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Le rapport post enquête interne, un exercice d’équilibriste

Le rapport post enquête interne, un exercice d’équilibriste
Publié le 19/06/2025 à 08:56

SÉRIE (5/8). Dans le quasi silence de la loi, et si les recommandations des praticiens varient sur le degré de précisions à apporter, de l’avis général, ce compte rendu ne doit pas préconiser de sanctions. Par ailleurs, les enquêteurs, qui ne peuvent se substituer au juge, doivent veiller à ne pas qualifier juridiquement les faits, mais donnent éventuellement leur avis de façon « prudente ».

Les enquêtes internes peuvent être longues. Dans une décision de juillet 2024, la Défenseure des droits rappelle qu’il faut respecter des délais raisonnables, sans les préciser. Mais elle cite des enquêtes de deux ans et demi, considérées comme beaucoup trop longues. Souvent, les enquêtes durent quelques semaines, jusqu’à trois mois.

Une fois toutes les pièces réunies et les entretiens menés, la synthèse et l’analyse s’avèrent un exercice particulièrement déterminant et non moins délicat. « C'est vraiment le croisement des informations qui est important, pour l’enquêtrice privée Chantal Engel. En analysant ces informations, apparaissent parfois des contradictions et des choses pas claires ».

Il lui arrive ainsi exceptionnellement de rappeler les personnes après l’entretien pour obtenir des informations complémentaires. Mais souvent, les faits, chiffres, documents sont suffisants pour comprendre sans entretien supplémentaire.

La psychologue Emma Pitzalis s’attache à « la qualification des faits un par un, à regarder ce qui a pu précipiter les choses, par exemple un flou organisationnel, les salariés qui ne savent pas qui fait quoi et à qui remonter les informations, ce qui crée des malentendus, ce sont des cas très classiques. On brosse aussi un portrait de la dynamique conflictuelle, le pattern récurrent entre le mis en cause et la personne qui l’accuse : est-ce qu’il y a une escalade, l’un qui prend le dessus sur l’autre ».

Elle explique « pondérer les témoignages en fonction de leur degré de crédibilité ». « Si un témoin nous rapporte des faits et que tous les autres témoins nous disent que cela ne s’est pas passé ainsi, on va être amené à douter de sa crédibilité. Un autre aspect important à prendre en compte dans la crédibilité, c'est les phénomènes de clan. Donc dans ces cas-là, on va pondérer les témoignages en fonction de la relation des témoins avec la personne qui accuse et celle mise en cause ».

Seulement éclairer l’employeur

Le rapport doit décrire les faits et établir ce qui est avéré et ce qui ne l’est pas. De l’avis général, il ne doit pas préconiser de sanctions : il est là pour éclairer l’employeur, mais c’est à lui de décider quoi faire en fonction des éléments qui sont amenés à sa connaissance.

Des incertitudes entourent toutefois le degré de précision dans le rapport final des propos recueillis. Une question au centre de ces débats est la confidentialité des propos.

La psychologue Emma Pitzalis indique insérer la totalité des transcriptions dans l’entretien remis à l’employeur, « pour qualifier ce qui est exact et inexact ; il faut beaucoup de précision à ce niveau-là ». Mais ce cas de figure est rare. Certains enquêteurs vont mettre des verbatims exacts, d’autres des synthèses des propos échangés – les deux ne sont pas incompatibles.

L’avocat Blaise Deltombe ne « préconise pas un verbatim complet parce que sinon ce n'est plus vraiment un rapport ». « Le rapport, à mon sens, c'est une synthèse des entretiens et des investigations menées. Cela peut être un verbatim partiel pour des éléments clés qui permettraient d'éclairer le propos de la victime ou au contraire du mis en cause et pour corroborer les dires de l'un ou de l'autre. Et de tirer des conclusions, ce qui est l'objectif ».

Pour lui, le principe de confidentialité continue de s’appliquer dans le rapport. Il rappelle aussi que le règlement sur la protection des données (RGPD) s’applique même dans une enquête interne, et que les salariés interrogés ont donc un droit d’accès et de rectification des données les concernant.

Dans le rapport confidentiel que Chantal Engel remet à l’employeur, figurent son analyse à partir de tous les éléments qu’elle a obtenus, les pièces recueillies, les verbatims anonymisés (sauf pour la victime présumée et la personne mise en cause qui sont nommées), mais pas les PV entiers, « pour instaurer plus facilement la confiance : les personnes se sentent tout de suite plus aptes à s’exprimer librement ». Elle conserve cependant les PV au cas où ils devraient être produits dans le cas d’une procédure judiciaire.

Qualifier ou pas qualifier ?

De nombreux intervenants soulignent que c’est au juge et à lui seul que revient la capacité de qualifier des faits. « L'enquêteur peut rappeler ce que dit la loi et affirmer qu’à la vue des éléments, cela pourrait s'apparenter à du harcèlement. Mais il ne faut pas dépouiller le juge », avertit le vice-président du conseil de prud’hommes de Paris, Jacques-Frédéric Sauvage.

Pourtant, il faut bien aider l’employeur à tirer des conclusions et à agir en conséquence. L’équilibre peut être délicat. En matière de harcèlement, cas de figure le plus courant, la plupart des enquêteurs interrogés évitent d’écrire noir sur blanc que le harcèlement est avéré ou faux. Parmi les formulations utilisées, se retrouvent plutôt : « un certain nombre de faits peuvent laisser penser que », « tels éléments viennent corroborer une hypothèse de harcèlement », « les faits sont susceptibles ou pas susceptibles de correspondre à la définition du harcèlement », « il semblerait que cela puisse relever d’une situation de harcèlement »…

« On écrit toujours de façon prudente, assure Albane Lancrenon. Même si nous, avocats, sommes compétents pour qualifier les faits, nous n’en avons pas l’autorité. Nous ne concluons pas de façon affirmative car seul un juge a l’autorité pour le faire ».

