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Marie-Françoise
Lebon naît le 22 mai 1952 à Rabat. Son père, pied-noir né au Maroc, est
minotier. Sa mère native d’Algérie est institutrice, mais elle aurait voulu
être chirurgienne.
Jouet
de l’histoire, la petite fille de 12 ans quitte le Maroc avec ses parents et
son frère cadet. Elle comprend que ce départ est une rupture en voyant son père
jeter son arme du bateau dans le détroit de Gibraltar. Elle abandonne une vie
agréable et douce, au rythme méditerranéen, pour être projetée dans une ville
sans amis ni repères. Elle se réfugie dans la lecture et son statut de bonne
élève.
À
Bayonne, elle passe le baccalauréat en 1971 dans un lycée qui vient de devenir
mixte. On lui rappelle qu’elle n’a pas le droit de porter de pantalon, sauf si
la température tombe en dessous de zéro degré. Décidée à conquérir sa liberté
dans l’ambiance favorable de l’époque, elle arrive en jean, avec des poches sur
les fesses. La directrice lui fait remarquer qu’elles pourraient donner l’idée
aux garçons d’y glisser leurs mains. Elle répond : « Je n’y
avais pas pensé, mais maintenant que vous le dites… »
Elle
part suivre les enseignements de la faculté de droit Montaigne à Bordeaux. Elle
découvre le mépris de classe par « les bourgeois », « les fils à
papa ». Plus en phase avec la fac de lettres, festive et contestatrice,
elle apprécie surtout d’animer le club de cinéma. Elle accepte tous les petits
boulots qui peuvent lui rapporter de l’argent pour soulager ses parents.
Révoltée
par l’injustice, elle veut réparer. Après une plaidoirie de Robert Badinter
contre la peine de mort, elle décide de se diriger vers le concours de la
magistrature « pour combattre de l’intérieur ».
Elle
milite au planning familial, avec sa mère consternée de constater que le Maroc,
tolérant avec l’avortement, est plus avancé que la France des années 60 décrite
par Annie Ernaux (1). Il s’agit pour la femme de définir le cadre minimum de
ses choix, résumé dans un slogan de manifestations auxquelles elle participe
avec enthousiasme : « un enfant si je veux, quand je
veux ».
Promotion
1977 de l’ENM
En
1977, elle arrive à l’École Nationale de la Magistrature « dans
les années où tout est possible ». Elle est contente de se préparer à
ce rôle social, à l’aise dans un environnement favorable aux débats. Pierre
Truche est directeur, Jean-Louis Nadal enseigne le droit pénal. « C’était
une convention d’être au syndicat de la magistrature, on discutait, on fumait
beaucoup. » Le boycott de l’examen final est regardé avec un œil
bienveillant.
À la
sortie, elle signe pour un poste de juge d’instruction. Michèle Giannotti (2),
sous-directrice DSJ, la conforte par une parole encourageante : «
Vous êtes courageuse ; pour une femme c’est bien de prendre un poste de
responsabilité. »
Elle
est la première femme à l’instruction à La Rochelle et il lui faut s’imposer.
Elle constate qu’être femme la confronte aux préjugés, qu’être jeune la soumet
au bizutage.
Le
président de la chambre d’accusation (3) de Poitiers auquel elle vient se présenter
lui demande si elle ne sera pas trop « impressionnée par les
inculpés (4) ».
Saisie
d’un vol à main armée, elle souhaite réaliser une reconstitution. Convoquée
dans le bureau du procureur, où le commissaire de la PJ l’attend, sans lui
proposer de s’assoir, il lui fait la leçon : il faut renoncer, trop de
policiers à mobiliser pour un acte finalement inutile. Elle insiste, rappelle
le Code de procédure pénale, et obtient les moyens de procéder à ce qu’elle
estime indispensable à la manifestation de la vérité.
Un
parcours de juge d’instance
Après
ces quatre premières années, elle devient juge d’instance. Elle se marie et
mène deux grossesses. Elle pense à être présidente à Rochefort, mais constate
qu’un homme est nommé : « Je le relève et le note. »
Pour
prendre son premier grade, elle part à Nantes. Vice-présidente à l’instance,
elle savoure son autonomie professionnelle et développe sa personnalité de juge
des contentieux de proximité. En pleine époque de la politique de la ville,
elle crée la Maison de la justice et du droit (MJD) des Dervallières, au milieu
d’un quartier difficile.
