JUSTICE

30 ans de l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge, une décision « choc »

30 ans de l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge, une décision « choc »
"Mister Skyman" gagnait sa vie grâce à un spectacle de lancer de nain
Publié le 21/06/2025 à 10:58

TRIBUNE. Serge Pautot, l'avocat du « nain lancé » Manuel Wackenheim, revient sur la déception qui a été la leur en 1995, après cette célèbre décision du Conseil d’Etat ayant consacré la dignité de la personne humaine comme une composante de l'ordre public. « Certes, le spectacle gênait certaines personnes. Mais n’oublions pas que le travail est un des éléments de la dignité humaine », pointe-t-il.

Il y a tout juste 30 ans, les arrêts Commune de Morsang-sur-Orge et Ville d’Aix-en Provence, rendus par le Conseil d’Etat le 27 Octobre 1995, bouleversaient les fondements de l’ordre public en droit français. Pour la première fois, le concept de la « dignité humaine » devenait un fondement direct de l’application de la notion d’ordre public.

Tout débute en juin 1991. Jean-Pierre Speidel, organisateur de spectacles, rencontre Manuel Wackenheim dans une boîte de nuit à Forbach. Manu, 24 ans, c’est 44 kilogrammes, 1 mètre 14.

Ça fait tilt entre les deux. « Je vais organiser pour toi un spectacle de lancer de nain. On va t’équiper dans une tenue de footballeur américain, casqué, on te baptise « le Nain Volant, Mister Skyman ».

Le but de l’attraction ? Le lancer le plus loin possible sur un matelas gonflable. Rien de très méchant. 44 kilogrammes, ça ne va pas loin !

« Manu », qui se sentait jusqu’ici rejeté de tous, trouve une nouvelle joie de vivre.

« Ce que vous allez voir est effrayant… »

Mais à l’automne, Jean-Pierre Elkabbach, sur la 5, annonce, en direct : « Ce que vous allez voir est effrayant, il faut l’interdire ! ». Mimie Mathy d’en remettre une couche dans VSD : « Il me fait honte... ». Manu, lui, n’en a cure : c’est lui que l’on lance, pas eux ! C’est une chance pour lui. Avant, il était chômeur, maintenant il travaille, me racontera-il ensuite.

Face à la cabale toutefois, le ministre de l’Intérieur Philippe Marchand prend une circulaire le 27 novembre 1991 : les préfets doivent demander aux maires d’interdire ce spectacle pour atteinte à l’ordre public.

La maire de Morsang-sur-Orge prend ainsi un arrêté d’interdiction en novembre 1991, que nous attaquons aussitôt. Pour nous, il n’y a pas d’atteinte à l’ordre public. L’ordre public, pour un maire, c’est d’assurer le bon ordre, la sécurité, la sureté, la salubrité. Point.

Finalement, nous gagnons devant le tribunal administratif de Versailles, au motif qu’il n’y a, en effet, pas d’atteinte à l’ordre public, tel qu’il vient d’être défini et visé à l’article L. 131-2 du Code des communes sur la police municipale.

Le couperet tombe

Nous reprenons le spectacle, mais, à son tour, c’est le maire d’Aix-en-Provence qui l’interdit. De nouveau, nous demandons l’annulation - avec succès - devant le tribunal administratif de Marseille.  Et puis encore devant le tribunal administratif de Besançon, où une boite de nuit entre la Suisse et cette ville organisait le spectacle. Là encore, le tribunal de Besançon nous donne raison.

Cependant,  ces interdictions nous perturbent. Où organiser le spectacle, avant que, stop, il ne soit interdit ? J’ai bien bâti mon argumentaire, repris en application de la loi et de la jurisprudence. Mais deux maires interjettent appel de ces jugements devant le Conseil d’Etat. J’ai bon espoir, puisque les tribunaux administratifs nous ont donné raison, sauf que… surprise, le Conseil d’Etat rend sa fameuse décision, le 27 octobre 1995.

