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À l’occasion de la récente réouverture de la maison de Pierre Loti à Rochefort (Charente-Maritime), notre chroniqueur est allé la visiter afin d’y rechercher le souffle vital ayant animé l’écrivain. Il évoque ici un épisode douloureux de l’enfance de ce grand écrivain qui fut officier de marine, qui rapporta d’Extrême-Orient certains objets d’origine douteuse, qui fut élu contre toute attente à l’Académie française, et qui fut un grand collectionneur, passionné d’art.

Le 21 mai 1891, sous la coupole de l’Institut, un murmure parcourt la salle : on va élire un marin rêveur, un officier en uniforme, qui écrit des phrases comme des prières : Pierre Loti. Depuis des années, ses romans d’exil et de mélancolie (Aziyadé, Pêcheur d’Islande, Le Roman d’un enfant) ont ensorcelé le public mais irrité les puristes. On juge son style trop sensuel, trop flottant, trop plein de soie et de vent.
Les votes tombent : dix-huit voix pour Loti, quatorze pour son concurrent. Le verdict est clair : la mer entre à l’Académie française. Sous la Coupole, on voit passer un souffle d’Orient, le parfum du large, un peu de rêve dans l’air compassé du quai Conti à Paris.
L’année suivante, Anatole France le reçoit et salue en lui « un poète qui écrit en prose, un marin qui écoute les silences du monde ». Loti sourit, un peu ému. Dans son habit vert, il a l’air d’un mousquetaire mélancolique : pense-t-il à ce moment précis à son enfance et à ce père injustement accusé dont les déboires ont entaché l’honneur familial ?
Printemps 1866 à Rochefort (Charente-Inférieure) : le receveur municipal Théodore Viaud est arrêté. On reproche à ce protestant rigoureux, travailleur infatigable, des irrégularités dans ses écritures, la disparition de 22 obligations au porteur et divers détournements au préjudice de la caisse de retraite du personnel municipal.
Le procureur impérial Imbert confie l’instruction au juge Pousset (tous deux étaient probablement des magistrats très temporaires car ils ne figurent pas dans l’annuaire rétrospectif de la magistrature nationale).
Théodore Viaud est incarcéré mais vite libéré après avoir payé une caution.
L’affaire est évoquée par la cour d’assises de Saintes en février 1868. Une foule nombreuse vient assister au procès. Sous les applaudissements, Théodore Viaud est acquitté sur le plan pénal au bénéfice du doute. Mais il est sommé de rembourser les sommes et valeurs disparues. En disgrâce, il est écarté de ses fonctions et quitte son poste à la mairie. Il trouve un emploi subalterne dans une banque.
Au moment des faits, Julien Viaud, fils de Théodore, a 16 ans. Lycéen à Rochefort, très attaché à son père, il est profondément marqué. Malgré l’acquittement, il ressent profondément la honte qui frappe la famille souillée par l’opprobre, le désarroi d’une mère qui s’enferme dans une dignité silencieuse, la ruine et l’isolement qui menacent le foyer. Pour Julien, cette tâche impossible à laver est une blessure d’honneur.
Toute sa vie, il aura à cœur de réhabiliter le nom de Viaud et de réparer ce qu’il considère comme une dette morale. Une pudeur maladive l’amène à utiliser un pseudonyme. Le traumatisme de l’adolescence lui fait redouter les scandales, alimente son goût du déguisement, le fait fuir dans des contrées lointaines.
Car il lui faut l’océan pour laver la tache… et prendre sa revanche en servant la France sur les mers de façon exemplaire.

