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Marie-Françoise Lebon-Blanchard, première présidente de l’association Femmes de Justice


mercredi 26 octobre 202216 min
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Marie-Françoise Lebon naît le 22 mai 1952 à Rabat. Son père, pied-noir né au Maroc, est minotier. Sa mère native d’Algérie est institutrice, mais elle aurait voulu être chirurgienne.

Jouet de l’histoire, la petite fille de 12 ans quitte le Maroc avec ses parents et son frère cadet. Elle comprend que ce départ est une rupture en voyant son père jeter son arme du bateau dans le détroit de Gibraltar. Elle abandonne une vie agréable et douce, au rythme méditerranéen, pour être projetée dans une ville sans amis ni repères. Elle se réfugie dans la lecture et son statut de bonne élève.

À Bayonne, elle passe le baccalauréat en 1971 dans un lycée qui vient de devenir mixte. On lui rappelle qu’elle n’a pas le droit de porter de pantalon, sauf si la température tombe en dessous de zéro degré. Décidée à conquérir sa liberté dans l’ambiance favorable de l’époque, elle arrive en jean, avec des poches sur les fesses. La directrice lui fait remarquer qu’elles pourraient donner l’idée aux garçons d’y glisser leurs mains. Elle répond : « Je n’y avais pas pensé, mais maintenant que vous le dites… »

Elle part suivre les enseignements de la faculté de droit Montaigne à Bordeaux. Elle découvre le mépris de classe par « les bourgeois », « les fils à papa ». Plus en phase avec la fac de lettres, festive et contestatrice, elle apprécie surtout d’animer le club de cinéma. Elle accepte tous les petits boulots qui peuvent lui rapporter de l’argent pour soulager ses parents.

Révoltée par l’injustice, elle veut réparer. Après une plaidoirie de Robert Badinter contre la peine de mort, elle décide de se diriger vers le concours de la magistrature « pour combattre de l’intérieur ».

Elle milite au planning familial, avec sa mère consternée de constater que le Maroc, tolérant avec l’avortement, est plus avancé que la France des années 60 décrite par Annie Ernaux (1). Il s’agit pour la femme de définir le cadre minimum de ses choix, résumé dans un slogan de manifestations auxquelles elle participe avec enthousiasme : « un enfant si je veux, quand je veux ».

Promotion 1977 de l’ENM

En 1977, elle arrive à l’École Nationale de la Magistrature « dans les années où tout est possible ». Elle est contente de se préparer à ce rôle social, à l’aise dans un environnement favorable aux débats. Pierre Truche est directeur, Jean-Louis Nadal enseigne le droit pénal. « C’était une convention d’être au syndicat de la magistrature, on discutait, on fumait beaucoup. » Le boycott de l’examen final est regardé avec un œil bienveillant.

À la sortie, elle signe pour un poste de juge d’instruction. Michèle Giannotti (2), sous-directrice DSJ, la conforte par une parole encourageante : « Vous êtes courageuse ; pour une femme c’est bien de prendre un poste de responsabilité. »

Elle est la première femme à l’instruction à La Rochelle et il lui faut s’imposer. Elle constate qu’être femme la confronte aux préjugés, qu’être jeune la soumet au bizutage.

Le président de la chambre d’accusation (3) de Poitiers auquel elle vient se présenter lui demande si elle ne sera pas trop « impressionnée par les inculpés (4) ».

Saisie d’un vol à main armée, elle souhaite réaliser une reconstitution. Convoquée dans le bureau du procureur, où le commissaire de la PJ l’attend, sans lui proposer de s’assoir, il lui fait la leçon : il faut renoncer, trop de policiers à mobiliser pour un acte finalement inutile. Elle insiste, rappelle le Code de procédure pénale, et obtient les moyens de procéder à ce qu’elle estime indispensable à la manifestation de la vérité.

Un parcours de juge d’instance

Après ces quatre premières années, elle devient juge d’instance. Elle se marie et mène deux grossesses. Elle pense à être présidente à Rochefort, mais constate qu’un homme est nommé : « Je le relève et le note. »

Pour prendre son premier grade, elle part à Nantes. Vice-présidente à l’instance, elle savoure son autonomie professionnelle et développe sa personnalité de juge des contentieux de proximité. En pleine époque de la politique de la ville, elle crée la Maison de la justice et du droit (MJD) des Dervallières, au milieu d’un quartier difficile.

