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Santé : fake news, la guerre est déclarée

Santé : fake news, la guerre est déclarée
Publié le 26/04/2021 à 16:08
Prenant le taureau par les cornes, début avril, le Lab Médicament et Société s’est emparé du (vaste) sujet des fake news, en direct depuis Europe 1. À travers une série de tables rondes, professionnels de santé, journaliste, spécialiste en stratégie digitale, député & co ont livré leurs constats et leurs solutions à travers leur propre prisme. À l’instar du sociologue Gérald Bronner, qui n’a pas hésité à parler d’un « défi civilisationnel » et à tancer la dérégulation du marché de l’information.

 


Mais de quand datent les fake news, au juste ? N’y en aurait-il pas toujours eu ? La question est posée par le journaliste Bruno Rougier, le 1er avril, depuis les studios d’Europe 1, lors du colloque « Les fake news nuisent gravement à la santé » organisé par le Lab Médicament et Société, laboratoire d’idées réunissant les parties prenantes sur les enjeux liés aux médicaments.

Gérald Bronner, sociologue, opine : oui, ces fausses informations ont toujours existé au cours de l’humanité, prenant la forme « de rumeurs, de superstitions, de théories pseudo-scientifiques ou complotistes », en particulier dans le domaine de la santé. Il explique qu’au cours de l’Histoire, avec l’apparition de la peste, du choléra, ont surgi de soi-disant thérapies alternatives, mais aussi une stigmatisation à l’égard de certains traits (on disait par exemple que l’alcoolisme favorisait le choléra) ou populations (les Juifs étaient soupçonnés d’attraper plus facilement la peste ; pendant le choléra, les Gitans étaient accusés d’empoisonner l’eau des puits). « Chaque fois, avec les mêmes questions : quelle origine ? Qui est responsable ? Vers qui me tourner pour exprimer ma colère ? » résume Gérald Bronner.

C’est donc de l’incertitude que se nourrissent les fake news. Pourquoi ? Car alors que la santé fait partie des préoccupations majeures des êtres humains, c’est aussi « l’un des noyaux de l’incertitude ». Or, l’incertitude fait partie des facteurs avec lesquels nous avons le plus de mal à négocier intellectuellement, explique le sociologue. En l’occurrence, quoi de plus incertain que le surgissement d’une épidémie ? « L'incertitude met au croisement à la fois notre manque d’informations et nos désirs – survivre, ne pas contracter la maladie » souligne Gérald Bronner. L’incertitude cristallise notre attention, précise-t-il : à partir du moment où nous n’avons pas toutes les réponses, nous allons chercher de l’information, et « cette recherche frénétique fait surgir des propositions intellectuelles pas forcément conformes avec les normes de la rationalité ».






La dérégulation du marché de l’information, du pain bénit pour les fake news

Cependant, pour Gérald Bronner, si les fake news ont toujours prospéré, le phénomène est aujourd’hui, à l’ère d’Internet et de la big data, « beaucoup plus inquiétant ». Pire, à ses yeux, nous serions face à « un défi civilisationnel », conséquence de la dérégulation du marché de l’information ; de la « concurrence ouverte et sauvage des propositions intellectuelles visant à décrire le monde ». 

Le sociologue rapporte que nous avons produit plus d'informations au début des années 2000 que depuis Gutenberg. Encore plus fou, ces deux dernières années, nous avons produit 90 % de l’information disponible sur cette Terre. Si ces statistiques sont stupéfiantes, Gérald Bronner affirme qu’elles contribuent à ce qu’il appelle des « épidémies de crédulité ». En effet, la dérégulation est favorable à des groupes minoritaires, comme les anti-vaccins, dont les arguments restaient auparavant « confinés dans les espaces de radicalité », mais à qui elle a permis « d’essaimer leur argumentation » au-delà de ces espaces. Des études montrent ainsi à quel point la motivation de ces groupes très actifs – « qui n’ont pas toujours tort, mais pas toujours raison », considère le sociologue – contribue à la visibilité de leurs propos, lesquels « contaminent peu à peu les citoyens ». L’utilisation du terme « contaminer » dans la bouche de Gérald Bronner n’est pas un hasard : c’est bien connu, les fake news se diffusent plus vite que la vérité, et l’on met moins de temps à émettre une alerte que la science pour la défaire. 