La sortie de l’enfance lui inspire l’un de ses plus beaux textes, le passage final émouvant du « Roman d’un enfant » en 1890. Un roman où le père est quasi absent et où la mère à l’éducation puritaine figure en silhouette. Dans ce moment assez bouleversant d’introspection, celui qui est encore Julien Viaud voit s’éteindre cette enfance en forme de paradis perdu, un paradis qu’il cherchera à retrouver dans l’exotisme, les collections à outrance, les amours impossibles et les songes religieux :
« Oh ! les derniers soirs de mon enfance !
C’était en septembre, dans le grand jardin de Rochefort, un peu fané déjà.
Les feuilles des marronniers commençaient à tomber ; les soirs devenaient froids.
Je me promenais seul, songeur, dans les allées pleines d’ombre et de senteurs mourantes, et j’avais, sans bien savoir pourquoi, de la mélancolie dans le cœur.
Je regardais le ciel pâlir, et je sentais confusément que quelque chose de très doux et de très cher allait finir, que j’allais sortir d’un monde d’innocence et de rêve, pour entrer dans un autre où il y aurait plus de trouble et de souffrance…
Et j’étais triste, sans pouvoir dire de quoi.
Oh ! ces dernières heures de l’enfance — comme elles restent ineffaçables ! — ces heures où l’on ne sait pas encore ce que c’est que souffrir, mais où l’on devine déjà la douleur. »
Pierre Loti exprime dans ce texte à la langue cristalline tout à la fois de la nostalgie et de la douleur liée au passage du temps.
Âgé de 17 ans, il entre à l’École navale. Enseigne de vaisseau, il est affecté à Tahiti en 1872. Il est accueilli à la cour de la reine Pomaré IV. Fasciné par la culture tahitienne, il en adopte rapidement les mœurs, la langue et la tenue. L’une des servantes de la reine le surnomme « Loti », en référence à une petite fleur qu’elle surnomme ainsi de façon poétique. L’enseigne de vaisseau se laisse séduire par ce surnom charmant. Rapidement saisi par une vocation littéraire, il en fait son pseudonyme d’écrivain et y ajoute le prénom de Pierre.
Il navigue ensuite autour de la planète, rejoignant l’île de Pâques puis la Turquie et la Perse avant de s’attarder en Chine et au Japon. S’il ne reste que quelques jours à l’île de Pâques alors qu’il navigue vers Tahiti, il en livre le premier témoignage littéraire, contribuant à en façonner le mythe romantique :
« Rien n’est plus triste que cette île perdue, où la race des hommes se meurt lentement sous le vent du large, parmi les colosses de pierre couchés à terre. Ces grands visages immobiles, à demi enfouis, semblent attendre encore quelque chose qui ne viendra plus. On dirait une humanité fossile, un rêve de géants endormis dans la cendre du monde. »
Il traverse ainsi les civilisations avec une ferveur mystique quasi sensuelle.
Membre du corps expéditionnaire international lors de la guerre des Boxers en 1900, servant sur le cuirassé « Le Redoutable », il participe en Chine à la mise à sac de la cité impériale à Pékin, s’emparant de « quelques caisses » (selon lui) de souvenirs. Ces objets, provenant de temples, palais ou maisons aristocratiques, alimenteront son impressionnante collection d’art oriental. Il reconnaîtra dans un courrier adressé à sa femme avoir acheté des soieries et des statues à des « pillards chinois ».
D’autres éléments de sa collection, acquis en Turquie ou au Japon, ont une provenance douteuse. Lors de ses séjours au Japon en 1885 et 1890, il récupère à très bas prix dans des conditions parfois discutables des autels et des statuettes bouddhiques. Le nombre de pièces et leur nature (en particulier des armes de grande valeur dont des sabres et des poignards) qu’il rapporte d’Arabie, de Turquie, du Maroc, du Yémen, d’Égypte ou d’Indochine laissent à penser qu’ils n’avaient pas tous une origine parfaitement légale.
Néanmoins, il n’a jamais été établi qu’il y avait eu des vols. De toute façon, il n’existe pas de source claire sur la provenance de nombreux achats de l’écrivain. A l’époque de Pierre Loti, les objets exotiques étaient la plupart du temps acquis dans des circuits occidentaux militaires, coloniaux ou diplomatiques peu formalistes et sans contrôle rigoureux.

Au tournant du siècle, dans sa maison rochefortaise, Pierre Loti fait aménager une pièce particulière assez vaste, dans le grenier, qu’il appelle « ma mosquée ». Sous les combles, il recrée de toutes pièces un véritable sanctuaire d’Orient somptueux. Un « mihrab », niche tournée vers La Mecque, y est aménagé. Il ne cherche pas à créer un lieu de prière ou de recueillement religieux, mais un espace de rêverie et de solitude.
Les lampes suspendues, les tapis d’Istanbul, les céramiques, les arabesques dorées ajoutent à l’aspect mystérieux du lieu. Sur les murs sont reproduites des inscriptions arabes authentiques reproduisant des versets du Coran, dont certains tirés de la sourate de la Lumière. On trouve également des frises pseudo-calligraphiques.
Tout ceci crée un singulier mélange d’exactitude et de fantaisie pure symbolisant l’ambiguïté de l’orientalisme de l’officier de marine devenu écrivain qui a une fascination sincère pour l’Islam culturel, vécue à travers le prisme du rêve et de la théâtralité. Cette mosquée n’est donc ni un sanctuaire réel ni un pastiche. Elle traduit le désir de Loti de transformer la foi des autres en émotion esthétique. Ce sanctuaire reconstitué est en réalité une chambre de l’âme.

Julien Viaud, devenu Pierre Loti, académicien français, grand-croix de la Légion d’honneur, a-t-il cherché une rédemption artistique à la tache originelle du père ? A-t-il voulu échapper à la hantise du jugement, lui qui, dans son testament, demanda qu’on brûlât le contenu de sa maison ?
Sa maison de Rochefort, désormais Maison des Illustres, véritable cathédrale de l’esprit, qui contient une salle gothique, un salon turc, une pagode japonaise, une salle chinoise, offre désormais au public après une longue restauration soigneuse son imposante mosquée savamment décorée et ornée. C’est assurément la maison des paradoxes puisque ce sanctuaire est bâti à partir de souvenirs, de débris d’ailleurs, d’amours variées, de désirs de pureté : il est un refuge pour transformer la faute en mirage et la honte en chef-d’œuvre !
L’officier discipliné, l’écrivain lyrique, le collectionneur maladif ne sont que les visages d’un même besoin : racheter, par la beauté, ce que la morale avait condamné.
Chronique nᵒ 272
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