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« Je voulais avoir le libre choix de mes contraintes » - Entretien avec Isabelle de Kerviler, expert-comptable


jeudi 11 mars 20219 min
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Isabelle de Kerviler, expert-comptable, docteur en économie, diplômée de l’IEP Paris, a beaucoup travaillé avec les grandes entreprises et les institutions françaises. Femme de caractère, elle a su très tôt qu’elle n’aurait pas le droit à l’erreur, notamment dans sa vie politique. Elle revient pour le JSS sur son parcours et nous livre son avis sur la loi Copé-Zimmermann dont nous fêtons cette année les dix?ans. Isabelle de Kerviler va également publier en avril, aux éditions Dunod, un livre intitulé Dessine-moi la compta, qu’elle considère comme « l’aboutissement de toute une vie passée dans les chiffres ».



 


 


Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?


Diplômée de Sciences-Po en 1970, j’ai commencé à travailler alors que je n’avais pas encore 20?ans, dans un monde où il n’y avait quasiment que des hommes. En parallèle à Science-Po, j’ai fait une licence de sciences économiques à Assas.


J’ai commencé ma vie professionnelle chez Creusot-Loire ; j’y suis restée très peu de temps, car il n’y avait quasiment que des ingénieurs et j’avais le sentiment d’être inutile. Quand on me faisait venir dans une réunion financière, j’étais souvent assise au bout de la table – entre deux pots de fleurs – et on ne me posait aucune question. J’en ai eu très vite assez.


Je suis partie à la Chambre de commerce de Paris, où j’ai intégré la direction des études dans le domaine économique. Je m’y suis pleinement épanouie et j’y ai appris beaucoup de choses sur le monde des entreprises.


A ma sortie de Sciences-Po, j’étais également rentrée chez les Giscardiens pour y faire entendre la voix des femmes.


Dans un parti politique, pour moi les Républicains Indépendants, le fait de maîtriser la comptabilité et la finance intimidait un peu les hommes. Mes compétences en économie et finance m’ont ainsi permis de m’imposer dans un monde très masculin. J’ai réussi à me faire une place en politique, aidée par Jean-Pierre Fourcade, qui m’a appris très vite les règles non écrites de la politique.


En plus de mes fonctions à la Chambre de commerce de Paris, j’ai eu la chance d’être l’assistante de Jean Fourastié au CNAM. Ce dernier m’a poussée à faire un doctorat d’économie et a été mon directeur de thèse. En même temps, le Directeur des études de la Chambre de commerce de Paris m’a proposé d’occuper l’un des deux postes réservés aux Chambres de commerce au Conseil National de la Comptabilité. J’y suis allée, poussée par la curiosité. C’est ainsi que je suis entrée dans le milieu comptable alors qu’au départ j’étais plutôt intéressée par l’économie et la finance.


C’est au Conseil National de la Comptabilité que j’ai rencontré Monsieur Mazars, une sommité dans le monde de l’audit, avec lequel je suis devenue très amie. C’est lui qui m’a incitée à passer mon diplôme d’expertise comptable, point de passage obligé pour exercer dans le monde des chiffres.


En 1983, j’ai été élue au Conseil de Paris, j’avais quitté la Chambre de commerce et étais rentrée au cabinet Mazars.


À la Mairie de Paris, j’ai demandé à travailler aux côtés d’Alain Juppé, alors adjoint aux finances. J’ai été son adjointe, avec le titre usuel de « conseiller délégué ». À l’époque, il y avait très peu de femmes élues au Conseil de Paris : la parité n’existait pas… Je ne voulais surtout pas œuvrer dans le social, le scolaire ou la culture, secteurs intéressants, mais traditionnellement attribués aux femmes.


En 1986, me voilà diplômée d’expertise comptable. Comme je faisais de la politique, je souhaitais devenir associée dans un cabinet d’audit, mais à mi-temps afin de pouvoir aussi être présente auprès de mes deux enfants.


