Par arrêt du 12 janvier 2022 (n° 20-19494), la chambre commerciale de la
Cour de cassation a jugé au visa de l’article L. 651-2 du Code de commerce que « l’insuffisance d’actif doit
exister à la date à laquelle le dirigeant a cessé ses fonctions pour que sa
responsabilité puisse être engagée de ce fait ».
Il s’agit là d’une décision
importante en ce qu’elle permet de revenir à une certaine orthodoxie juridique
dans cette matière où il arrive trop souvent que les actions en responsabilité
pour insuffisance d’actifs soient dirigées non pas contre les dirigeants qui
ont effectivement pu commettre des fautes de gestion – voire des dirigeants
malhonnêtes (il y en a) – mais contre ceux qui sont les plus solvables, dans le
seul but de reconstituer l’actif.
La méthode est d’autant plus
condamnable lorsqu’elle prive l’intéressé du droit d’agir. La manœuvre consiste
alors pour le liquidateur à engager une action en report de la date de cessation des
paiements sans en informer les dirigeants qui étaient en poste à cette date, en
éludant ainsi tout débat contradictoire, puis une fois que cette décision est
devenue définitive1, d’engager une action en responsabilité pour
insuffisance d’actifs à l’encontre desdits dirigeants au motif qu’ils
n’auraient pas déclaré
l’état de cessation des paiements de la société dans le
délai de 45 jours... tout en se prévalant du caractère définitif de la décision
de report, obtenue sur la seule base des éléments soigneusement sélectionnés
par le liquidateur. Il est d’ailleurs urgent que le législateur intervienne
pour faire obligation au liquidateur, lorsqu’il engage une telle demande de
report de la date de cessation des paiements, d’assigner l’ensemble des
dirigeants qui peuvent être concernés par la mesure afin d’assurer le respect
du principe du contradictoire.
Cette décision de la Cour de
cassation qui en réalité ne fait que rappeler un principe évident, « on
n’est responsable que de ses propres fautes », témoigne du fait que –
trop souvent – les demandes formées par les liquidateurs ne sont pas assez
précises, ni justifiées, ces derniers se contentant de « jeter leurs
filets » pour voir ce qu’ils pourront bien attraper.
Certes, le législateur est déjà
intervenu afin de rappeler que l’engagement d’une action en responsabilité pour
insuffisance d’actif doit demeurer exceptionnelle et s’appliquer strictement
(il s’agit d’une entorse à l’écran de la personnalité morale) en insérant à
l’article L. 651-2 du Code de commerce la limite suivante : « toutefois, en cas de
simples négligence du dirigeant de droit ou de fait dans la gestion de la
société, sa responsabilité au titre de l’insuffisance d’actif ne peut être
engagée2 », mais cela reste insuffisant.
Ainsi, dans cette affaire, le
liquidateur avait assigné les anciens dirigeants d’une société qui avaient
quitté leurs fonctions le 15 mars 2007, soit antérieurement au jour de
l’ouverture de la procédure collective (le redressement judiciaire est
intervenu le 10 septembre 2008 et la liquidation judiciaire le 24 juin 2009),
afin de réclamer leur condamnation à contribuer à l’insuffisance d’actifs d’un montant de
5 059 541,72 euros, alors même que le liquidateur n’avait pas
précisé si l’insuffisance d’actifs qu’il invoquait existait à la date à
laquelle ces derniers ont cessé leurs fonctions ! Cela n’a toutefois pas
empêché la cour d’appel de Poitiers3 – statuant sur renvoi après
cassation – de condamner solidairement ces dirigeants à payer la somme de
700 000 euros au titre de cette insuffisance d’actifs.
C’est cet arrêt de la cour d’appel de
Poitiers du 2 juin 2020 qui a fait l’objet d’une cassation partielle dans la
présente affaire, grâce à la ténacité de ces dirigeants – rappelons que
l’affaire a débuté au plus tard le 24 juin 20124, soit il y a près
de dix ans ! Cela signifie que ces dirigeants vivent sous la menace d’une
condamnation à devoir contribuer au montant d’une insuffisance d’actifs de
5 000 000 euros depuis dix ans, ce qui doit évidemment être
insupportable et ce qui pourrait, le cas échéant, conduire la CEDH5 à
condamner la France compte tenu de la durée excessive de la procédure qui n’est
toujours pas terminée.
