Juridictions alternatives et informelles, les tribunaux d’opinion
s’avèrent un dispositif inabouti et peu contraignant, en dépit de leur valeur
symbolique forte et de l’importance des enjeux soulevés. Voilà le constat qui
ressort d’un webinaire organisé par l’institut Louis Joinet en février dernier.
Mécanismes
d’action citoyenne souvent peu connus du grand public, les tribunaux d’opinion
ne manquent toutefois pas de faire débat. Le sujet vient naturellement sur la
table de l’Institut Louis Joinet (Institut francophone pour la justice et la
démocratie), au mois de février, dans le cadre de son cycle invitant à « repenser
la justice traditionnelle ».
En ouverture
du webinaire, Franck Carpentier, docteur en droit à l’université de
Paris-Saclay et avocat au barreau de Paris, spécifie que les tribunaux d’opinion
sont des assemblées délibératives faisant intervenir diverses « personnalités ».
Leur rôle : dénoncer sous forme juridique des actes contraires à certaines
normes notamment issues du droit international, tout en recourant à la
médiatisation de l’instance. « La particularité, c’est qu’ils tiennent
leur existence de personnes privées et pas d’une autorité souveraine, étatique »,
signale l’avocat.
Selon Camille
Montavon, doctorante en droit à l’université de Neuchâtel, également conviée à
la conférence, il existerait ainsi « plus de 200 dispositifs de ce type », présentés comme tels ou assimilés.
Si ces
derniers se donnent pour mission de combler les carences étatiques en rendant
des avis consultatifs, leurs combats sont principalement de trois ordres :
revendiquer l’application du droit tel qu’il existe mais resté lettre morte ;
demander l’évolution du droit ; ou encore demander une reconfiguration du rôle
des institutions internationales, synthétise Franck Carpentier.
« En
défendant la compétence de la société civile à s’emparer du droit pour faire
œuvre de justice, les tribunaux d’opinion expriment une certaine
démocratisation de la justice, voire une désétatisation », précise
Camille Montavon. L’idée défendue est que le droit appartient au peuple, car
celui-ci est détenteur d’une souveraineté originelle.
Russell-Sartre, le pionnier
C’est
justement ce concept qui va cristalliser la controverse, lors de la création du
tout premier tribunal d’opinion, intitulé « Russell-Sartre » (du nom
de ses fondateurs, les philosophes Bertrand Russell et Jean-Paul Sartre),
lequel va siéger entre novembre 1966 et décembre 1967 pour dénoncer les crimes de guerre américains commis au Vietnam.
Contrairement à la plupart des dispositifs similaires qui suivront, cette première
expérimentation ne passe pas inaperçue. En cause : une controverse très
médiatisée entre Jean-Paul Sartre et le président De Gaulle. « De
Gaulle disait à Sartre que toute justice, dans son principe comme dans son
exécution, n’appartient qu’à l’État. Sartre répondait que la vraie justice doit
tirer sa puissance de l’État, mais également de l’opinion », raconte
Franck Carpentier. Leur opposition explique que cette initiative inédite
rencontre un certain nombre de difficultés, au premier titre desquelles le
refus de De Gaulle qu’elle se tienne en France : le tribunal
Russell-Sartre élira donc domicile à Stockholm (Suède) et Roskilde (Danemark),
renforçant « sa vocation transnationale », estime
l’avocat.
Cette
juridiction pionnière est également réputée en raison des personnalités qui la
composent, de l’avocat et sénateur italien Lelio Basso à l’écrivaine Simone de
Beauvoir, en passant par Lazaro Cardenas, ancien président du Mexique, et
l’écrivain américain James Baldwin. « Les organisateurs ont cherché d’emblée
à asseoir leur légitimité en faisant le choix de mobiliser des acteurs divers,
aussi bien sur le plan géographique que professionnel », rapporte
Franck Carpentier.
Ce succès
entraîne par la suite la mise en place d’une juridiction comparable, calquée
sur le même modèle : le tribunal Russel II, réuni par Lelio Basso,
qui se donne pour objectif d’apporter la preuve des exactions et violations des
droits de l’homme commises par les régimes dictatoriaux d’Amérique latine.
L’investissement du sénateur italien aboutit par ailleurs à la création du
Tribunal permanent des peuples (TPP), fondé en 1979 à Bologne, pour faire en sorte que l’opinion
publique, à qui il revient un rôle de dénonciateur, puisse se mobiliser. Ce TPP
couvrira des thématiques très vastes, des conséquences de Tchernobyl aux
violations des droits de l’enfant au Brésil.
