Tribunaux d’opinion : un dispositif hybride en quête de légitimité


vendredi 2 avril 20216 min
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Juridictions alternatives et informelles, les tribunaux d’opinion s’avèrent un dispositif inabouti et peu contraignant, en dépit de leur valeur symbolique forte et de l’importance des enjeux soulevés. Voilà le constat qui ressort d’un webinaire organisé par l’institut Louis Joinet en février dernier.

 

 


Mécanismes d’action citoyenne souvent peu connus du grand public, les tribunaux d’opinion ne manquent toutefois pas de faire débat. Le sujet vient naturellement sur la table de l’Institut Louis Joinet (Institut francophone pour la justice et la démocratie), au mois de février, dans le cadre de son cycle invitant à « repenser la justice traditionnelle ». 

En ouverture du webinaire, Franck Carpentier, docteur en droit à l’université de Paris-Saclay et avocat au barreau de Paris, spécifie que les tribunaux d’opinion sont des assemblées délibératives faisant intervenir diverses « personnalités ». Leur rôle : dénoncer sous forme juridique des actes contraires à certaines normes notamment issues du droit international, tout en recourant à la médiatisation de l’instance. « La particularité, c’est qu’ils tiennent leur existence de personnes privées et pas d’une autorité souveraine, étatique », signale l’avocat. 

Selon Camille Montavon, doctorante en droit à l’université de Neuchâtel, également conviée à la conférence, il existerait ainsi « plus de 200 dispositifs de ce type », présentés comme tels ou assimilés. 

Si ces derniers se donnent pour mission de combler les carences étatiques en rendant des avis consultatifs, leurs combats sont principalement de trois ordres : revendiquer l’application du droit tel qu’il existe mais resté lettre morte ; demander l’évolution du droit ; ou encore demander une reconfiguration du rôle des institutions internationales, synthétise Franck Carpentier. 

« En défendant la compétence de la société civile à s’emparer du droit pour faire œuvre de justice, les tribunaux d’opinion expriment une certaine démocratisation de la justice, voire une désétatisation », précise Camille Montavon. L’idée défendue est que le droit appartient au peuple, car celui-ci est détenteur d’une souveraineté originelle. 

 


Russell-Sartre, le pionnier

C’est justement ce concept qui va cristalliser la controverse, lors de la création du tout premier tribunal d’opinion, intitulé « Russell-Sartre » (du nom de ses fondateurs, les philosophes Bertrand Russell et Jean-Paul Sartre), lequel va siéger entre novembre 1966 et décembre 1967 pour dénoncer les crimes de guerre américains commis au Vietnam. Contrairement à la plupart des dispositifs similaires qui suivront, cette première expérimentation ne passe pas inaperçue. En cause : une controverse très médiatisée entre Jean-Paul Sartre et le président De Gaulle. « De Gaulle disait à Sartre que toute justice, dans son principe comme dans son exécution, n’appartient qu’à l’État. Sartre répondait que la vraie justice doit tirer sa puissance de l’État, mais également de l’opinion », raconte Franck Carpentier. Leur opposition explique que cette initiative inédite rencontre un certain nombre de difficultés, au premier titre desquelles le refus de De Gaulle qu’elle se tienne en France : le tribunal Russell-Sartre élira donc domicile à Stockholm (Suède) et Roskilde (Danemark), renforçant « sa vocation transnationale », estime l’avocat. 

Cette juridiction pionnière est également réputée en raison des personnalités qui la composent, de l’avocat et sénateur italien Lelio Basso à l’écrivaine Simone de Beauvoir, en passant par Lazaro Cardenas, ancien président du Mexique, et l’écrivain américain James Baldwin. « Les organisateurs ont cherché d’emblée à asseoir leur légitimité en faisant le choix de mobiliser des acteurs divers, aussi bien sur le plan géographique que professionnel », rapporte Franck Carpentier.

Ce succès entraîne par la suite la mise en place d’une juridiction comparable, calquée sur le même modèle : le tribunal Russel II, réuni par Lelio Basso, qui se donne pour objectif d’apporter la preuve des exactions et violations des droits de l’homme commises par les régimes dictatoriaux d’Amérique latine. L’investissement du sénateur italien aboutit par ailleurs à la création du Tribunal permanent des peuples (TPP), fondé en 1979 à Bologne, pour faire en sorte que l’opinion publique, à qui il revient un rôle de dénonciateur, puisse se mobiliser. Ce TPP couvrira des thématiques très vastes, des conséquences de Tchernobyl aux violations des droits de l’enfant au Brésil.

« On identifie que ces tribunaux d’opinion se saisissent de sujets classiquement abordés par le droit international – crimes de guerre, génocides, etc – mais aussi de sujets originaux », commente Franck Carpentier. Ainsi, dans les années 80-90, le TPP à Berlin puis celui à Madrid viennent dénoncer la politique du Fonds monétaire international, alors que le droit international ne dispose pas d’incrimination qui viendrait sanctionner les conséquences négatives d’une politique économique et budgétaire. 

L’avocat ne manque pas non plus de citer le dernier tribunal d’opinion « assez vaste » à s’être tenu (en-dehors du Tribunal permanent des peuples), autour d’une problématique un peu plus contemporaine, et certainement évocatrice. En 2016 et 2017, ce dernier a en effet vocation à juger, à La Haye, l’entreprise américaine Monsanto, dont les activités sont suspectées d'avoir nui à l’écosystème et à la santé d’un certain nombre d’usagers directs et indirects. L’objectif, pour cette nouvelle juridiction, est alors de livrer un avis juridique consultatif sur les dommages sanitaires et environnementaux causés, et de permettre une prise de conscience des dangers pour que le droit international puisse évoluer. À travers son procès informel, le tribunal de Monsanto milite pour la naissance d’un nouveau crime : le crime d’écocide, concept débattu depuis la moitié du XXe siècle au sein de la Commission du droit international. 



Le tribunal d’opinion de Tokyo, entre recherche de vérité et empowerment des victimes

Camille Montavon revient pour sa part sur le cas du tribunal d’opinion de Tokyo pour les « femmes de réconfort », objet de ses recherches doctorales. Au tout début des années 2000, ce tribunal se donne pour but d’enquêter, d’analyser, de dénoncer et de publiciser le système d’esclavage sexuel de masse à l’égard de centaines d

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