En 2000, elle participe au déménagement de l’ancien palais du centre-ville vers le bâtiment conçu par l’architecte Jean Nouvel. Mais elle commence à se lasser et souhaite un nouveau défi. Elle rejoint alors la capitale pour prendre la direction du tribunal d’instance du 14e arrondissement de Paris en septembre 2001. Avant que le tribunal de Paris ne regroupe l’ensemble des TI de Paris, tous sont dispersés, et celui-ci est abrité dans une annexe de la mairie.

Elle développe son goût de la conciliation, « l’art subtil du compromis ». Elle cherche des solutions aux problèmes de loyers impayés avec la préfecture. Elle met en place plusieurs dispositifs que le Premier président de la cour d’appel de Paris repère. Il lui demande d’écrire ses discours sur ce sujet lors des interventions publiques. « J’étais contente qu’il m’emmène, parfois il envoyait son chauffeur me chercher. J’étais fière d’être à ses côtés, sans mise en valeur ni prise de parole. Je trouvais normal que ça se passe comme ça. »

Toutefois, son invisibilisation n’est pas totale, car elle est aussi remarquée par une réalisatrice, Mika Gianotti, qui la filme avec une ancienne magistrate devenue conciliatrice, Madeleine Pelletier. Le documentaire, intitulé « Dans le sillon du juge sans robe », sort en 2005. Lors d’une diffusion/débat qu’elle anime, un homme lui demande ; « Ça fait quoi d’être une femme juge ? » ; elle lui répond sèchement : « Je ne sais pas, car je n’ai jamais été un homme juge. » Elle note qu’aucun collègue ne se déplace pour voir le film et débattre

Elle découvre le parisianisme d’une certaine magistrature. « Là, j’ai compris que les femmes juges de province étaient défavorisées. Moi, j’étais une juge TGV, je venais trois jours par semaine avec un sacrifice important de ma vie de famille, pendant que les Parisiennes faisaient leur carrière en changeant de ligne de métro, sans jamais déménager. J’ai bien senti la différence. »

Elle candidate sur le poste de président du tribunal de Saint-Nazaire. Un homme est retenu.

Conseillère à Angers – 2004-2007

Elle devient conseillère de cour d’appel à Angers en 2004. Elle se plie à la rigueur rédactionnelle mais souffre du manque de sociabilité. Elle est accueillie par une des premières femmes Première présidente, Elisabeth Linden (5), qui, d’emblée, descend sa notation, « car à Paris, elle est trop haute ». Elle sent pourtant une sorte de complicité avec cette hiérarche, qui lui révèle : « Dans une juridiction idéale, je vous aurais mise. »

Puis vient l’époque de la création des postes de Premier vice-président hors hiérarchie qui vont débloquer des carrières. Elle y voit une opportunité de revenir à Nantes. Cependant, elle est mal reçue par le président, qui lui confie « des divorces, comme tout le monde ». Puis quelques mois plus tard, alors qu’elle est civiliste, il la nomme responsable du pôle pénal, de l’instruction jusqu’à l’application des peines. Elle s’investit avec intérêt dans cette nouvelle mission.

Elle a cependant toujours en tête son idée de devenir présidente. C’est chose faite lorsque le Conseil supérieur de la magistrature la désigne à La-Roche-sur-Yon en 2009. Elle est la première femme nommée présidente dans cette juridiction et apprécie ces quatre années de dyarchie harmonieuse et de projets de territoire.

Inspection – les années fondatrices 2012/2013

Toutefois, Marie-Françoise Lebon-Blanchard a à nouveau envie de nouveaux horizons et rejoint l’inspection générale des services judiciaires. Elle y trouve un lieu de réflexion, de prise de distance et de hauteur de vue dans une équipe mixte et performante. C’est aussi un terrain idéal pour les échanges, les liens et la sororité. Elle en a un souvenir joyeux, presque festif. Elle y ressent une grande créativité et une énergie commune.

