TRIBUNE. Serge Pautot, l'avocat du «
nain lancé » Manuel Wackenheim, revient sur la déception qui a été la leur en
1995, après cette célèbre décision du Conseil d’Etat ayant consacré la dignité
de la personne humaine comme une composante de l'ordre public. « Certes, le spectacle gênait certaines personnes. Mais
n’oublions pas que le travail est un des éléments de la dignité humaine », pointe-t-il.
Il y a tout juste 30 ans,
les arrêts Commune de Morsang-sur-Orge et Ville d’Aix-en
Provence, rendus par le Conseil d’Etat le 27 Octobre 1995,
bouleversaient les fondements de l’ordre public en droit français. Pour
la première fois, le concept de la « dignité humaine »
devenait un fondement direct de l’application de la notion d’ordre public.
Tout débute en juin 1991. Jean-Pierre
Speidel, organisateur de spectacles, rencontre Manuel Wackenheim dans une
boîte de nuit à Forbach. Manu, 24 ans, c’est 44 kilogrammes, 1 mètre 14.
Ça fait tilt entre les deux.
« Je vais organiser pour toi un spectacle de lancer de nain. On va
t’équiper dans une tenue de footballeur américain, casqué, on te baptise
« le Nain Volant, Mister Skyman ».
Le but de l’attraction ?
Le lancer le plus loin possible sur un matelas gonflable. Rien de très méchant.
44 kilogrammes, ça ne va pas loin !
« Manu », qui se
sentait jusqu’ici rejeté de tous, trouve une nouvelle joie de vivre.
« Ce que vous allez voir
est effrayant… »
Mais à l’automne, Jean-Pierre
Elkabbach, sur la 5, annonce, en direct : « Ce que vous allez voir
est effrayant, il faut l’interdire ! ». Mimie Mathy d’en remettre
une couche dans VSD : « Il me fait honte... ».
Manu, lui, n’en a cure : c’est lui que l’on lance, pas eux ! C’est
une chance pour lui. Avant, il était chômeur, maintenant il travaille, me
racontera-il ensuite.
Face à la cabale toutefois,
le ministre de l’Intérieur Philippe Marchand prend une circulaire le 27
novembre 1991 : les préfets doivent demander aux maires d’interdire ce
spectacle pour atteinte à l’ordre public.
La maire de Morsang-sur-Orge
prend ainsi un arrêté d’interdiction en novembre 1991, que nous
attaquons aussitôt. Pour nous, il n’y a pas d’atteinte à l’ordre public. L’ordre
public, pour un maire, c’est d’assurer le bon ordre, la sécurité, la
sureté, la salubrité. Point.
Finalement, nous gagnons devant
le tribunal administratif de Versailles, au motif qu’il n’y a, en effet, pas
d’atteinte à l’ordre public, tel qu’il vient d’être défini et visé à l’article
L. 131-2 du Code des communes sur la police municipale.
Le couperet tombe
Nous reprenons le spectacle,
mais, à son tour, c’est le maire d’Aix-en-Provence qui l’interdit. De nouveau,
nous demandons l’annulation - avec succès - devant le tribunal administratif de
Marseille. Et puis encore devant le tribunal administratif de Besançon,
où une boite de nuit entre la Suisse et cette ville organisait le spectacle. Là
encore, le tribunal de Besançon nous donne raison.
Cependant, ces
interdictions nous perturbent. Où organiser le spectacle, avant que, stop, il
ne soit interdit ? J’ai bien bâti mon argumentaire, repris en application
de la loi et de la jurisprudence. Mais deux maires interjettent appel de ces
jugements devant le Conseil d’Etat. J’ai bon espoir, puisque les tribunaux
administratifs nous ont donné raison, sauf que… surprise, le Conseil d’Etat
rend sa fameuse décision, le 27 octobre 1995.