Produire une ventilation du passif, une étape nécessaire
Cette décision de la Cour de
cassation est importante en ce qu’elle rappelle qu’il appartient au liquidateur
de démontrer que les fautes de gestion reprochées au dirigeant ont
effectivement contribué à l’insuffisance d’actifs. Il incombe ainsi au
liquidateur, lorsqu’il engage une telle procédure, de verser aux débats une
ventilation du passif tenant compte de la date de naissance des dettes,
notamment dans le cas d’une succession de dirigeants, afin de déterminer le
périmètre de la responsabilité de chacun des dirigeants. Si certains
liquidateurs le font spontanément et si certains tribunaux de commerce
réclament de telles ventilations, force est de constater que ce n’est
malheureusement pas la pratique dominante.
D’autres encore refusant tout
simplement de faire ce travail, parfois au prétexte que leur logiciel de
traitement des données ne le permettrait pas. Cela n’est évidemment pas
sérieux, compte tenu notamment des enjeux de telles procédures qui sont
particulièrement éprouvantes pour les dirigeants mis en cause sur leurs deniers
propres et qui nécessitent donc d’être engagées avec sérieux et
professionnalisme. Grâce à cette décision de la Cour de cassation, il nous
semble qu’à l’avenir, les liquidateurs ne pourront plus se dispenser de
produire une ventilation du passif tenant compte de la date de naissance des
dettes et que les juges des tribunaux de commerce ne pourront plus rejeter les
demandes légitimes de production de telles ventilations du passif.
Si cette décision constitue une
avancée utile, un autre sujet mérite d’être évoqué en matière de responsabilité
pour insuffisance d’actifs : celui de la prescription des faits
susceptibles de constituer des fautes de gestion. En effet, à l’heure actuelle,
il n’existe aucune limite temporelle de sorte que le liquidateur peut remonter
en arrière ad vitam aeternam, ce qui constitue une violation manifeste
des droits de la défense. Rappelons que l’article 8 du Code de procédure pénale
prévoit pour sa part un délai de prescription en matière de délit d’une durée
six ans à compter du jour de commission de l’infraction. Il faudrait, là
encore, que le législateur intervienne pour fixer un délai au-delà duquel les
faits seraient prescrits, par exemple trois ans avant la date de la
liquidation judiciaire.
Enfin, il paraît nécessaire de
délocaliser ce contentieux auprès des tribunaux judiciaires, comme cela a été
récemment proposé par la Mission d’information commune relative aux entreprises
en difficultés du fait de la crise sanitaire6. En effet, il est
difficile pour les juges des tribunaux de commerce de rester neutres et
objectifs lorsqu’ils se retrouvent face, d’un côté, au liquidateur judiciaire
qu’ils connaissent parfaitement pour le côtoyer quotidiennement, et de l’autre
côté, à un inconnu, le dirigeant mis en cause par ce même liquidateur. C’est la
raison pour laquelle une délocalisation de ce contentieux devant les juges des
tribunaux judiciaires semble indispensable, sans compter que cela permettra aux
Tribunaux de commerce de se concentrer sur les mesures d’accompagnement des
dirigeants qui, dans le contexte économique et sanitaire actuel, sont plus que
jamais primordiaux.
1) L’article R. 661-2 du Code de
commerce dispose que « Sauf dispositions contraires, l’opposition et la
tierce opposition sont formées contre les décisions rendues en matière de
mandat ad hoc, de conciliation, de sauvegarde, de redressement judiciaire,
de rétablissement professionnel et de liquidation judiciaire, de responsabilité
pour insuffisance d’actif, de faillite personnelle ou d’interdiction prévue à
l’article L. 653-8, par déclaration au greffe dans le délai de dix jours à
compter du prononcé de la décision.
Toutefois, pour les décisions soumises
aux formalités d’insertion dans un support d’annonces légales et au Bulletin
officiel des annonces civiles et commerciales, le délai ne court que du jour de
la publication au Bulletin officiel des annonces civiles et commerciales. Pour
les décisions soumises à la formalité d’insertion dans un support d’annonces
légales, le délai ne court que du jour de la publication de l’insertion. »
2) Loi n° 2016-1691 du 9 décembre
2016, article 146.
3) Malheureusement cette décision est
indisponible.
4) L’action en responsabilité pour
insuffisance d’actif se prescrit par trois ans à compter du jugement qui
prononce la liquidation judiciaire (L. 651-2 du Code de commerce) et la
liquidation judiciaire en l’espèce date du 24 juin 2009.
5) Exemple, CEDH, 5e
section, 22 septembre 2011, n°60983/09, pour une condamnation de la France
compte tenu de la durée excessive d’une procédure de liquidation judiciaire.
6) Rapport d’information
n° 4390 déposé à l’Assemblée Nationale le 21 juillet 2021 : cf.
proposition n° 24 : « Créer un tribunal des entreprises, lieu
de prévention et d’accompagnement pour les entreprises en difficulté :
Transférer le contentieux des sanctions au tribunal judiciaire (…) ».
Aurélien Gazel,
Avocat chez Swift
Litigation