En
2000, elle participe au déménagement de l’ancien palais du centre-ville vers le
bâtiment conçu par l’architecte Jean Nouvel. Mais elle commence à se lasser et
souhaite un nouveau défi. Elle rejoint alors la capitale pour prendre la
direction du tribunal d’instance du 14e arrondissement de Paris en septembre
2001. Avant que le tribunal de Paris ne regroupe l’ensemble des TI de Paris,
tous sont dispersés, et celui-ci est abrité dans une annexe de la mairie.
Elle
développe son goût de la conciliation, « l’art subtil du
compromis ». Elle cherche des solutions aux problèmes de loyers
impayés avec la préfecture. Elle met en place plusieurs dispositifs que le
Premier président de la cour d’appel de Paris repère. Il lui demande d’écrire
ses discours sur ce sujet lors des interventions publiques. « J’étais
contente qu’il m’emmène, parfois il envoyait son chauffeur me chercher. J’étais
fière d’être à ses côtés, sans mise en valeur ni prise de parole. Je trouvais
normal que ça se passe comme ça. »
Toutefois,
son invisibilisation n’est pas totale, car elle est aussi remarquée par une
réalisatrice, Mika Gianotti, qui la filme avec une ancienne magistrate devenue
conciliatrice, Madeleine Pelletier. Le documentaire, intitulé « Dans
le sillon du juge sans robe », sort en 2005. Lors d’une
diffusion/débat qu’elle anime, un homme lui demande ; « Ça
fait quoi d’être une femme juge ? » ; elle lui
répond sèchement : « Je ne sais pas, car je n’ai jamais été
un homme juge. » Elle note qu’aucun collègue ne se déplace pour
voir le film et débattre
Elle
découvre le parisianisme d’une certaine magistrature. « Là, j’ai
compris que les femmes juges de province étaient défavorisées. Moi, j’étais une
juge TGV, je venais trois jours par semaine avec un sacrifice important de ma
vie de famille, pendant que les Parisiennes faisaient leur carrière en
changeant de ligne de métro, sans jamais déménager. J’ai bien senti la
différence. »
Elle
candidate sur le poste de président du tribunal de Saint-Nazaire. Un homme est
retenu.
Conseillère
à Angers – 2004-2007
Elle
devient conseillère de cour d’appel à Angers en 2004. Elle se plie à la rigueur
rédactionnelle mais souffre du manque de sociabilité. Elle est accueillie par
une des premières femmes Première présidente, Elisabeth Linden (5), qui,
d’emblée, descend sa notation, « car à Paris, elle est trop
haute ». Elle sent pourtant une sorte de complicité avec cette
hiérarche, qui lui révèle : « Dans une juridiction idéale, je
vous aurais mise. »
Puis
vient l’époque de la création des postes de Premier vice-président hors
hiérarchie qui vont débloquer des carrières. Elle y voit une opportunité de
revenir à Nantes. Cependant, elle est mal reçue par le président, qui lui
confie « des divorces, comme tout le monde ». Puis
quelques mois plus tard, alors qu’elle est civiliste, il la nomme responsable
du pôle pénal, de l’instruction jusqu’à l’application des peines. Elle
s’investit avec intérêt dans cette nouvelle mission.
Elle a
cependant toujours en tête son idée de devenir présidente. C’est chose faite
lorsque le Conseil supérieur de la magistrature la désigne à La-Roche-sur-Yon
en 2009. Elle est la première femme nommée présidente dans cette juridiction et
apprécie ces quatre années de dyarchie harmonieuse et de projets de territoire.
Inspection
– les années fondatrices 2012/2013
Toutefois,
Marie-Françoise Lebon-Blanchard a à nouveau envie de nouveaux horizons et
rejoint l’inspection générale des services judiciaires. Elle y trouve un lieu
de réflexion, de prise de distance et de hauteur de vue dans une équipe mixte
et performante. C’est aussi un terrain idéal pour les échanges, les liens et la
sororité. Elle en a un souvenir joyeux, presque festif. Elle y ressent une grande
créativité et une énergie commune.