« On
identifie que ces tribunaux d’opinion se saisissent de sujets classiquement
abordés par le droit international – crimes de guerre, génocides, etc – mais
aussi de sujets originaux », commente Franck Carpentier. Ainsi, dans
les années 80-90, le TPP à Berlin puis celui à Madrid viennent dénoncer la
politique du Fonds monétaire international, alors que le droit international ne
dispose pas d’incrimination qui viendrait sanctionner les conséquences
négatives d’une politique économique et budgétaire.
L’avocat ne
manque pas non plus de citer le dernier tribunal d’opinion « assez
vaste » à s’être tenu (en-dehors du Tribunal permanent des peuples),
autour d’une problématique un peu plus contemporaine, et certainement
évocatrice. En 2016 et 2017, ce dernier a en effet vocation à juger, à La Haye, l’entreprise
américaine Monsanto, dont les activités sont suspectées d'avoir nui à
l’écosystème et à la santé d’un certain nombre d’usagers directs et indirects.
L’objectif, pour cette nouvelle juridiction, est alors de livrer un avis
juridique consultatif sur les dommages sanitaires et environnementaux causés,
et de permettre une prise de conscience des dangers pour que le droit international
puisse évoluer. À travers son procès informel, le tribunal de Monsanto milite
pour la naissance d’un nouveau crime : le crime d’écocide, concept débattu
depuis la moitié du XXe siècle au sein de la Commission du
droit international.
Le tribunal d’opinion de Tokyo, entre
recherche de vérité et empowerment des victimes
Camille
Montavon revient pour sa part sur le cas du tribunal d’opinion de Tokyo pour
les « femmes de réconfort », objet de ses recherches doctorales. Au
tout début des années 2000, ce tribunal se donne pour but d’enquêter,
d’analyser, de dénoncer et de publiciser le système d’esclavage sexuel de masse
à l’égard de centaines de femmes asiatiques qualifiées de « femmes de
réconfort », organisé par l’armée impériale japonaise durant la Seconde
Guerre mondiale.
« Les
raisons de sa création tiennent en une page de l’Histoire passée sous silence,
avance Camille Montavon. Il naît en réponse à l’impunité persistante
relative à ce système d’esclavage sexuel perpétré avec le concours du
gouvernement japonais. » En effet, selon la doctorante, ces exactions
sont passées sous silence durant le procès du Tribunal militaire international
pour l'Extrême-Orient de 1946, avant de faire l’objet d’un déni politique
durant les décennies qui suivent. Le tribunal d’opinion de Tokyo s’insère donc
dans les failles de la justice pénale internationale, d’autant qu’au début
années 2000, il n’y a plus d’accès possible à celle-ci pour les survivants du
système de réconfort : la création d’un TPI ad hoc n’est plus à
l’ordre du jour, et la compétence de la CPI sur le point d’entamer son mandat
n’est pas rétroactive : « on se trouve en présence d’une
indisponibilité de la justice », résume la doctorante. C’est
pourquoi :
« il faut attendre la fin des années 1990 pour qu’une ONG de
défense des droits des femmes, des associations de victimes ainsi que des
proches des victimes se réunissent pour tenter d’offrir une forme de justice à
des victimes demeurées en marge des institutions officielles. C’est dans ce
terreau militant qu’émerge l’idée de la mise sur pied d’un tribunal d’opinion. »
Celui-ci se
tient ainsi du 8 au 12 décembre
2000, en présence de 1 500 personnes, dont les représentants de plus de 150 ONG et environ 300 journalistes. Les premières journées sont
consacrées au réquisitoire des « procureurs », et aux témoignages
directs et indirects. Le dernier jour marque quant à lui le prononcé du
jugement par un jury composé de quatre juristes jouissant d’une renommée
importante sur la scène internationale. « Le jugement est fondé sur le
droit international en vigueur à l’époque des faits, évidemment dénué de force
contraignante mais hautement symbolique, et déclare coupable l’empereur
Hirohito et neuf militaires japonais de crimes contre l’humanité, tout en
soulignant la responsabilité de l’État japonais pour avoir enfreint le principe
de réparation », relate Camille Montavon.