« Parfois, on peut avoir une intuition, mais aucun élément qui corrobore. On ne l’écrit pas, mais on peut le partager en off », reconnaît Olivier Bailly. Quand beaucoup s’en tiennent à des considérations purement factuelles dans le rapport – faits avérés, éléments de confirmation –, d’autres, notamment parmi les cabinets de conseil RH et QVCT, émettent aussi des recommandations sur l’organisation du travail.

Si Emma Pitzalis ne qualifie rien juridiquement, elle analyse les comportements avérés « car des échelles existent pour décrire des comportements. Est-ce que pour moi, en tant que psychologue, je suis face à une relation harcelante ? » Pour cela, elle insiste notamment sur « les conséquences qu’a la situation sur la personne, sa santé, sa carrière, sa réputation, sa dignité, ce qui correspond à la définition juridique ».

La juriste Wafa Ayed, elle, ne tire pas de conclusion finale, elle aligne la succession de faits et de déclaration, et laisse à la personne qui recevra le rapport le soin de tirer des conclusions.

Au contraire, Blaise Deltombe estime qu’il faut « être assez affirmatif pour exclure ou confirmer la qualification des faits. Parce que si par exemple vous licenciez un salarié pour des faits de harcèlement, et que le rapport dit que cela pourrait constituer un harcèlement, cela met un peu en danger la motivation de votre sanction disciplinaire ». « On ne prend pas la place du juge, il n’y a pas de condamnation prononcée », ajoute l’avocat.

Il reconnaît cependant qu’ « une conclusion possible est de dire que les faits pourraient recevoir la qualification de harcèlement ou sont suffisamment avérés pour correspondre à la définition du harcèlement, sans pour autant dire que l’accusé est un harceleur. Et ensuite l'employeur décide si, compte tenu de ce rapport, les faits sont suffisamment graves et avérés pour justifier un licenciement. Mais là on est dans la nuance d'expression ».

L’avocat recommande si possible une rédaction paritaire, avec un représentant du personnel, pour donner plus de poids aux conclusions des enquêteurs, quand elles sont concordantes.

Un flou aussi sur la remise du rapport

A qui remettre le rapport est une question non tranchée. Certains enquêteurs le remettent donc uniquement à l’employeur, ou à l’ensemble de la commission qui a piloté l’enquête, au référent harcèlement… Il est possible de remettre des versions différentes selon le profil, par exemple une simple synthèse ou des propos parfaitement anonymisés pour le document remis aux personnes autres que le destinataire principal.

La question est aussi de savoir quoi remettre à l’accusation, aux témoins, à la personne mise en cause. Ici encore, les pratiques varient fortement. La Défenseure des droits recommande de transmettre a minima une synthèse du rapport d’enquête à la victime présumée, en anonymisant les témoins. Elle recommande aussi d’informer le mis en cause et les témoins de la fin de l’enquête.

Certaines personnes vont faire un résumé succinct à l’ensemble des parties, et remettre un rapport anonymisé à la victime présumée ou au lanceur d’alerte. D’autres ne vont rien dire aux témoins et simplement dire à la victime présumée que les mesures adéquates ont été prises, sans précisions. Certains intervenants externes vont simplement transmettre le rapport à l’employeur, libre à lui de voir à qui il veut communiquer.

Il arrive à Chantal Engel que certaines personnes, notamment celles accusées, demandent à avoir le rapport, mais elle refuse systématiquement : c’est à l’employeur de décider à qui il communique ce rapport, « et il n’est pas obligé de leur fournir ». Elle-même réalise une restitution à son client (souvent le DRH) et au CSE ou aux référents harcèlement. Il lui est aussi arrivé d’en faire à la direction générale. Souvent, son client réalise ensuite une restitution synthétique aux victimes et mis en cause, plus rarement aux personnes auditionnées.

En tant que juriste, Wafa Ayed ne remet pas le rapport aux personnes impliquées, pour « préserver autant que faire se peut la confidentialité de l’enquête ». Mais elle reconnait que « la loi est taisante sur ce point et que chaque entreprise procède comme elle le souhaite ».

Aude David


Zoom sur les pièces

Plusieurs types de pièces peuvent être produits durant l’enquête : évaluations, organigramme, échange de mails, SMS, messages sur des canaux de conversation privés ou d’équipe… Parfois, les enquêteurs ont des surprises : « Il m’est arrivé qu’une salariée me transmette des heures et des heures d'enregistrement, parce qu’elle enregistrait tout, se souvient l'enquêtrice privée Chantal Egel. Cela prend du temps à écouter et au début vous ne savez pas ce que vous aurez comme matière ».

Au fil des entretiens, les enquêteurs peuvent voir se dessiner les besoins de nouvelles pièces. « Si quelqu’un vous parle d’un fort turnover dans l’équipe du harceleur, vous devez le vérifier, et donc demander au service RH les contrats signés, pour identifier les arrivées et les départs ». Parfois, les pièces peuvent être « des photos, explique Emma Pitzalis, par exemple en cas de brimade, un objet laissé sur le bureau avec une blague humiliante ».

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