Médecin et président du Collège national des généralistes enseignants (CNGE), Olivier Saint-Lary ajoute que parmi l’océan d’informations, ce sont les plus courtes qui (Massachusetts Institute of Technology) restent le plus. À cet égard, un article du MIT dans la revue Science met en exergue que les fake news sont huit fois plus relayées car elles sont plus concises, plus parlantes, plus « punchy », le cerveau n’étant pas fait pour analyser des informations complexes et multiples. « Ce qui est simplificateur à l’extrême nous parle davantage », analyse le médecin, et ça, les émetteurs de fausses informations l’ont bien compris. 

Parallèlement, la parole « majoritaire » et plus nuancée, plus complexe, est moins portée, moins relayée. Pour le sociologue, il s’agit d’un réel problème : « la tyrannie sait profiter de l’apathie des gens de raison », s’inquiète-t-il. 

C’est également l’idée défendue par Caroline Faillet, dirigeante d’Opinion Act (cabinet de veille en stratégie d’influence) et auteure du livre Décoder l’info, comment décrypter les fake news. Elle aussi prend l’exemple des vaccins. Il y a une quinzaine d’années, observe-t-elle, avant même les réseaux sociaux contemporains, lorsqu’une personne tapait sur Internet « dangers vaccin », la quasi-totalité des résultats révélait des contenus « antivax » : blogs, sites, chaînes YouTube, forums... « Qui est allé sur les forums pour répondre à des parents s’ils devaient vacciner ou non leurs enfants ? Ce ne sont pas les associations de patients, ni les sociétés savantes, ni les institutions, ni les labos, mais bien les anti-vacc. La nature ayant horreur du vide, le terrain du web a donc été occupé par des personnes qui ont des choses à défendre, et le terrain est désormais miné par les fake news », expose Caroline Faillet.

Au-delà, Internet contribue à la libération de la parole quelle qu’elle soit, et n’importe qui peut alors s’ériger en grand prédicateur. « Quand on est derrière un pseudo, on peut faire croire que ce que l’on dit est parole d'Évangile », appuie de son côté Catherine Cerisey, cofondatrice de la société de conseil en santé Patients & Web.

Pour mieux asseoir leur crédibilité, ces personnes, profanes, la plupart du temps, s’emparent de certaines bases de données médicales accessibles aux non professionnels, qui viennent appuyer leurs propos. Le problème de ces bases de données, expose Divina Frau-Meigs, professeure en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris III, est que même si une majorité des articles scientifiques qu’elle contient sont fiables, ces derniers sont souvent mis en balance avec la pharmacovigilance (la surveillance des effets indésirables), afin de générer une angoisse chez les internautes. Par ailleurs, ces bases peuvent recenser des articles qui ont pourtant été épinglés et retirés des bases professionnelles. Des articles établis comme biaisés continuent donc à circuler et à alimenter les fake news. Enfin, autre arme redoutable à disposition des émetteurs de fake news : les témoignages de personnes qui ont vécu des situations dramatiques. Ces témoignages donnent certes beaucoup d’ampleur aux théories, mais Divina Frau-Meigs le rappelle : il s’agit de « cas très localisés, exceptionnels, que l’on fait passer pour la norme ».

 


À qui profite le « crime » ?

Si l’on comprend bien la stratégie mise en œuvre, se pose la question de ce que peuvent avoir à gagner ceux qui sont à l’origine des fake news et qui sont-ils. Pour synthétiser, Caroline Faillet juge qu’il y aurait quatre types d’émetteurs, et, en premier lieu, ceux du « business de l’intox », dont l’intérêt est donc purement financier. « La santé est un marché juteux pour tout le monde, encore plus aujourd’hui qu’hier, avec beaucoup d’argent à la clef », pointe le médecin Olivier Saint-Lary. Caroline Faillet évoque à ce titre certains sites « racoleurs », qui produisent des informations de santé parfois fausses ou déformées et vivent « des revenus publicitaires, de la monétisation de l’audience qu’apportent les fake news ». À l’instar de Santé + Magazine, affiché par Le Monde en 2018 parce qu’il ne vérifiait pas ses sources.