Un verdict
qui sera ensuite communiqué à l’État, ainsi qu’aux organismes internationaux
compétents en la matière, tels que l’ONU, et aux médias.
Camille
Montavon souligne un apport du tribunal d’opinion de Tokyo qu’elle juge « essentiel » :
sa fonction d’enquête, visant à établir les faits relatifs au système dit
« de réconfort ». Les ONG présentes sur le terrain, aidées par les
équipes de « procureurs », vont mener en amont de l’audience « d’intenses
recherches » pour réunir une importante quantité de preuves
documentaires ; un dossier de plus de 600 pages complété par des
témoignages.
« On
remarque que la recherche de la vérité excède l’établissement de faits relatifs
au système d’esclavage sexuel, car il s’agit aussi pour le tribunal d’éclairer
le contexte qui entoure ces violations des droits humains, les causes
systémiques et les conséquences psychologiques de ces violences sexuelles,
voire, plus largement, des violences sexuelles en temps de guerre »,
observe la doctorante. Selon elle, cela préside à l’avènement d’une « vérité
plurielle », plus large que la seule vérité judiciaire, ce qui
distingue donc – entre autres – le tribunal d’opinion de Tokyo des juridictions
pénales nationales ou internationales. « À ce titre, on peut le
rapprocher des commissions de vérité qui ont aussi un mandat plus large »,
note Camille Montavon.
Par ailleurs,
la spécialiste met en avant que le tribunal d’opinion de Tokyo consacre aussi
une forme de « justice des victimes ». « Il n’a pas
seulement une fonction de connaissance, mais aussi de reconnaissance des faits
et des victimes et se veut avant tout pensé pour les victimes plutôt que contre
des accusés, à l’inverse des juridictions pénales. » Les anciennes
« femmes de réconfort » se voient donc offrir un « rôle actif »
dans le processus, et leurs témoignages couvrent une grande partie de
l’audience. Camille Montavon souligne qu’il s’agit d’une véritable tribune via
laquelle « les victimes peuvent alors s’exprimer en leurs propres mots
et propres noms, sans être soumises à des règles procédurales qui limiteraient
leur parole ou réactiveraient des traumatismes, comme le contre-interrogatoire
pratiqué par la Cour pénale internationale. » Pour la doctorante, la
valorisation d’une narration libre, le choix de laisser la maîtrise des
victimes sur leurs témoignages manifeste une forme d’empowerment qui
permet de donner aux victimes « un contrôle sur les évènements passés, une
maîtrise sur leur vécu », et qui s’accompagne d’un symbolisme
important dans le choix des juges du tribunal d’opinion de Tokyo d’abandonner
le terme juridique consacré de « victims » pour le remplacer
par « survivors ». Le jugement souligne ainsi à plusieurs
reprises le courage et la force de ces femmes. Une revalorisation qui « serait
peu envisageable dans un procès officiel, lequel doit s’en tenir à des termes
pesés », affirme Camille Montavon.
La doctorante
nuance : cette reconnaissance des victimes ne se fait pas seulement en
termes « idéologiques », elle s’inscrit aussi dans un registre
juridique. En particulier, les souffrances subies sont qualifiées de « crimes
internationaux », bien que cela n’ait qu’une valeur non contraignante.
Pour Camille Montavon, la valeur de ce jugement est réelle, comme le prouvent,
dit-elle, les photos prises à l’issue de l’audience finale du tribunal
d’opinion de Tokyo. Les victimes, qui se sont vu remettre en mains propres une
copie du jugement, brandissent ce document ou le serrent contre leur poitrine.
Un document qui « cristallise une forme de justice dont elles ont été
privées pendant plus d’un demi-siècle par les institutions officielles »,
pointe-t-elle. La doctorante admet volontiers que l’on puisse contester qu’un
tribunal d’opinion soit propre à mettre en œuvre la justice, mais ce dernier
peut en tout cas « satisfaire le sentiment de justice des victimes,
affirme-t-elle. Les tribunaux d’opinion invitent à repenser la notion de
justice, à tout le moins dans son acception judiciarisée et rétributive, car
ils proposent de délivrer une autre justice. »
Mimétisme judiciaire, emprunts
juridiques : une quête de légitimité qui empêche de s’affranchir
En dépit d’instruments qu’il
qualifie d’ « intéressants, militants, et qui concourent à
l’évolution de la norme », Franck Carpentier émet des réserves. Selon
lui, ces juridictions alternatives ne sont pas dépourvues de limites
importantes. À commencer, juge-t-il, par leur incapacité à penser le droit au-delà
de l’État, puisqu’elles ne « parviennent pas à dépasser l'horizon
étatique pour faire œuvre de justice ».
