son intimité est
exposée, elle porte plainte. Oui mais voilà que cette photo, jusque-là passée
presque inaperçue, se met à exploser sur Internet, et tout le monde ne parle
plus que de sa villa. « Alors qu’elle voulait se protéger, Barbra
Streisand s’est exposée. Avec le fact-checking, c’est la même chose : si
l’on donne une caisse de résonance aux fake news, on démultiplie la fausse
information. Sur les gens imperméables aux fake news, cela va glisser. Mais
dans les autres, on peut instiller le doute, et le doute est le début de la
désinformation. »
Emmanuel
Ostian a donc une solution, qu’il juge « aberrante de simplicité »
mais essentielle : s’en tenir à fournir « une information de
qualité ». Le journaliste estime que la profession est « fortement
paupérisée » par la prédominance d’Internet et par des journalistes de
moins en moins nombreux qui, en dépit de leur bonne foi et d’un métier qu’ils
aiment, sont « trop peu pour lutter contre la marée permanente »
des fake news sur les réseaux sociaux, avec « une forme d’inégalité
dans les armes », assure-t-il. Pour lui, les journalistes n’ont pas à
lutter contre les fausses informations, car « c’est du temps volé à la
prière ». Dernier coup de massue asséné au fact-checking :
pour Emmanuel Ostian, le terme en lui-même est « idiot »,
« puisqu’il s’agit de la base du journalisme. C’est comme s’il y avait
un service pour récupérer des plats frais dans un restaurant ! »
Tout comme
Giovanna Marsico, Sylvie Briand et Bruno Studer, Emmanuel Ostian estime que
c’est « sur l’algorithme qu’il faut jouer ». En effet, les
algorithmes sur Internet ont tendance à nourrir nos biais de confirmation, qui
font que l’on a tendance à vouloir croire ce qu’on croit déjà soi-même. « C’est
un outil qui consiste à offrir à notre cerveau ce qu’il croit vouloir »,
souligne-t-il. Donc l’algorithme ne discrimine pas, et de ce fait, « des
histoires isolées, comme celles du vaccin AstraZeneca et des cas de thromboses,
deviennent spectaculaires ».
Il faut
donc que les sachants puissent s’emparer des technologies de
communication numériques, estime Caroline Faillet. Bonne nouvelle pour les fake
news, annonce la spécialiste en stratégie digitale : « autant les
fake news existent depuis des millénaires, autant, pour la première fois, on a
la technologie pour savoir les tracer ».
Toutefois,
nuance-t-elle, agir sur l’algorithme prend du temps. « Que faire
pendant que les fake news galopent ? » questionne-t-elle. Au sein
de son cabinet, Caroline Faillet travaille donc sur la façon dont il est
possible de s’inspirer des biais cognitifs et émotionnels sur lesquels
s’appuient les complotistes, pour revisiter la façon dont on fait de
l’information santé, des contenus ; pour mieux faire connaître les
maladies, et mieux aiguiller les patients. Histoire de « pouvoir
répondre à leurs questions... avant qu’il n’y ait désinformation ».
Bérengère Margaritelli