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L’ŒIL DE L’EXPERT. Emmanuel Poinas, vice-président du tribunal de première instance de Nouméa, nous livre ses réflexions sur les conséquences de la QPC « droit au silence », 2024-1097 du 24 juin 2024 et anticipe un risque pour la préservation de l’indépendance de la justice.
Le Conseil supérieur de la
magistrature (CSM) instruit et examine les procédures disciplinaires concernant
les magistrats de l'ordre judiciaire (articles 43 et suivants de l'ordonnance
n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la
magistrature). Pour les magistrats du ministère public, il agit comme conseil
du ministre qui détient le pouvoir disciplinaire final. Pour les magistrats du
siège, le CSM fonctionne comme une juridiction administrative spécialisée
(JAS).
La procédure préalable à
l'édiction d'une sanction disciplinaire est identique pour les magistrats du
siège et du parquet, même si les dispositions de l'ordonnance portant loi
organique relative au statut de la magistrature ne sont pas exprimées dans les
mêmes termes (articles 58-1 et suivants de l'ordonnance portant statut de la
magistrature).
Le Conseil constitutionnel a
déclaré inconstitutionnelles plusieurs dispositions du statut de la
magistrature à l'occasion d'une question prioritaire de constitutionnalité
portant sur le « droit au silence » qui aurait dû être garanti aux
magistrats de l'ordre judiciaire dans le cadre des procédures disciplinaires
les concernant (décision n° 2024-1097 QPC du 24 juin 2024).
La déclaration
d'inconstitutionnalité qui a décidé de la non-conformité des dispositions
relatives à l'instruction et au jugement des instances disciplinaires avait
prévu un report de ses effets au 1er juillet 2025 avec possibilité pour les
magistrats poursuivis d'invoquer les conséquences de la non-conformité auprès
des instances qui n'étaient pas achevées.
En conséquence, avant le 1er juillet 2025, de nouvelles dispositions organiques susceptibles de compléter les articles déclarés partiellement inconstitutionnels auraient dû voir le jour. Or, force est de constater que le législateur organique n'est pas encore intervenu.
Les textes complétant le
statut de la magistrature n'ont donc pas été repris. Ce retard n’est pas sans
conséquences sur la qualité des procédures disciplinaires que le CSM doit
traiter et notamment sur l'organisation des droits de la défense...
Qu’en est-il actuellement du
droit applicable à la suite de la décision 2024-1097 QPC du 24 juin 2024 ?
Le CSM a été saisi d'une
question relative au « droit au silence », et en particulier à
l'obligation de sa notification dans le cadre d'une instance disciplinaire
relative à un magistrat du siège. La question jugée pertinente a été transmise
au Conseil d'État, puis au Conseil constitutionnel. Cette juridiction a
considéré que le fait de ne pas rappeler à un magistrat poursuivi qu'il pouvait
ne faire aucune déclaration dans le cadre d'une procédure disciplinaire le
concernant n'était pas conforme aux dispositions constitutionnelles et en
particulier à l'article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du
citoyen.
La décision, conforme à la
jurisprudence du Conseil constitutionnel, parait en un sens
« classique » par rapport à ses analyses précédentes. Déjà
abondamment commentée, ce n'est pas cet aspect qui sera analysé ici (E. Poinas,
Procédure disciplinaire applicable aux magistrats judiciaires : du droit
au silence et de ses possibles conséquences, Dalloz actualités 1er juillet
2024).
Le dispositif de la décision déclare inconstitutionnelles les dispositions des articles 52 et 56 du statut de la magistrature dans leur rédaction actuelle. Dans les procédures en cours et jusqu'au 1er juillet 2025, le magistrat poursuivi doit être informé de son droit de garder le silence.
Le ministère de la Justice
n'a diffusé aucune circulaire d'interprétation de la décision du Conseil
constitutionnel. Il n'a pas réagi aux implications concrètes de cette décision,
ce qui reste assez surprenant. Pourquoi un changement aussi considérable n'a-t-il
pas été commenté « en interne » par l'administration qui peut être à
l'origine des poursuites ?