La motivation peut également être idéologique, avance la dirigeante d’Opinion Act, comme les anti-vaccins mentionnés plus haut, qui veulent entraîner l’adhésion à leurs idéologies. Elle peut être par ailleurs psychologique et relever du pur « troll » : il s’agit alors simplement d’un jeu consistant à monter les gens les uns contre les autres, qui va procurer une jubilation à son auteur. Anne-Sophie Joly, présidente du CNAO (Collectif national des associations d'obèses), mentionne une volonté de « déstabiliser », d’ « alimenter les doutes et les peurs » pour approvisionner la controverse. 

Dernière motivation, selon Caroline Faillet : un moteur psychologique, de nouveau, mais celui « en lien avec nos émotions ». On en déduit que ce sont nos doutes et nos peurs, justement, qui nous poussent à lire et à partager des contenus dans lesquels ils trouvent un écho, à faire siennes les accusations que l’on lit, car désigner des coupables a un côté rassurant. En somme : n’importe qui peut donc être émetteur de fake news, de façon délibérée ou à son insu (ou, en tout cas, à l’insu de son plein gré), et le consommateur de fake news devient quasi-systématiquement, à son tour, leur émetteur. 

Olivier Saint-Lary ajoute qu’il ne faut pas sous-estimer un intérêt : l’orgueil et la valorisation personnelle, un « moteur important », selon lui. « Pour exister médiatiquement, il suffit de dire “c’est faux, je suis sûr de moi, j’ai une autre vérité”. » Selon le président du Collège national des généralistes enseignants, cela fonctionne parfaitement, car les médias adorent avoir deux points de vue opposés. « Le problème est qu’ils ont tendance à donner le même temps de parole à une personne qui représente un collectif ayant réfléchi longuement à la question et à la personne un peu isolée qui dit qu’elle détient la vérité », avertit Olivier Saint-Lary, qui fustige un effet « dévastateur ».

 


Les professionnels de santé face aux effets des fake news

Pour connaître la portée des fake news en matière de santé, le colloque organisé par le Lab Médicament et Société s’intéresse notamment au ressenti des professionnels de santé, confrontés au trouble des citoyens et à la remise en cause de leur domaine d’expertise. 

Anthony Masclé, étudiant en pharmacie et vice-président du LISA (Laboratoire d'Idées Santé Autonomie), identifie différents types de discours problématiques tenus par ses clients à l’officine, boostés par l’effet Covid. D’abord, ce qui relève de l’information partielle, mal interprétée. Il témoigne : « Les gens voient des informations, des documentaires, et en font des interprétations qui s'éloignent de la réalité. » Un autre biais important est « l’appel à la nature » comme seul rempart contre la maladie – par exemple, les huiles essentielles, rapporte-t-il.
Enfin, certaines discussions font ressortir des idées « relevant clairement du complotisme ». 

Selon Anne-Sophie Joly, ces comportements ne seraient pas réservés à une catégorie de personnes, mais concerneraient tous les publics. Elle l’a constaté lors du premier confinement, lorsqu’un médicament prétendu miracle contre le coronavirus (l’Ivermectine, ndlr) a fait des émules : quel que soit leur milieu, de nombreuses personnes étaient alors prêtes à le prendre. « La crainte paralysante peut faire faire n’importe quoi. Parce que les patients ont peur, ils sont prêts à entendre tout ce qui va nourrir cette peur », souligne la présidente du CNAO.