En 2012, le milieu féministe est bouillonnant. Najat Vallaud-Belkacem, nouvelle ministre des Droits des femmes, lance une politique très active en faveur de l’égalité professionnelle dans la fonction publique. Elle demande à chaque ministère de construire une feuille de route, formalisant ses intentions en matière de politiques publiques ciblées sur les femmes, mais aussi de nominations équilibrées.

Les postes de haut.e.s fonctionnaires à l’Égalité sont créés. Au ministère de la Justice, Marie-Françoise Lebon-Blanchard est désignée. Par lettre de mission de la garde des Sceaux, il lui est demandé de proposer toute mesure utile à favoriser l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, et elle y trouve une occasion de développer ses idées dans la transversalité des directions du ministère.

À l’inspection, c’est l’époque où les femmes se réunissent, dans le bureau de la secrétaire générale, plus grand et doté d’une table pour déjeuner sur le pouce, pour parler entre elles. Dans l’entre-soi féminin, décrit par Simone de Beauvoir comme une étape indispensable à la prise de conscience, les femmes inspectrices se racontent et comparent.

Elles discutent notamment du rapport que le Conseil supérieur de la magistrature vient de faire paraître. Un groupe de travail y a été créé, emmené par Martine Lombard, professeure agrégée de droit public. Partant du « déséquilibre entre les femmes et les hommes quant aux chances d’accès à la hors hiérarchie, patent au sein d’une même tranche d’âge », il conclut à la nécessité de repenser les exigences de mobilité géographique et les conditions de travail. Il parle de formation à la parité et s’inquiète de l’attractivité.

Il est un jalon dans l’histoire de femmes dans la magistrature car pour la première fois, l’organe de désignation des responsables juridictionnels pose ouvertement la question des femmes (6).

De ces échanges, de la circulation des idées, naît la conviction qu’il faut créer une structure. Juriste, un cadre doit être posé : pourquoi pas une association ? Pour devenir une force de proposition, un mouvement, une organisation qui peut peser au sein du ministère.

C’est pour Marie-Françoise Lebon-Blanchard un souvenir gai, créatif. Pour elle qui a horreur de la routine, qui aime créer, c’est une idée formidable qu’elle veut concrétiser. Elle prend contact avec la toute récente association Femmes de l’intérieur (7) pour obtenir des conseils.

Création de l’association Femmes de Justice – 2014

Le 20 juin 2014, une réunion est organisée à l’inspection. S’y retrouvent l’inspecteur général de la Justice, des femmes de l’inspection et d’autres qui les rejoignent (8).

L’idée est mûre : la décision de créer une association est actée. Immédiatement, les grands fondamentaux sont partagés. Elle sera mixte et interdirectionnelle, regroupant des femmes des trois directions : services judiciaires, protection judiciaire de la jeunesse et administration pénitentiaire. Elle se veut une force de propositions, une organisation qui veut peser au sein du ministère ; elle s’appellera Femmes de Justice.

Pour Marie-Françoise Lebon-Blanchard, c’est une nouvelle fois l’occasion de s’engager : elle est élue Première présidente de l’association. Elle se rend à la préfecture déposer les statuts, ouvre un compte en banque et encaisse les premiers chèques de cotisation, fixée à 20 euros.

Le premier rapport d’activité note : « Rien n’aurait été possible sans sa présidente Marie-Françoise Lebon-Blanchard qui, forte de son statut de haute fonctionnaire à l’égalité entre les femmes et les hommes, a pu porter toute la légitimité de l’association au sein du ministère de la Justice. Tout a été possible car des signaux faibles, des actions dispersées et des paroles de femmes montraient que le temps d’une telle réunion était venu. Il fallait les voir, les entendre et agir. »

La répartition des tâches est immédiate et naturelle (9). Elle se rappelle : « En tant sur présidente, je n’étais pas du tout isolée, tout était partagé. On a défriché, on évoquait des sujets nouveaux, on avançait ensemble, en grande sororité, c’était très motivant. »

Le positionnement dans l’institution de Marie-Françoise Lebon-Blanchard facilite les débuts de l’association. Elle rencontre aisément les directeurs d’administration centrale, tous présents lors de la première assemblée générale le 3 octobre 2014, galerie Peyronnet, au cœur du ministère de la Justice. Un mémorable succès.