Tout comme elles ne parviennent
pas, considère-t-il, à s’affranchir d’un « rituel judiciaire »,
avec une scénographie comparable et des acteurs similaires, identifiés
(accusés, juges, jury, etc.), l’une des seules différences résidant dans
l’absence de robe portée par les juges.
Franck Carpentier fait état d’une
situation « paradoxale » dans laquelle les organisateurs de
ces tribunaux s’appuient sur le droit existant pour dénoncer son inapplication.
Par exemple, dans le cadre du tribunal Monsanto, les juges ont fondé leur
décision sur les principes directeurs des Nations unies relatifs aux
entreprises et aux droits de l’Homme, le Statut de Rome de la Cour pénale
internationale, ou encore le Pacte international relatif aux droits civils et
politiques.
L’avocat met par ailleurs en
exergue que le droit auquel il est fait référence consiste souvent en un
« fourre-tout de normes juridiques ». « Il y a une
volonté de produire une décision d’inspiration juridique en se fondant sur des
normes juridiques, mais sans se soucier de leur juridicité réelle »,
regrette-t-il, ce qui peut se muer « en approximation juridique »,
en mettant sur le même plan des instruments issus du droit international, sans
considérer leur normativité ni envisager leur opposabilité.
Pour Franck Carpentier, ces
emprunts au droit posent donc question, d’autant plus pour une juridiction
« qui se dit d’un genre nouveau ». L’avocat dresse un constat
d’échec : à son sens, les tribunaux d’opinion perdent en liberté d’action,
de réflexion, en restant « collés au droit ». Selon lui, ils
échouent à réaliser l’exercice qu’ils se sont fixé en s’enfermant trop dans la
volonté de tout penser juridiquement. « Pourquoi continuer à se fonder
sur un droit que l’on entend dépasser ? L’initiative ne
devrait-elle pas passer par une démarche autre afin de s’élever ? Financés
par des ONG et des activistes. » Jean-Pierre Massias,
professeur de droit à l’université de Pau et des pays de l'Adour (UPPA),
abonde : « quitte à dire que le droit appartient à la société
civile, on pourrait imaginer que son rôle soit d’inventer de nouvelles
qualifications, avec un côté précurseur de déstructuration du droit ».
De son côté, Camille Montavon
pondère : si l’on considère les tribunaux d’opinion de manière
globale, beaucoup ne font pas usage du droit, ou en tout cas du droit en
vigueur. La doctorante cite l’exemple du tribunal d’opinion de Sarajevo, qui
fait plutôt appel « à un droit en devenir », puisque de
nouvelles catégories de crimes ont été créées en collaboration avec les
victimes. Elle l’admet : certains parviennent donc à se détacher du droit
positif, d’autres non. Toutefois, Camille Montavon souligne que l’utilisation
du droit positif par les tribunaux d’opinion permet de confirmer leur
légitimité. Avantage principal : parler un langage « compréhensible
par les institutions au pouvoir ». En cela, les tribunaux d’opinion
jouent donc un rôle de relai, de traducteur. En outre, ces derniers ont beau
faire appel à la conscience universelle, les organisateurs sont conscients que
les arguments philosophiques et moraux sont insuffisants pour convaincre les
gouvernements, l’opinion publique et la communauté internationale « de la
légitimité d’un tel exercice de justice ». Par exemple, les juges du
tribunal d’opinion de Tokyo ont mis un point d’honneur à vérifier que le crime
contre l’humanité était un concept existant entre 1937 et 1945 dans le
droit national, que le viol et l’esclavage sexuel en étaient constitutifs, et
que ces crimes pouvaient être imputés aux agents étatiques concernés. « Le
but était de produire un jugement irréprochable dans l’espoir d’asseoir leur
crédibilité. En mobilisant le droit international, le tribunal d’opinion
de Tokyo bénéficie de ce que Bourdieu nommait la “force intrinsèque du
droit”, la forme par excellence du discours légitime », rapporte
Camille Montavon.
Par
ailleurs, pour éviter d’être taxés de « partiaux », c’est à
dessein que les tribunaux d’opinion nomment généralement à titre de juges des
juristes réputés.