En
2012, le milieu féministe est bouillonnant. Najat Vallaud-Belkacem, nouvelle
ministre des Droits des femmes, lance une politique très active en faveur de
l’égalité professionnelle dans la fonction publique. Elle demande à chaque
ministère de construire une feuille de route, formalisant ses intentions en
matière de politiques publiques ciblées sur les femmes, mais aussi de
nominations équilibrées.
Les
postes de haut.e.s fonctionnaires à l’Égalité sont créés. Au ministère de la
Justice, Marie-Françoise Lebon-Blanchard est désignée. Par lettre de mission de
la garde des Sceaux, il lui est demandé de proposer toute mesure utile à
favoriser l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, et elle y
trouve une occasion de développer ses idées dans la transversalité des
directions du ministère.
À
l’inspection, c’est l’époque où les femmes se réunissent, dans le bureau de la
secrétaire générale, plus grand et doté d’une table pour déjeuner sur le pouce,
pour parler entre elles. Dans l’entre-soi féminin, décrit par Simone de
Beauvoir comme une étape indispensable à la prise de conscience, les femmes
inspectrices se racontent et comparent.
Elles
discutent notamment du rapport que le Conseil supérieur de la magistrature
vient de faire paraître. Un groupe de travail y a été créé, emmené par Martine
Lombard, professeure agrégée de droit public. Partant du « déséquilibre
entre les femmes et les hommes quant aux chances d’accès à la hors hiérarchie,
patent au sein d’une même tranche d’âge », il conclut à la nécessité
de repenser les exigences de mobilité géographique et les conditions de
travail. Il parle de formation à la parité et s’inquiète de l’attractivité.
Il est
un jalon dans l’histoire de femmes dans la magistrature car pour la première
fois, l’organe de désignation des responsables juridictionnels pose ouvertement
la question des femmes (6).
De ces
échanges, de la circulation des idées, naît la conviction qu’il faut créer une
structure. Juriste, un cadre doit être posé : pourquoi pas une
association ? Pour devenir une force de proposition, un mouvement, une
organisation qui peut peser au sein du ministère.
C’est
pour Marie-Françoise Lebon-Blanchard un souvenir gai, créatif. Pour elle qui a
horreur de la routine, qui aime créer, c’est une idée formidable qu’elle veut
concrétiser. Elle prend contact avec la toute récente association Femmes de
l’intérieur (7) pour obtenir des conseils.
Création de l’association Femmes de Justice – 2014
Le 20
juin 2014, une réunion est organisée à l’inspection. S’y retrouvent
l’inspecteur général de la Justice, des femmes de l’inspection et d’autres qui
les rejoignent (8).
L’idée
est mûre : la décision de créer une association est actée. Immédiatement,
les grands fondamentaux sont partagés. Elle sera mixte et interdirectionnelle,
regroupant des femmes des trois directions : services judiciaires,
protection judiciaire de la jeunesse et administration pénitentiaire. Elle se
veut une force de propositions, une organisation qui veut peser au sein du
ministère ; elle s’appellera Femmes de Justice.
Pour
Marie-Françoise Lebon-Blanchard, c’est une nouvelle fois l’occasion de
s’engager : elle est élue Première présidente de l’association. Elle se
rend à la préfecture déposer les statuts, ouvre un compte en banque et encaisse
les premiers chèques de cotisation, fixée à 20 euros.
Le
premier rapport d’activité note : « Rien n’aurait été
possible sans sa présidente Marie-Françoise Lebon-Blanchard qui, forte de son
statut de haute fonctionnaire à l’égalité entre les femmes et les hommes, a pu
porter toute la légitimité de l’association au sein du ministère de la Justice.
Tout a été possible car des signaux faibles, des actions dispersées et des
paroles de femmes montraient que le temps d’une telle réunion était venu. Il
fallait les voir, les entendre et agir. »
La
répartition des tâches est immédiate et naturelle (9). Elle se
rappelle : « En tant sur présidente, je n’étais pas du tout
isolée, tout était partagé. On a défriché, on évoquait des sujets
nouveaux, on avançait ensemble, en grande sororité, c’était très
motivant. »
Le
positionnement dans l’institution de Marie-Françoise Lebon-Blanchard facilite
les débuts de l’association. Elle rencontre aisément les directeurs
d’administration centrale, tous présents lors de la première assemblée générale
le 3 octobre 2014, galerie Peyronnet, au cœur du ministère de la Justice. Un
mémorable succès.