Mais maintenant qu’elle « a chaussé les lunettes de la parité », elle est de plus en plus consciente et indignée des difficultés des femmes. Elle remarque que celles-ci sont très peu présentes dans les colloques, séminaires et tables rondes organisés au sein du ministère ou de la Cour de cassation. « Nous sommes réduites à notre condition de femmes. Au lieu de voir des professionnelles reconnues et réputées, on ne voit que le joli visage d’une femme bien coiffée, qui présente le sujet du colloque, avant des passer la parole aux hommes. » Dans son manifeste fondateur en janvier 2016, l’association Jamais sans elles (10) demande aux intervenant.e.s de refuser de s’installer à des tribunes où les femmes ne sont pas présentes.

Elle est mécontente de voir que les mécanismes se répètent dans l’accès aux postes de responsabilité. « Les femmes n’ont jamais les bons parcours et on le leur fait payer. Les seules qui montent sont les “saintes sacrifiées” sans mari, sans enfants. » Elle note la condescendance des propos masculins en réponse à ses interpellations.

Elle est convaincue de l’importance d’objectiver les constats par les chiffrages. Le « sentiment d’inégalité » ne suffit pas. Grâce à Nadine Stern, membre du conseil d’administration de Femmes de justice, les transparences sont analysées du point de vue du genre. Les premiers tableaux documentent les différences entre les femmes candidates et les femmes nommées. Ils seront la base du travail de l’association pour les années suivantes, afin de rendre visible la réalité de l’inégalité des nominations aux postes de responsabilité.

Afin de soutenir les femmes dans leur parcours, Nadine Stern propose également du coaching pour des groupes d’adhérentes où certaines vont fortifier leur confiance en elle et leur solidarité. 

Marie-Françoise Lebon-Blanchard, avec constance, anime les groupes de travail, convoque les conseils d’administration, préside les assemblées générales pendant quatre années. Elle est une présidente solide et bienveillante. « Nous avons gagné en crédibilité et en lisibilité. J’ai l’impression d’avoir couvé un poussin vaillant, qui a bien grandi. J’ai adoré être présidente et j’ai aimé céder ma place pour la suite. »

C’est Ombeline Mahuzier qui lui succède en 2018, puis Sonya Dejmni-Wagner en 2021.

2017 – ENM et ville de Paris

À 65 ans, Marie-Françoise Lebon-Blanchard prend sa retraite. Elle est vice-présidente du jury de sortie de l’École Nationale de la Magistrature, présidée par un homme, en 2017 et 2018. Elle est ensuite nommée déontologue de la mairie de Paris en mai 2018, renouvelée jusqu’en 2024.

Elle conclut : « Moi je suis d’un féminisme d’autonomie. Je me suis toujours sentie forte pour refuser. »

Gwenola Joly-Coz,

Première présidente de la cour d’appel de Poitiers

 

1) L’événement – Livre paru en 2000 où elle raconte son avortement en 1964.

2) Portrait paru dans le JSS du 1er juin 2022.

3) Avant la chambre de l’instruction créée par la loi du 15 juin 2000 dite loi Guigou.

4) Avant la mise en examen créée par la loi du 4 janvier 1993.

5) Nommée Première présidente en 2002.

6) Rapport d’activité du CSM 2012 – « La parité dans la magistrature ».

7) Sa Première présidente Marie-France Monneger est intervenue lors de la première assemblée générale.

8) Liste exhaustive dans le rapport d’activité 2014-2015 de l’association, sur le site www.femmes-de-justice.fr

9) Neuf membres du conseil d’administration : Lebon-Blanchard Marie-Françoise, Gorce Isabelle, Joly-Coz Gwenola, Mocko Catherine, Stern Nadine, Lacoste Gracieuse, Pieri-Gauthier Françoise, Durand-Mouysset Sylvie, Perrin-Joubert Nadine.

Quatre membres du bureau Lebon-Blanchard Marie-Françoise présidente, Gorce Isabelle vice-présidente, Joly-Coz Gwenola secrétaire générale, Mocko Catherine trésorière.

10) Présidée par Laurence Parisot, présidente du MEDEF de 2005 à 2013.

 

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