Les effets de la déclaration
d'inconstitutionnalité obligent dès à présent le CSM à informer le magistrat
poursuivi de son droit au silence ; cela correspond en réalité à une
information que le CSM délivrait déjà et cette obligation ne modifie pas substantiellement
la pratique établie.
Par ailleurs, la déclaration
ne tranche pas directement la question de la validité des auditions déjà
réalisées. Il a simplement été indiqué que les conséquences de la déclaration
d'inconstitutionnalité étaient applicables aux procédures en cours.
Dans les procédures en cours,
non encore jugées, les interrogatoires d’un magistrat réalisés sans mention du
« droit au silence » devraient en toute logique être retirés de son
dossier disciplinaire. Car, ils devraient être regardés comme n'ayant pas
permis au magistrat poursuivi d'exercer son droit au silence, et donc de lui
garantir les conditions d'un procès disciplinaire équitable.
Et en tout état de cause, le
magistrat poursuivi doit pouvoir à bon droit en demander le retrait si
l'instance disciplinaire n'y procède pas d'elle-même. Ce qui aurait pour autre
effet, en l'absence de procès-verbal d'audition régulier, d'obliger le rapporteur
désigné à procéder à au moins une nouvelle audition du magistrat poursuivi
avant que celui-ci ne soit jugé.
En effet, si la loi organique
ne fixe pas le nombre d'auditions auxquelles le rapporteur doit procéder, le
texte de la loi est cependant clair. Le premier alinéa de l'article 52 du
statut dispose : « Au cours de l'enquête, le rapporteur entend ou
fait entendre le magistrat mis en cause par un magistrat d'un rang au moins
égal à celui de ce dernier et, s'il y a lieu, le justiciable et les témoins. Il
accomplit tous actes d'investigation utiles et peut procéder à la désignation
d'un expert. »
La convocation en vue de
l'audition du magistrat préalablement à sa comparution devant la formation de
jugement constitue donc clairement une obligation de la juridiction. Le
magistrat est libre d'y déférer ou non, mais le rapporteur doit essayer de l'entendre.
Si le magistrat auditionné
n'a pas été informé de son droit au silence, la pertinence et la validité de
ses déclarations peuvent être contestées sur le fondement de la déclaration
d'inconstitutionnalité, la décision du 26 juin 2024 le prévoyant expressément.
Le Conseil constitutionnel
n'ayant répondu qu'à la question qui lui a été posée et qui ne concernait que
la procédure applicable aux magistrats du siège n'a bien entendu pas statué sur
la conformité des dispositions de la procédure disciplinaire applicables aux
magistrats du ministère public. Mais celles-ci étant conformes à celles
édictées pour les juges du siège, en toute logique les mêmes conséquences
devraient être tirées d'une éventuelle question prioritaire de
constitutionnalité portant sur ce point.
C'est donc bien l'ensemble
des procédures d'instruction et de jugement soumises au CSM qui sont concernées
par les conséquences de cette déclaration d'inconstitutionnalité.
Sous quelle forme le
rapporteur pourrait-il entendre le magistrat pour l'avenir ? A l'heure
actuelle, il est impossible de répondre. En effet, la déclaration
d'inconstitutionnalité vise également le premier alinéa de l'article 52 qui
précise : « le rapporteur entend ou fait entendre le magistrat mis en
cause ».
Le Conseil constitutionnel
n'a évidemment rien prescrit, puisque réécrire une loi et en l'espèce une loi
organique ne relève pas de sa compétence. Toujours est-il qu'aujourd’hui les
conditions des auditions par le rapporteur désigné ne sont pas non plus conformes
à la Constitution (cf. A. Duvauchelle précité).
Dans son rapport d'activité
pour l'année 2024, le CSM prend acte de la nécessité qui découle de la décision
de prévoir une notification du droit au silence lors de l'instruction et du
jugement des magistrats qui comparaissent devant lui. Cependant, ses analyses
s'arrêtent là (Rapport d'activité du CSM pour l'année 2024, p. 58 et
suivantes).