Je suis donc partie de chez Mazars et j’ai rejoint le cabinet Cailliau, Dedouit et Associés. Monsieur Cailliau était un très grand expert judiciaire. Je l’avais connu à la commission « Évaluation » du Conseil National de la Comptabilité. Dans son cabinet, j’ai pu faire ce que j’aimais, c’est-à-dire des évaluations d’entreprise et des évaluations de préjudice.


« Vous serez expert judiciaire à la cour d’appel de Paris puis à la Cour de cassation » m’avait dit Monsieur Cailliau. J’ai suivi avec joie ce parcours. Ayant postulé pour devenir expert en finances, je suis rentrée à la Compagnie des experts financiers. J’étais la première femme à rejoindre cette Compagnie ; je pense que mes fonctions auprès de l’Adjoint aux finances de la Ville de Paris m’ont bien aidée pour y entrer.


En 1992, après neuf années passées aux côtés d’Alain Juppé, j’avais envie, à mon tour, de devenir Adjointe de Jacques Chirac. Mais je souhaitais, comme toujours, une délégation technique. Avec le président de mon groupe (le groupe UDF, qui avait un nom qui me plaisait par-dessus tout : « Paris Liberté »), nous avons fait créer une nouvelle délégation dédiée au développement économique. C’est ainsi que je suis devenue le premier adjoint au maire de Paris chargé du développement économique.


J’ai très vite compris que, dans le monde politique, on crée sa fonction. J’avais également remarqué que les hommes avaient une capacité pour oser et demander bien supérieure à celle des femmes. Je ne me sentais pas concernée par ce constat, car j’ai toujours osé donc cela ne me posait aucun problème de faire connaître mes souhaits, puis de tout faire pour les réaliser.


C’était une période formidable, même si j’avais du mal à assumer mon poste à la Mairie de Paris, mon travail au cabinet et ma vie de famille. La présence à mes côtés de mes parents m’a beaucoup aidée à maintenir le cap ; je les remercie du fond du cœur, car, sans eux, tout cela n’aurait pas été possible.


En 1998, j’ai été élue conseillère régionale d’Île-de-France, sur la liste d’Édouard Balladur à Paris. Je cumulais donc mon poste d’adjointe au maire de Paris, mon mandat à la Région et mon travail au cabinet. Mon sens de l’organisation m’a été d’un grand secours pour faire face à tous ces engagements.


En 2001, je ne me suis pas représentée au Conseil de Paris, ce qui m’a donné plus de temps pour exercer mon métier d’auditeur.


En 2004, ma période d’élue étant terminée, j’ai pu me consacrer entièrement à mon travail au cabinet. J’ai été nommée sur de grosses opérations d’apport et de fusion : c’était passionnant.


En 2009, mon entrée au Conseil Économique Social et Environnemental (CESE), au titre des personnalités qualifiées, m’a ouvert de nouveaux horizons. Le CESE est un organe qui a un fonctionnement proche de celui d’un parti politique ; je suis donc revenue dans un monde que j’aimais beaucoup. Pour la première fois, j’ai vraiment pu dialoguer avec des syndicats et j’ai trouvé ces discussions tout à fait enrichissantes.


J’ai notamment rédigé un avis sur la compétitivité qui a été adopté à l’unanimité des partenaires sociaux, ce qui constitue une prouesse, quand on connaît les clivages qui existent dans la société civile sur ce sujet. En 2015, mon mandat au CESE a pris fin.


Aujourd’hui, je suis toujours associée du cabinet Cailliau, Dedouit. Je ne suis plus active dans un parti politique, mais j’aimerais participer à la prochaine campagne électorale pour soutenir le candidat de centre droit.


 


Quel a été le fil rouge de votre carrière ?


L’idée générale de mon parcours est venue de ma prise de conscience de la place des femmes dans la société. À Sciences-Po, les filles étaient brillantes – les têtes de conférences étaient presque toujours des filles –, mais, souvent, elles n’osaient pas prendre la parole en public sur des sujets politiques ou économiques. J’ai donc voulu faire entendre la voix des femmes dans le monde politique (car c’est là qu’on pouvait faire évoluer les choses) et exercer un métier, avec des chiffres et de l’économie pour m’imposer.