« Il appartient à
l’autorité investie du pouvoir de police municipale de prendre toute mesure
pour prévenir une atteinte à l’ordre public ». Et d’ajouter : « Que
le respect de la dignité humaine est une composante de l’ordre public, que
cette attraction porte atteinte à la dignité humaine. Qu’il convient d’annuler
ces jugements. »
Privé de travail, privé de
dignité
C’est un choc. Nous sommes profondément
déçus de cette décision. J’ai vu « Manu » pleurer, privé de son
travail, de son salaire, de sa joie de vivre.
Le Conseil d’Etat n’a pas
pris la peine d’apporter une définition de ce qu’il appelle le respect de
la dignité humaine. Certes, le spectacle gênait certaines personnes. Mais
n’oublions pas que le travail est un des éléments de la dignité humaine et
enlever son travail à quelqu’un, c’est lui enlever sa dignité.
Être avocat, ce n’est pas
adopter une posture consensuelle : ce travail est dégradant, il faut
l’arrêter. Au contraire, être avocat, c’est interroger, parfois secouer,
même - et surtout peut-être sur le handicap -, même si ça déplait.
Notons par ailleurs que ces
procédures ont été un échange d’écritures lors duquel « Mister Skyman »
n’a jamais pu prendre la parole.
Serge Pautot
Le Cercle Droit et Liberté débat
d’un arrêt historique du droit administratif
Mais jusqu’où peut aller la
puissance publique pour protéger l’homme contre lui-même ? C’était le
sujet de la Conférence organisée le 12 mai dernier par Thibault Mercier, président
du Cercle Droit et Liberté, au Palais Abbatial, à Paris, à l’occasion des 30
ans de l’arrêt historique « Commune de Morsang-sur-Orge ».
A charge, pour le juriste Augustin
Dudermel, de revenir sur cette affaire à l’origine d’une des grandes mutations
du droit administratif, afin de comprendre et débattre des faits qui
ont conduit à cette jurisprudence très controversée. Mais aussi d’aborder le
consentement, la censure préventive et l’ordre public moral.
« On m’a empêché de
voler », a réagi Manuel Wackenheim, alias Mister Skyman, avant d’exprimer
des regrets sur la procédure menée à l’époque : « Je n’ai jamais pu
être écouté, on ne m’a jamais auditionné ». « J’avais trouvé ce travail
qui me plaisait beaucoup. On m’a tout enlevé. Je pense que les personnes qui
ont pris cette décision n’ont pas pris en compte ma situation ni le déroulement
du spectacle. Le Conseil d’Etat a dit ‘c’est indigne’. Mais en quoi j’étais
indigne ? J’avais un emploi et j’étais respectable ».
Son avocat Serge Pautot l’a
souligné : « Après 1995, [mon client] a galéré, sans emploi, sans
soutien ». 30 années après une jurisprudence aujourd’hui présentée dans
tous les cours de droit administratifs des facultés de droit sur l’ordre public
et les libertés individuelles et publiques, « Manuel reste digne ».
La dignité, un bouclier ou un
prétexte ?
La notion d’indignité,
héritée de la révolution française, a quitté sans bruit la législation
française pour y faire entrer celle de dignité de la personne humaine, a retracé
le professeur de philosophie du droit Sébastien Neuville.
En droit français, les
conditions morales, si graves puissent-elles paraître, n’intéressent le pouvoir
de police des maires qu’à la condition d’être associées à des menaces locales,
graves et précises. Et le Conseil d’Etat, juge de l’excès de pouvoir,
traditionnellement libéral en matière de spectacle, est parvenu en 1995 à une
décision finalement assez ilibérale, puisqu’elle condamne une personne au nom
des exigences supposées de sa propre dignité.
Le juge n’a pas défini cette
dignité, se contentant d’indiquer que « c’est une valeur morale ».
Certes, la dignité est une valeur importante, dit la philosophie, mais si elle
est relative, subjective, morale ou juridique. Or, la dignité ne mérite-t-elle
pas un contenu, une définition, et non simplement une affirmation ?
Par ailleurs, la dignité
proclamée est-elle un « bouclier » ou « un
prétexte à la censure » ? s’est interrogé, en conclusion, le
vice-président du Cercle, René Boustany. |