La santé est un domaine bien particulier, qui touche à « quelque chose d’intime », d’universel, fait remarquer Catherine Raynaud, directrice des affaires publiques chez Pfizer France. La maladie effraie, engendre des comportements singuliers. C’est pourquoi, rapporte-t-elle, 50 % des fake news sont liées à la santé. Cela en fait « un enjeu de santé publique », alerte-t-elle. L’industrie pharmaceutique, largement confrontée aux fake news, est « en ligne de mire », dit-elle, d’autant plus en période de pandémie. À l’ère de la Covid, « les détracteurs ont mobilisé le débat public et disséminé beaucoup de défiance ». « Nous avons été accusés d’avoir créé ce virus », déplore Catherine Raynaud. Ainsi, en mars 2020, une personne sur quatre pensait que le virus avait été créé en laboratoire, et, conséquence indirecte, il y a quelques mois, plus d’un Français sur deux ne souhaitait pas se faire vacciner (un chiffre qui a évolué à la baisse depuis la mise sur le marché des vaccins). « Dans ce contexte anxiogène, les dérives sont mises en évidence. Des gens ne veulent pas se faire vacciner, des traitements sont modifiés ou abandonnés, tout comme on a tous déjà entendu quelqu’un parler de la papaye qui soigne contre la maladie de Parkinson ou du noyau d’abricot qui peut remplacer la chimiothérapie », souffle la directrice des affaires publiques chez Pfizer. 

Autorités, institutionnels, associations de patients ont donc « tous un rôle à jouer », considère-t-elle. Mais alors, pourquoi l’industrie pharmaceutique ne se fait-elle pas davantage entendre ? Pourquoi ne restaure-t-elle pas les vérités ? Catherine Raynaud assure : « On a envie de répondre aux fake news, de regagner la confiance des citoyens, car nous avons une responsabilité vis-à-vis de nos produits, en termes de bon usage. Mais il y a deux niveaux. Un premier niveau où, quand l’industrie pharmaceutique veut répondre directement, elle est inaudible, et quoi qu’elle dise, cela va se retourner contre elle. Ensuite, il y a le cadre. Le Code de la santé publique fait qu’on n’a pas l’autorisation de parler au grand public de nos produits, car c’est considéré comme de la publicité. Nous sommes donc dans un cadre limité », regrette-t-elle.  

Caroline Faillet acquiesce : aucune autre industrie ne fait face à autant de freins réglementaires pour pouvoir parler d’informations santé, pense-t-elle aussi. L’industrie pharmaceutique est ainsi parmi les dernières à faire de la veille des réseaux sociaux. Or, « Si vous n’en faites pas, vous ne voyez pas les fake news », pointe la dirigeante d’Opinion Act. Cette dernière rappelle par ailleurs que l’industrie de la santé, comme toutes les autres, est entravée dans sa vision
B to C. Ses clients sont des médecins. L’industrie et les patients sont donc deux mondes qui ne communiquent pas. Or, pour Caroline Faillet, il y a là « un défaut de maîtrise des techniques d’influence numérique qui auraient pu permettre de faire accéder les citoyens lambda à l’information, à la connaissance ». 

 


« Éviter la confrontation » et « faire preuve d’humilité »

Pour l’heure, ce sont donc les professionnels au contact de leurs patients et de leurs clients qui ont une carte à jouer. 

Anthony Masclé le martèle : « écouter est primordial », afin de comprendre ce que la personne a retenu de ce qu’elle a vu et entendu. L’important est « d’éviter la confrontation immédiate », et d’accompagner la réflexion, indique le pharmacien. La solution la plus efficace, selon lui, mais aussi la plus chronophage, consiste à proposer à la personne de vérifier l’information avec elle avec des sources officielles. « On se sert des outils ensemble, cela permet de se garder de dire que l’un ou l’autre détient la vérité. » 

Pour Olivier Saint-Lary aussi, il est important d’écouter et d’apporter des réponses, car « une infime minorité de patients arrivent avec des certitudes. La plupart arrivent avec des questions ». Toutefois, le médecin nuance : l’attitude d’écoute qui ne se positionne pas comme le sachant peut avoir un effet paradoxal. « Un professionnel de santé qui répond “je ne sais pas”, cela peut déstabiliser le patient/client, qui ne va pas retourner le voir. La question est donc de savoir comment s’appuyer sur des données validées tout en faisant preuve d’humilité, car effectivement il y a des choses qu’on ne sait pas, car on n’a pas forcément tout lu, mais aussi car la science elle-même ne sait pas. Il faut bien distinguer ces deux choses-là. C’est nécessaire pour la confiance. » 

Un autre levier, selon lui, réside dans la formation aux fake news des étudiants en médecine. Olivier Saint-Lary signale « des progrès en la matière », en particulier depuis l’introduction de la lecture critique d’articles dans leur programme, qui leur apprend à identifier ce qui fait le fondement scientifique d’un article en santé. Les étudiants participent en outre au « service sanitaire », qui consiste à se rendre auprès des lycéens, notamment. Pour le médecin, il est nécessaire, le plus tôt possible, « de sensibiliser, donner des clés de lecture et de compréhension des données scientifiques qui concernent la santé ».