Ma deuxième ligne directrice était d’être libre. Je voulais avoir le libre choix de mes contraintes.


Je suis très heureuse d’avoir, malgré tous les obstacles rencontrés, réussi à suivre ce fil rouge, ce qui était loin d’être évident dans les années 70 ! Pour une femme de ma génération, c’est formidable de ne pas subir les contraintes habituelles liées au fait d’être une femme.


Vous allez publier, en avril prochain, un livre intitulé Dessine-moi la compta. Pouvez-vous nous en dire plus ?


Mon livre est un peu l’aboutissement de toute ma vie passée dans les chiffres. C’est aussi ma façon de dire merci à la compta et à la finance, qui m’ont accompagnée pendant toute ma carrière politique et professionnelle. Je tiens à rappeler que la comptabilité est le langage de l’économie. Pour entrer dans les instances dirigeantes d’une entreprise, il est important de la maîtriser. Elle est indispensable pour être libre dans ses décisions et comprendre ceux qui parlent « chiffres ».


Progressivement, pendant que j’enseignais la comptabilité, j’ai commencé à structurer mes idées pour rendre accessible cette matière ; puis je me suis dit qu’il fallait écrire un ouvrage pour la démythifier. J’ai décidé de rédiger un livre illustré en partant de l’idée de Napoléon : « Un bon dessin vaut mieux qu’un long discours ». Je propose ainsi au lecteur de suivre l’apprentissage d’un jeune garçon qui chemine de son argent de poche au bilan d’une entreprise, avec l’aide de sa mère, expert-comptable. Je le fais grandir, et au fur et à mesure, je peux complexifier ses questionnements et donc les explications.


Je suis partie de cette idée, pour deux raisons : historiquement, la comptabilité a été créée à partir de l’argent, et gérer son argent est l’affaire de tous.


Dans la première partie du livre, j’explique le fonctionnement des comptes. Dans la deuxième partie, j’aborde des sujets que les plus initiés connaissent : le bilan et le compte de résultat. Enfin, dans le dernier chapitre, apparaissent les relevés bancaires avec des débits et des crédits… Pour rendre mon livre accessible, j’emploie les mots « gauche » et « droite » et non pas « débit » et « crédit ». Quand on débute en comptabilité, rien que ces mots-là peuvent paraître compliqués ; je ne les introduis donc que dans le dernier chapitre.


Mon ouvrage s’appelle Dessine-moi la compta pour une double raison : d’abord, c’est un livre illustré ; mais, aussi, j’invite le lecteur à prendre un papier, un crayon et à dessiner les comptes : pour vraiment comprendre, il convient d’être pro-actif.


 


À qui s’adresse cet ouvrage ?


La cible est inédite : le livre s’adresse aussi bien aux débutants qu’à des lecteurs plus aguerris. Et il s’agit également d’un outil d’émancipation, pour les femmes. En effet, leur émancipation physique est quasi acquise, mais leur émancipation financière est loin d’être atteinte, même si les femmes sont nombreuses à exercer une activité professionnelle.


Les femmes sont en général moins à l’aise que les hommes face à l’argent. Elles ne peuvent ouvrir un compte en banque à leur nom que depuis 1965, ce qui explique en partie cette situation. Maîtriser la comptabilité devrait leur permettre de dialoguer plus facilement avec leur banquier, de mieux comprendre les comptes de leur copropriété, de gérer une SCI… Pour les femmes, le fait de bien connaître le langage de l’économie sera un vrai plus ; elles seront plus libres de leurs décisions et plus indépendantes. Mon ouvrage a pour but de permettre à chacun d’acquérir une maîtrise sur sa vie « côté finance », cet objectif étant encore plus crucial pour les femmes.


 


Quel rôle ont joué votre milieu social et votre éducation dans votre cheminement professionnel et personnel ?


Mon père était saint-cyrien et extrêmement classique par rapport au rôle de la femme et de l’homme. J’avais un frère qui avait 16?mois de plus que moi ; dès la 6e, mon père avait décidé que nous passerions, l’un et l’autre, un bac scientifique.

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