En outre,
alors que le droit et le tribunal sont utilisés comme vecteurs de
revendications, ils sont aussi utilisés comme un moyen de « dépolitiser
le processus », évoque-t-elle, les tribunaux d’opinion étant « très
politisés, ne serait-ce que parce qu’ils sont mis sur pied et financés par
des ONG et des activistes ».
Enfin,
Camille Montavon assure que les tribunaux d’opinion tentent de garantir les
droits de la défense, « bien qu’ils n’y soient pas tenus ».
« Les juges se montrent soucieux de respecter les garanties du procès
équitable, tant que faire se peut, car l’entreprise connaît d’évidentes limites »,
certifie-t-elle. Le tribunal Monsanto n’a ainsi déclaré personne responsable
d’aucun crime. Le tribunal d’opinion de Tokyo s’est montré également soucieux
de garantir les droits de la défense. Bien que l’audience ait été conduite en
l’absence des accusés, quoique l’État japonais ait bien été invité à envoyer
des représentants pour se défendre, le tribunal a tenté de pallier cette
absence en nommant un amicus curiae chargé de présenter les objections
possibles de l’État japonais.
Un impact limité ?
Une autre limite, selon Franck
Carpentier, réside dans l’impact concret des décisions rendues par les
tribunaux d’opinion. Il lui semble difficile voire impossible que l’État
accepte et reconnaisse la décision des tribunaux d’opinion, car contrairement
aux commissions de vérité, ils ne s’inscrivent pas dans une démarche de
co-construction avec l’État : « Je n’ai pas eu connaissance d’un
État qui ait accepté de reprendre la décision de justice exprimée, de
l’intégrer telle quelle, car cela va à l’encontre de la logique étatique
d’accepter une décision produite par un organe concurrent de l’État. »
Camille Montavon reconnaît que,
généralement, les États ou les multinationales ne donnent en effet pas suite,
et que cela touche « un point sensible » du dispositif. Les
recommandations adressées à l’État japonais par le tribunal d'opinion de Tokyo
sont ainsi restées lettre morte, ignorées. Désintérêt à mettre en relation
directe avec le fait qu’il n’accorde aucune légitimité à ce dispositif de
justice, estime-t-elle : « la non réaction, c’est une manière de
dire qu’on ne donne pas de validité ». Dans le cas du tribunal
Monsanto, en revanche, Camille Montavon se réjouit d’une réaction de la part de
l’entreprise, « ce qui est assez rare », bien que celle-ci ait
principalement dit qu’elle ne donnerait aucun crédit à ce qu’elle a qualifié de
« parodie de justice ». « Le problème de la légitimité
des tribunaux d’opinion est donc bel et bien lié à l’absence de réaction ou aux
réactions méprisantes des États ou des multinationales dénoncés »,
admet la doctorante. Certes leur caractère non officiel pose des obstacles
importants quant à leur impact sur les États dénoncés, mais ce que recherchent
les tribunaux d’opinion, souligne-t-elle, « n’est pas tant d’avoir
effet direct, mais d’alerter et sensibiliser l’opinion publique à des
problématiques absentes des agendas politiques. C’est plutôt à cet égard qu’il
faut évaluer leur efficacité. »
Franck
Carpentier constate toutefois que cette efficacité est fortement réduite, de
nombreux tribunaux d’opinion n’ayant pas été couverts par les médias – alors
même que la médiatisation est une « donnée fondamentale » pour
leur permettre d’avoir un impact sur l’évolution du droit et de la société.
« La décision peut être la mieux motivée du monde, si on n’arrive pas à
lui donner de caisse de résonance, on laisse l'œuvre du tribunal lettre morte,
alors que l’idée est au contraire d’en appeler à l'opinion publique, et pour ce
faire, il faut être connu, médiatisé. »
D’un autre côté, les biais de la
médiatisation sont également dans le viseur de Franck Carpentier. « La
Cour européenne des droits de l’Homme affirme certes que les médias concourent
à la mise en œuvre de la publicité de la justice, organe essentiel à
l’existence de la démocratie. Mais aujourd'hui, ces tribunaux tendent à
utiliser les médias non comme une interface mais comme un contributeur à
l’émergence d’un mouvement teinté de défiance à l’endroit de l'institution
judiciaire », s’inquiète-t-il. L’avocat dénonce un mouvement de « disqualification »
des tribunaux étatiques, qui peut s’inscrire en faux contre le projet démocratique
porté initialement par les tribunaux d’opinion. « En délocalisant la
justice, on a cette justice concurrente, parallèle, rendue par l’opinion
publique par le prisme médiatique : cela peut être interpellant, car en se
drapant dans les habits de la justice étatique, et en se parant dans les atours
de ce qui fait la justice réelle, on peut s’inquiéter de ce qui émerge de ces
tribunaux d’opinion, car ils peuvent être attentatoires à un certain nombre de
garanties procédurales et de droits fondamentaux », poursuit Franck
Carpentier.