Cette analyse ne concerne que
l'année 2024. Elle laisse ouverte la question des interrogatoires déjà
effectués, pour lesquels le CSM n'a pas proposé d’analyse juridique. Et
surtout, elle n’aborde pas les conséquences de l'inconstitutionnalité à compter
du 2 juillet 2025.
Jusqu’à présent, le
législateur organique n'a pris aucune disposition pour compléter la procédure
disciplinaire applicable aux magistrats de l'ordre judiciaire. Ce manque
appelle une création législative.
Si l'on se réfère au site
« Légifrance » qui diffuse la législation appliquée dans notre
République à un moment donné, l'article 56 du statut de la magistrature est ainsi
rédigé :
« Au jour fixé par la
citation, après audition du directeur des services judiciaires et après lecture
du rapport, [le magistrat déféré est invité à fournir ses explications et
moyens de défense sur les faits qui lui sont reprochés (1)].
En cas d'empêchement du
directeur des services judiciaires, il est suppléé par un magistrat de sa
direction d'un rang au moins égal à celui de sous-directeur. »
La mention de
l'inconstitutionnalité de l'article 52 n'est pas mentionnée sur le site, pourtant la
question de la possibilité de conduire une procédure régulière résulte
clairement de la sanction des termes de cet article.
Chacun conviendra qu'en
l'absence de dispositions complétives, il est bien difficile de comprendre la
volonté du législateur organique à compter du 2 juillet 2025. Aucune n'a été
édictée. Comment dès lors interpréter « au jour fixé par la citation, après
audition du directeur des services judiciaires et après lecture du
rapport » pour connaître le droit applicable ?
Par ailleurs, quand bien même
le CSM voudrait pour des raisons pratiques compléter le texte de l'article en
question, il ne le pourrait pas, et ceci pour trois raisons majeures. D'une
part, à les supposer établies, de telles règles supplétives n'ont pas été
publiées au préalable par le CSM. Elles sont donc inconnues et inconnaissables
pour tout magistrat qui comparaîtrait devant lui à compter du 2 juillet 2025.
D'autre part, le CSM n'est pas un État souverain et il n'a donc pas la
compétence de sa compétence.
Enfin, partant de cette
logique qui veut que seule la représentation nationale dans ses diverses
expressions résultant du suffrage universel soit souveraine, le Conseil
constitutionnel a expressément exclu une telle possibilité. L'obligation
d'intelligibilité de la loi incombe au législateur, en l'occurrence le
législateur organique ; elle ne peut en aucun cas être valablement
substituée en cas de défaillance du législateur par une autorité administrative
ou juridictionnelle (décisions « Avenir de l'école », CC 21 avril
2005, 2005-512 DC et également 2004-500 DC du 9 juillet 2004, et 2008-567 DC du
24 juillet 2008).
La situation illustre une
véritable aporie. Tout étudiant en droit qui étudie « l'introduction au
droit » se voit enseigner que « les vides juridiques n'existent
pas » dans la mesure où le droit est un système de normes en principe cohérent
et dont l'interprétation tend à maximiser les capacités d'analyse juridique de
tout événement survenant dans le réel. Certes, mais il existe des exceptions.
En l'espèce, si les
magistrats qui veulent se défendre ne sont pas au sens strict confrontés à un
« vide juridique », puisque cela « n'existerait pas »
théoriquement, ils sont en revanche placés en face d'une insuffisance du
législateur organique. C’est-à-dire à l’absence d’une norme qu’il aurait dû
édicter.
Cette insuffisance,
l'instance juridictionnelle ne peut pas la combler en l'état car cela ne relève
pas de sa compétence (et parce que le principe d'obligation pour le juge de
statuer établi par l'article 4 du Code civil n'est pas applicable au cas d'espèce,
l'instance disciplinaire concernant les magistrats judiciaires n'étant pas au
sens strict un litige civil au sens du Code civil).