Mais
maintenant qu’elle « a chaussé les lunettes de la parité »,
elle est de plus en plus consciente et indignée des difficultés des femmes.
Elle remarque que celles-ci sont très peu présentes dans les colloques,
séminaires et tables rondes organisés au sein du ministère ou de la Cour de
cassation. « Nous sommes réduites à notre condition de femmes. Au
lieu de voir des professionnelles reconnues et réputées, on ne voit que le joli
visage d’une femme bien coiffée, qui présente le sujet du colloque, avant des
passer la parole aux hommes. » Dans son manifeste fondateur en
janvier 2016, l’association Jamais sans elles (10) demande aux intervenant.e.s
de refuser de s’installer à des tribunes où les femmes ne sont pas présentes.
Elle est
mécontente de voir que les mécanismes se répètent dans l’accès aux postes de
responsabilité. « Les femmes n’ont jamais les bons parcours et on
le leur fait payer. Les seules qui montent sont les “saintes
sacrifiées” sans mari, sans enfants. » Elle note la
condescendance des propos masculins en réponse à ses interpellations.
Elle
est convaincue de l’importance d’objectiver les constats par les chiffrages.
Le « sentiment d’inégalité » ne suffit pas. Grâce à
Nadine Stern, membre du conseil d’administration de Femmes de justice, les
transparences sont analysées du point de vue du genre. Les premiers tableaux
documentent les différences entre les femmes candidates et les femmes nommées.
Ils seront la base du travail de l’association pour les années suivantes, afin
de rendre visible la réalité de l’inégalité des nominations aux postes de
responsabilité.
Afin de
soutenir les femmes dans leur parcours, Nadine Stern propose également du
coaching pour des groupes d’adhérentes où certaines vont fortifier leur confiance
en elle et leur solidarité.
Marie-Françoise
Lebon-Blanchard, avec constance, anime les groupes de travail, convoque les
conseils d’administration, préside les assemblées générales pendant quatre
années. Elle est une présidente solide et bienveillante. « Nous
avons gagné en crédibilité et en lisibilité. J’ai l’impression d’avoir couvé un
poussin vaillant, qui a bien grandi. J’ai adoré être présidente et j’ai aimé
céder ma place pour la suite. »
C’est
Ombeline Mahuzier qui lui succède en 2018, puis Sonya Dejmni-Wagner en 2021.
2017 –
ENM et ville de Paris
À 65
ans, Marie-Françoise Lebon-Blanchard prend sa retraite. Elle est
vice-présidente du jury de sortie de l’École Nationale de la Magistrature,
présidée par un homme, en 2017 et 2018. Elle est ensuite nommée déontologue de
la mairie de Paris en mai 2018, renouvelée jusqu’en 2024.
Elle
conclut : « Moi je suis d’un féminisme d’autonomie. Je me
suis toujours sentie forte pour refuser. »
Gwenola
Joly-Coz,
Première
présidente de la cour d’appel de Poitiers
1)
L’événement – Livre paru en 2000 où elle raconte son avortement en 1964.
2)
Portrait paru dans le JSS du 1er juin 2022.
3)
Avant la chambre de l’instruction créée par la loi du 15 juin 2000 dite loi
Guigou.
4)
Avant la mise en examen créée par la loi du 4 janvier 1993.
5)
Nommée Première présidente en 2002.
6)
Rapport d’activité du CSM 2012 – « La parité dans la magistrature ».
7)
Sa Première présidente Marie-France Monneger est intervenue lors de la première
assemblée générale.
8)
Liste exhaustive dans le rapport d’activité 2014-2015 de l’association, sur le
site www.femmes-de-justice.fr
9)
Neuf membres du conseil d’administration : Lebon-Blanchard Marie-Françoise,
Gorce Isabelle, Joly-Coz Gwenola, Mocko Catherine, Stern Nadine, Lacoste
Gracieuse, Pieri-Gauthier Françoise, Durand-Mouysset Sylvie, Perrin-Joubert
Nadine.
Quatre
membres du bureau Lebon-Blanchard Marie-Françoise présidente, Gorce Isabelle
vice-présidente, Joly-Coz Gwenola secrétaire générale, Mocko Catherine
trésorière.
10)
Présidée par Laurence Parisot, présidente du MEDEF de 2005 à 2013.
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