Ce dernier
avoue qu’il redoute les médias à la fois en tant que chercheur et qu’avocat,
puisque ces derniers peuvent s’avérer, juge-t-il, être un « danger »
pour les droits de la défense et la présomption d’innocence. « Dès
qu’on fait appel aux médias, à l’opinion publique, on fait appel à
l'instantanéité, aux passions, aux émotions, et cela contribue à humaniser le
débat là où il faudrait avoir le temps ; le temps de la justice n’étant
pas celui de l’opinion », argumente l’avocat.
Et maintenant ?
Si les
tribunaux d’opinion sont loin de faire l’unanimité, force est de constater que
leur existence même est une avancée, bien que leur modèle ne soit peut-être pas
abouti.
Selon
Camille Montavon, la question de la légitimité des tribunaux d’opinion invite
ainsi à envisager une expansion du « champ des possibles », en
appréhendant l’espace de la justice comme un espace où peuvent être apportées
des opinions alternatives et où peuvent s’exprimer des formes de résistance à
l’impunité. Une piste de réflexion consisterait, à ses yeux, à étudier la
complémentarité des différents outils qu’offre la justice transitionnelle.
« Cela pourrait présider à l’établissement de vérités plurielles autant
qu’à l’avènement de différentes formes de justice répondant aux attentes
plurielles des différents acteurs en jeu. »
De son côté,
le professeur Jean-Pierre Massias imagine deux types de tribunaux
d’opinion : une catégorie centrée sur les victimes, et une centrée sur la
condamnation, puisqu’il trouve que la justice transitionnelle a « toujours
du mal à répondre à la dualité de fonctions ».
Professeur
de droit à l’université Paris 1, Xavier Philippe observe en conclusion que
les tribunaux d’opinion font partie du « bricolage du droit ».
Le plus original réside justement dans leur aspect de « justice
caméléon » : « tantôt ils jouent le rôle d’une commission
vérité, tantôt ils se transforment en chercheurs en histoire, tantôt ils se
font juges ». Pour lui, le processus est souple et doit le rester. Une
de ses forces réside justement dans sa souplesse ; il doit demeurer une
initiative spontanée. Toutefois, le tribunal d’opinion présente à son sens des
problèmes logistiques qu’il est « impossible d’ignorer »,
puisque le mettre en place suppose de le financer, de le faire fonctionner… Et
ces juridictions alternatives peuvent s’avérer inégales en raison de ces
aspects.
Par ailleurs, le professeur
constate une ambiguïté des tribunaux d’opinion au regard du droit
international. « D’un côté, ce sont des chevaliers servants du droit
international, d’un autre côté, ils peuvent entrer en conflit avec la
souveraineté des États et le droit international classique »,
note-t-il. Les tribunaux d’opinion ont ainsi un positionnement délicat, car
tantôt revendication juridique pure, tantôt revendication militante, ce qui
rend leur acceptation par les États plus problématique que s’ils étaient
parfaitement institutionnalisés.
« À vouloir tout faire,
peut-on vraiment bien le faire ? Ces priorités ne devraient-elles pas être
mieux ciblées ? Peut-on poursuivre des objectifs parfois
contradictoires ; comme appliquer le droit et donner satisfaction aux
victimes ? » questionne Xavier Philippe. Ce dernier estime qu’il
devrait y avoir une redéfinition des priorités.
À la question de savoir s’il faut
laisser les tribunaux d’opinion en l’état ou non, le professeur le
confesse : il n’a « pas la réponse ». Mais à partir du
moment où les États ne font rien, il semble nécessaire d’inventer quelque
chose : « L’abstention est inacceptable, et même si ces
expériences sont limitées, elles ont le mérite d’exister. »
Bérengère
Margaritelli