À la tête du Collectif national des associations d’obèses, Anne-Sophie Joly – qui rappelle que les personnes en situation d’obésité font partie des plus touchées par la Covid, et sont donc fortement exposées, sensibles aux fake news – mentionne que le CNAO travaille en lien étroit « avec les sociétés savantes et les instances étatiques ». « Quand j’ai un doute, j’appelle quelques personnes sur le sujet, je leur demande de valider l’information, et on la diffuse ensuite auprès de nos associations adhérentes en expliquant ce qui se passe, où sont les dangers, et comment y répondre. On fait de la pédagogie, de la vulgarisation de l’info. On est un rempart, un filtre. On prend le temps, on donne notre sentiment, et on renvoie les patients sur des sites dédiés », raconte Anne-Sophie Joly.




 





Plaidoyer pour une parole collective

Au-delà du rapport direct avec le patient/client, Olivier Saint-Lary milite pour une parole collective. Il l’admet : les scientifiques se contredisent souvent entre eux. Il trouve d’ailleurs qu’il est sain qu’un débat existe entre scientifiques, comme cela a toujours été le cas. Toutefois, et surtout en ce moment, le médecin estime que le débat est trop souvent exposé en place publique, « avec moins de réserves que ce qu’il faudrait ». « Il n’existe pas une seule vérité, c’est souvent plus subtil. On interprète les chiffres différemment, on discute. Mais le faire sur des plateaux télé interroge la façon dont on s’expose devant les médias », nuance le président du Collège national des généralistes enseignants. Ce dernier invite donc à une réflexion autour de ce sujet, estimant que la parole collective est importante pour éviter les déclarations personnelles, même (voire encore plus) dans l’urgence. Pour illustrer le « garde-fou que constitue le travail de groupe », Olivier Saint-Lary évoque les travaux du Conseil scientifique, qui contiennent, considère-t-il, « assez peu d’erreurs par rapport au moment où les choses ont été écrites et aux données dont il disposait », justement grâce à une confrontation d’experts dont les points de vue ont été analysés avant toute communication. 

« On a besoin d’avoir une forme d’uniformisation, même avec des doutes. On a besoin d’une parole la plus posée possible, qui dise : voilà ce qu’on sait, ce qu’on sait pas, ce qu’on préconise, mais on n’a pas besoin d’idées qui s’affrontent en permanence », rebondit Anne-Sophie Joly qui, avec sa casquette de membre du comité santé du Conseil supérieur de l’audiovisuel, a été amenée à y débattre à ce sujet. Celle-ci a aussi fustigé l’utilisation massive du mot « expert » pour qualifier toute personne interrogée. « Durant la première vague de Covid, on a assisté à une brochette d’experts. Tout le monde était expert du coronavirus, alors que nous n’avions pas non plus 50 ans de recul sur le SARS-CoV-2. » 

À côté de la course aux experts, la course à l’article scientifique. Olivier Saint-Lary explique que les revues scientifiques ont tout un process de validation mis à rude épreuve durant la première vague, face à un désir de réponse immédiate. « On avait donc d’un côté des revues pressurisées pour publier en premier un article sur la Covid qui fasse du bruit, et de l’autre côté des personnes chargées de relire ces papiers, elles-mêmes débordées de travail. Tout a été trop bousculé : la science a besoin d’un cadre ; la science prend du temps. Il faut se donner ce temps pour éviter de dire des bêtises. » 

 


Quid de l’État ?