Les magistrats qui
comparaissent depuis le 2 juillet 2025 se heurtent à une absence de disposition
que le législateur aurait dû prendre avant une date déterminée du fait de la
déclaration d’inconstitutionnalité du 24 juin 2024. Dans ce contexte, et tant que
le législateur organique n'intervient pas, la seule option est nécessairement
le renvoi des procédures en cours, y compris les auditions prévues par le
rapporteur désigné par le CSM.
On voit mal en effet comment
le CSM pourrait agir sans des dispositions applicables fournissant au magistrat
poursuivi l'assurance d'un procès équitable devant un tribunal impartial au
sens de l'article 6 de la Convention EDH, ni une loi intelligible aux
justiciables qui relèvent de sa compétence d'attribution (cf la décision
2008-567 DC précitée : le législateur a obligation d' « adopter des
dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de
prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la
Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités
administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la
détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi . ».)
Il n'appartient pas plus au
CSM qu'au Conseil constitutionnel d'établir des règles de procédure en lieu et
place du législateur organique.
Chacun peut constater que
l'inscription de la réforme de la loi organique sur l'agenda des assemblées
brille par son absence. Pourquoi ? Que la question ne soit pas
« prioritaire » (urgentissime) dans notre situation politique
complexe tant sur la scène internationale que sur la scène nationale, dont
acte, mais qu'elle ne soit pas traitée dans le délai fixé par le Conseil
constitutionnel laisse un sentiment de malaise.
Les règles qui définissent le
statut de la magistrature judiciaire et les conditions de son application
constituent des garanties essentielles pour l'indépendance de la justice. C'est
d'ailleurs pourquoi la profession de magistrat judiciaire est l'une des rares à
être mentionnée dans le texte de la Constitution et à faire l'objet de
l'édiction de dispositions constitutionnelles spécifiques. Une procédure
disciplinaire inconnaissable peut constituer la base d’une déstabilisation de
cet ensemble.
L'absence de prise en compte
du report de la déclaration d'inconstitutionnalité dessert le statut de la
magistrature, mais au-delà, elle porte atteinte au principe fondamental de la
compétence du Conseil constitutionnel. À quelques mois d'une échéance politique
majeure, cette situation nourrit la polémique sur la « séparation des
pouvoirs ».
Hypothèse : si le
ministre de la Justice prenait l'initiative de poursuivre des magistrats devant
le CSM. Les magistrats poursuivis pourraient-ils demander que la Cour de
justice de la République en soit saisie. En effet, le renvoi devant une juridiction
dont la procédure est impossible à connaître ne s'analyse-t-elle pas
éventuellement comme une tentative de déstabilisation de la personne
poursuivie ? L'histoire regorge d'exemples funestes de cette nature.
Par ailleurs, faut-il
admettre que des plaintes de justiciables visant à saisir le CSM puissent
valablement être examinées dans ces conditions ? Les plaignants ne sont
pas responsables de la situation juridique, ni du risque qu’elle fait peser sur
leurs requêtes en l'absence de dispositions valides permettant d'en encadrer
l'appréciation au fond.
Une réponse apparaît d'autant
plus indispensable que fort récemment le CSM a transmis une nouvelle question
prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État (CSM S 274 QPC du 3 juillet 2025). Les questions
« pratiques » de la défense des membres du corps judiciaire tendent
donc à s'exprimer régulièrement et à formuler des interrogations
« théoriques » auxquelles le CSM lui-même reconnaît ne pas pouvoir
répondre.
La situation présente fait
planer un risque pour l'ordre juridique interne et pour l'indépendance de la
justice si un gouvernement il libéral venait à administrer notre pays. Dans
cette éventualité, en raison des « vides juridiques », il disposerait
de multiples « leviers » pour ébranler l'indépendance de la justice
sans même avoir à faire la moindre réforme. Loin d'être une vue de l'esprit, la
question s'est véritablement posée ces dernières années dans quelques États de
l'Union européenne. S'agissant de la République française, il parait
incompréhensible qu’une solution n’ait pas été déployée.
Emmanuel
Poinas
vice-président du tribunal de première instance de Nouméa
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