« Il appartient à l’autorité investie du pouvoir de police municipale de prendre toute mesure pour prévenir une atteinte à l’ordre public ». Et d’ajouter : « Que le respect de la dignité humaine est une composante de l’ordre public, que cette attraction porte atteinte à la dignité humaine. Qu’il convient d’annuler ces jugements. »

Privé de travail, privé de dignité

C’est un choc. Nous sommes profondément déçus de cette décision. J’ai vu « Manu » pleurer, privé de son travail, de son salaire, de sa joie de vivre. 

Le Conseil d’Etat n’a pas pris la peine d’apporter une définition de ce qu’il appelle le respect de la dignité humaine. Certes, le spectacle gênait certaines personnes. Mais n’oublions pas que le travail est un des éléments de la dignité humaine et enlever son travail à quelqu’un, c’est lui enlever sa dignité.

Être avocat, ce n’est pas adopter une posture consensuelle : ce travail est dégradant, il faut l’arrêter. Au contraire, être avocat, c’est interroger, parfois secouer, même - et surtout peut-être sur le handicap -, même si ça déplait.

Notons par ailleurs que ces procédures ont été un échange d’écritures lors duquel « Mister Skyman » n’a jamais pu prendre la parole. 

Serge Pautot


Le Cercle Droit et Liberté débat d’un arrêt historique du droit administratif

Mais jusqu’où peut aller la puissance publique pour protéger l’homme contre lui-même ? C’était le sujet de la Conférence organisée le 12 mai dernier par Thibault Mercier, président du Cercle Droit et Liberté, au Palais Abbatial, à Paris, à l’occasion des 30 ans de l’arrêt historique « Commune de Morsang-sur-Orge ».

A charge, pour le juriste Augustin Dudermel, de revenir sur cette affaire à l’origine d’une des grandes mutations du droit administratif, afin de comprendre et débattre des faits qui ont conduit à cette jurisprudence très controversée. Mais aussi d’aborder le consentement, la censure préventive et l’ordre public moral.

« On m’a empêché de voler », a réagi Manuel Wackenheim, alias Mister Skyman, avant d’exprimer des regrets sur la procédure menée à l’époque : « Je n’ai jamais pu être écouté, on ne m’a jamais auditionné ». « J’avais trouvé ce travail qui me plaisait beaucoup. On m’a tout enlevé. Je pense que les personnes qui ont pris cette décision n’ont pas pris en compte ma situation ni le déroulement du spectacle. Le Conseil d’Etat a dit ‘c’est indigne’. Mais en quoi j’étais indigne ? J’avais un emploi et j’étais respectable ».

Son avocat Serge Pautot l’a souligné : « Après 1995, [mon client] a galéré, sans emploi, sans soutien ». 30 années après une jurisprudence aujourd’hui présentée dans tous les cours de droit administratifs des facultés de droit sur l’ordre public et les libertés individuelles et publiques, « Manuel reste digne ».

La dignité, un bouclier ou un prétexte ?

La notion d’indignité, héritée de la révolution française, a quitté sans bruit la législation française pour y faire entrer celle de dignité de la personne humaine, a retracé le professeur de philosophie du droit Sébastien Neuville.

En droit français, les conditions morales, si graves puissent-elles paraître, n’intéressent le pouvoir de police des maires qu’à la condition d’être associées à des menaces locales, graves et précises. Et le Conseil d’Etat, juge de l’excès de pouvoir, traditionnellement libéral en matière de spectacle, est parvenu en 1995 à une décision finalement assez ilibérale, puisqu’elle condamne une personne au nom des exigences supposées de sa propre dignité.

Le juge n’a pas défini cette dignité, se contentant d’indiquer que « c’est une valeur morale ». Certes, la dignité est une valeur importante, dit la philosophie, mais si elle est relative, subjective, morale ou juridique. Or, la dignité ne mérite-t-elle pas un contenu, une définition, et non simplement une affirmation ?

Par ailleurs, la dignité proclamée est-elle un « bouclier » ou « un prétexte à la censure » ? s’est interrogé, en conclusion, le vice-président du Cercle, René Boustany.


 

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