L’État aussi a, bien sûr, un rôle primordial à tenir. Pour l’heure, il n’existe aucune institution ou plateforme étatique dédiée à part entière aux fake news. Quelques initiatives consacrées à ce thème sont toutefois à recenser, comme la loi de 2018 contre la manipulation de l’information. Le colloque organisé par le Lab Médicament et Société donne à ce titre la parole à Bruno Studer, député et rapporteur de cette loi. Ce dernier explique qu’elle vise à protéger la période électorale, propice à la manipulation des informations, et précise que même l’information en matière de santé peut avoir un impact sur une élection. « Ce n’est pas une loi qui va interdire de produire de fausses informations, mais qui permet de lutter contre la diffusion massive et organisée d’une information dans une période sensible, pendant laquelle on peut mettre en place des restrictions à sa circulation. » Le député ajoute que la liberté d’information est certes « importante mais pas absolue » : pendant des périodes déterminantes comme une élection, il est ainsi possible d’exiger davantage de transparence sur le sponsoring des contenus. La loi s’applique plus précisément aux trois mois qui précèdent l’élection. Elle a créé par ailleurs un nouveau référé judiciaire pour que l’autorité judiciaire puisse prononcer une obligation de déréférencer des sites, et a accordé davantage de pouvoirs au CSA, qui peut obliger les plateformes et les publicitaires à collaborer afin de mettre en place des facilités de signalement.

Déléguée au Service public d'information en santé, Giovanna Marsico présente de son côté ce service, lancé en 2016 pour assurer un accès à l’information « fiable, gratuit et accessible » et qui permet « de faire des choix éclairés ». Le SPIS a lancé son propre site, santé.fr.
Au départ, il s’agissait d’un projet régional avec une logique GPS – fournir aux citoyens un outil pour se repérer sur le territoire à la recherche d’une offre de soins et de services adaptés. « Nous l’avons adapté à l’échelle nationale, sur l’information (pathologies, prévention, accompagnement), avec pour but de procéder à la même démarche, mais pour les mauvaises informations », détaille Giovanna Marsico.

Cette dernière souligne que le domaine de la santé est particulièrement sensible, tant les impacts à titre individuel et collectif des fake news sont « plus importants que dans d’autres champs » et peuvent entraîner une réelle « rupture de confiance entre la population, la science et les autorités », difficile à rétablir par la suite. La déléguée au SPIS cite sur ce point l’étude du chirurgien Andrew Wakefield publiée en 1996 dans la prestigieuse revue The Lancet. La publication faisait une association entre vaccin ROR et troubles du spectre autistique. « Bien qu’elle ait été épinglée, et Wakefield éloigné de l’exercice, ses effets restent toujours présents », regrette Giovanna Marsico. Pour cette dernière, un tel impact n’a jamais affecté à ce point d’autres industries. « Dans l’agroalimentaire, par exemple, bien que des produits ne soient pas corrects, il n’y a jamais eu ce type de retentissement, qui affecterait autant les citoyens. » 

 


Les plateformes mises à contribution

Afin de tenter de rétablir la confiance, Sylvie Briand, directrice du département Préparation aux épidémies et pandémies à l’Organisation mondiale de la santé (OMS), affirme que l’un des défis lancés par la pandémie est d’accélérer la vérification des informations. Pour ce faire, l’OMS a signé une série d’accords avec des plateformes et médias sociaux, pour que leurs algorithmes « offrent à leurs utilisateurs une information qui réponde à leurs interrogations ». Il s’agit ici du recours aux outils de base de l’intelligence artificielle, lesquels permettent d’analyser des données et, en l’espèce, de repérer les grandes préoccupations de la population. Objectif : mieux comprendre les préoccupations précises des citoyens – « savoir s’ils s’inquiètent de la vaccination, ou que les vaccins ne soient pas sûrs, ou qu’ils ne puissent pas y avoir accès, par exemple. Des inquiétudes différentes demandent des réponses différentes. L’intérêt est de coller au plus près aux demandes », résume Sylvie Briand. Le travail avec les plateformes permet donc de faire remonter des informations fiables. Les accords – spécifiques à la pandémie – ont aussi pour but d’aider à contrer « l’effet d’écho ». « Quand vous commandez un produit sur ces plateformes, vous allez constamment recevoir des publicités sur ce produit. De la même façon, si les gens cliquent sur un contenu erroné, à cause des algorithmes, ils vont toujours avoir accès au même type d’informations. » L’algorithme ainsi modifié permet donc d’accéder à tout type d’information, pour faire en sorte que les gens ne soient « pas enfermés dans des informations erronées ».

Se rendre là où les gens discutent, c’est aussi une piste ayant la faveur de Giovanna Marsico. Au SPIS, un groupe de travail a été mis en place pour réfléchir sur la question de comment lutter contre les fake news. Le service public est conscient qu’un site comme santé.fr, marqué par le sceau de l’État, ne va certainement pas attirer des personnes naturellement méfiantes sur la parole scientifique et institutionnelle. « Nous souhaitons donc sortir le contenu de cette zone et l’amener là où les personnes se trouvent. » 

Pour Bruno Studer, le CSA a également un rôle à jouer dans la coopération avec les acteurs d’Internet. « Le site santé.fr ne doit pas arriver dans l’algorithme du moteur de recherche après des sites qui véhiculeraient de fausses informations. Le CSA doit veiller à la hiérarchisation des informations », insiste-t-il. 

Si les bonnes informations doivent parvenir entre les mains des citoyens, Sylvie Briand estime que cela ne va pas sans une étude complète du phénomène que l’OMS qualifie d’ « infodémie », littéralement, épidémie d’informations. « Nous sommes partis du constat que l’infodémie se diffuse comme une épidémie, avec une transmission virale. On s’est dit qu’il fallait que l’on développe sa connaissance pour mieux la comprendre, tout comme l'épidémiologie permet de mieux comprendre les épidémies. » Pour l’OMS, l’infodémie est un fait social dont les répercussions sur la confiance dans les institutions peut mettre au défi la cohésion de la société. Afin de comprendre ce phénomène et trouver des solutions concrètes, l’OMS met donc autour de la table des personnes spécialisées en sciences sociales, des physiciens, des mathématiciens, des enseignants en sciences de l’information, en communication et des professionnels de la santé publique. 

Pour Sylvie Briand, il y a encore de l’espoir. Cette dernière juge qu’il est important de ne pas considérer que les gens sont crédules ou influençables par nature. Au contraire, « la plupart sont capables d’une bonne réflexion ». « Si l’on prend le temps de donner la bonne information, d’expliquer, ils sont capables de comprendre. C’est pourquoi il faut engager la population dans la lutte pour protéger leur santé et en faire des partenaires, pas seulement des consommateurs ou des sujets à qui il faut dire ce qu’ils doivent faire. »

 


De la responsabilité des médias

Dernier acteur-clef dans cette épidémie de fake news : les médias. Emmanuel Ostian, journaliste et auteur du livre Désinformation, le reconnaît : ces derniers ont une responsabilité énorme dans la transmission des leurs informations. Il prend pour exemple les crèmes solaires, en particulier celles à base d'oxybenzone, accusées d’être nocives pour les mers et les océans. « Certaines campagnes expliquent que ces crèmes solaires détruisent les récifs coralliens. Forcément, cela active quelque chose de profond chez nous, on imagine qu’on est des criminels en puissance quand on va se baigner. Or, des études montrent qu’il faudrait des quantités invraisemblables d’oxybenzone pour que cela détruise effectivement les récifs coralliens. En réalité, c’est le réchauffement qui cause le blanchissement des coraux. Mais le problème, c’est que désormais, à certains endroits, Hawaii ou à Cancun, par exemple, on demande à remplacer des crèmes solaires chimiques par des crèmes naturelles qui ont un taux de filtration bien moindre », s’inquiète le journaliste.  

Catherine Cerisey, la cofondatrice de Patients & Web, pense que l’erreur est surtout de ne pas dire « on s’est trompé ». Le problème étant que même lorsqu’il y a mea culpa, et que la bonne information est restaurée, ce n’est pas forcément ce que les gens retiennent. Elle rapporte que l’AFP avait ainsi titré « Les cancers sont dus au hasard », sauf que ce n’était pas exactement ce que disait l’étude citée. « Or, on a plus entendu l’effet racoleur que le fait que ce soit faux », dénonce-t-elle.

Les médias sont non seulement responsables de ce qu’ils disent, mais aussi de qui ils citent, et de qui ils invitent sur leurs plateaux télé, autour de leurs micros. Catherine Cerisey invite à « mieux faire le tri entre les vrais spécialistes et les faux prophètes ». « Les médias vont sur Internet, trouvent des blogueurs, des experts, qui sont en fait les gens qu’on voit déjà le plus », pointe-t-elle, dénonçant un « effet marronnier » : « celui qu’on voit sur TF1 à 13h, on le verra sur BFM à 20h ». 

 


Le fact-checking, contre-productif ?

En plus de jouer la prudence sur leurs informations et leurs invités, quel autre levier actionner ? Emmanuel Ostian avertit : lutter frontalement semble « ne pas très bien fonctionner ». Le journaliste entend par là que le fact-checking aurait un effet contre-productif et ferait, à son avis, de la publicité aux fake news. Il évoque à ce titre l’effet Streisand, et explique que Barbra Streisand, il y a quelques années de cela, découvre sur Internet que sa villa a été prise en photo et publiée dans une revue géologique qui dédiait un reportage à l’érosion du littoral californien. Estimant que son intimité est exposée, elle porte plainte. Oui mais voilà que cette photo, jusque-là passée presque inaperçue, se met à exploser sur Internet, et tout le monde ne parle plus que de sa villa. « Alors qu’elle voulait se protéger, Barbra Streisand s’est exposée. Avec le fact-checking, c’est la même chose : si l’on donne une caisse de résonance aux fake news, on démultiplie la fausse information. Sur les gens imperméables aux fake news, cela va glisser. Mais dans les autres, on peut instiller le doute, et le doute est le début de la désinformation. » 

Emmanuel Ostian a donc une solution, qu’il juge « aberrante de simplicité » mais essentielle : s’en tenir à fournir « une information de qualité ». Le journaliste estime que la profession est « fortement paupérisée » par la prédominance d’Internet et par des journalistes de moins en moins nombreux qui, en dépit de leur bonne foi et d’un métier qu’ils aiment, sont « trop peu pour lutter contre la marée permanente » des fake news sur les réseaux sociaux, avec « une forme d’inégalité dans les armes », assure-t-il. Pour lui, les journalistes n’ont pas à lutter contre les fausses informations, car « c’est du temps volé à la prière ». Dernier coup de massue asséné au fact-checking : pour Emmanuel Ostian, le terme en lui-même est « idiot », « puisqu’il s’agit de la base du journalisme. C’est comme s’il y avait un service pour récupérer des plats frais dans un restaurant ! »

Tout comme Giovanna Marsico, Sylvie Briand et Bruno Studer, Emmanuel Ostian estime que c’est « sur l’algorithme qu’il faut jouer ». En effet, les algorithmes sur Internet ont tendance à nourrir nos biais de confirmation, qui font que l’on a tendance à vouloir croire ce qu’on croit déjà soi-même. « C’est un outil qui consiste à offrir à notre cerveau ce qu’il croit vouloir », souligne-t-il. Donc l’algorithme ne discrimine pas, et de ce fait, « des histoires isolées, comme celles du vaccin AstraZeneca et des cas de thromboses, deviennent spectaculaires ». 

Il faut donc que les sachants puissent s’emparer des technologies de communication numériques, estime Caroline Faillet. Bonne nouvelle pour les fake news, annonce la spécialiste en stratégie digitale : « autant les fake news existent depuis des millénaires, autant, pour la première fois, on a la technologie pour savoir les tracer ».

Toutefois, nuance-t-elle, agir sur l’algorithme prend du temps. « Que faire pendant que les fake news galopent ? » questionne-t-elle. Au sein de son cabinet, Caroline Faillet travaille donc sur la façon dont il est possible de s’inspirer des biais cognitifs et émotionnels sur lesquels s’appuient les complotistes, pour revisiter la façon dont on fait de l’information santé, des contenus ; pour mieux faire connaître les maladies, et mieux aiguiller les patients. Histoire de « pouvoir répondre à leurs questions... avant qu’il n’y ait désinformation ». 

 

Bérengère Margaritelli

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