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Livret défense, une fausse bonne idée pour soutenir l’armement


lundi 11 août11 min
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11/08/2025 08:20:46 1 11 6690 74 0 0 5920 6120 Le Conseil supérieur de la magistrature est-il toujours placé en capacité de juger disciplinairement les magistrats de l'ordre judiciaire ?

L’ŒIL DE L’EXPERT. Emmanuel Poinas, vice-président du tribunal de première instance de Nouméa, nous livre ses réflexions sur les conséquences de la QPC « droit au silence », 2024-1097 du 24 juin 2024 et anticipe un risque pour la préservation de l’indépendance de la justice.

Le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) instruit et examine les procédures disciplinaires concernant les magistrats de l'ordre judiciaire (articles 43 et suivants de l'ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature). Pour les magistrats du ministère public, il agit comme conseil du ministre qui détient le pouvoir disciplinaire final. Pour les magistrats du siège, le CSM fonctionne comme une juridiction administrative spécialisée (JAS).

La procédure préalable à l'édiction d'une sanction disciplinaire est identique pour les magistrats du siège et du parquet, même si les dispositions de l'ordonnance portant loi organique relative au statut de la magistrature ne sont pas exprimées dans les mêmes termes (articles 58-1 et suivants de l'ordonnance portant statut de la magistrature).

Le Conseil constitutionnel a déclaré inconstitutionnelles plusieurs dispositions du statut de la magistrature à l'occasion d'une question prioritaire de constitutionnalité portant sur le « droit au silence » qui aurait dû être garanti aux magistrats de l'ordre judiciaire dans le cadre des procédures disciplinaires les concernant (décision n° 2024-1097 QPC du 24 juin 2024).

La déclaration d'inconstitutionnalité qui a décidé de la non-conformité des dispositions relatives à l'instruction et au jugement des instances disciplinaires avait prévu un report de ses effets au 1er juillet 2025 avec possibilité pour les magistrats poursuivis d'invoquer les conséquences de la non-conformité auprès des instances qui n'étaient pas achevées.

En conséquence, avant le 1er juillet 2025, de nouvelles dispositions organiques susceptibles de compléter les articles déclarés partiellement inconstitutionnels auraient dû voir le jour. Or, force est de constater que le législateur organique n'est pas encore intervenu.

Les textes complétant le statut de la magistrature n'ont donc pas été repris. Ce retard n’est pas sans conséquences sur la qualité des procédures disciplinaires que le CSM doit traiter et notamment sur l'organisation des droits de la défense...

Qu’en est-il actuellement du droit applicable à la suite de la décision 2024-1097 QPC du 24 juin 2024 ?

Le dispositif défini par la décision du Conseil constitutionnel

Le CSM a été saisi d'une question relative au « droit au silence », et en particulier à l'obligation de sa notification dans le cadre d'une instance disciplinaire relative à un magistrat du siège. La question jugée pertinente a été transmise au Conseil d'État, puis au Conseil constitutionnel. Cette juridiction a considéré que le fait de ne pas rappeler à un magistrat poursuivi qu'il pouvait ne faire aucune déclaration dans le cadre d'une procédure disciplinaire le concernant n'était pas conforme aux dispositions constitutionnelles et en particulier à l'article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.

La décision, conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, parait en un sens « classique » par rapport à ses analyses précédentes. Déjà abondamment commentée, ce n'est pas cet aspect qui sera analysé ici (E. Poinas, Procédure disciplinaire applicable aux magistrats judiciaires : du droit au silence et de ses possibles conséquences, Dalloz actualités 1er juillet 2024).

Le dispositif de la décision déclare inconstitutionnelles les dispositions des articles 52 et 56 du statut de la magistrature dans leur rédaction actuelle. Dans les procédures en cours et jusqu'au 1er juillet 2025, le magistrat poursuivi doit être informé de son droit de garder le silence.

La déclaration d'inconstitutionnalité a de multiples effets

Un silence pesant

Le ministère de la Justice n'a diffusé aucune circulaire d'interprétation de la décision du Conseil constitutionnel. Il n'a pas réagi aux implications concrètes de cette décision, ce qui reste assez surprenant. Pourquoi un changement aussi considérable n'a-t-il pas été commenté « en interne » par l'administration qui peut être à l'origine des poursuites ?

Les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité obligent dès à présent le CSM à informer le magistrat poursuivi de son droit au silence ; cela correspond en réalité à une information que le CSM délivrait déjà et cette obligation ne modifie pas substantiellement la pratique établie.

De l'implicite et de l'explicite en procédure disciplinaire...

Par ailleurs, la déclaration ne tranche pas directement la question de la validité des auditions déjà réalisées. Il a simplement été indiqué que les conséquences de la déclaration d'inconstitutionnalité étaient applicables aux procédures en cours.

Dans les procédures en cours, non encore jugées, les interrogatoires d’un magistrat réalisés sans mention du « droit au silence » devraient en toute logique être retirés de son dossier disciplinaire. Car, ils devraient être regardés comme n'ayant pas permis au magistrat poursuivi d'exercer son droit au silence, et donc de lui garantir les conditions d'un procès disciplinaire équitable.

Et en tout état de cause, le magistrat poursuivi doit pouvoir à bon droit en demander le retrait si l'instance disciplinaire n'y procède pas d'elle-même. Ce qui aurait pour autre effet, en l'absence de procès-verbal d'audition régulier, d'obliger le rapporteur désigné à procéder à au moins une nouvelle audition du magistrat poursuivi avant que celui-ci ne soit jugé.

En effet, si la loi organique ne fixe pas le nombre d'auditions auxquelles le rapporteur doit procéder, le texte de la loi est cependant clair. Le premier alinéa de l'article 52 du statut dispose : « Au cours de l'enquête, le rapporteur entend ou fait entendre le magistrat mis en cause par un magistrat d'un rang au moins égal à celui de ce dernier et, s'il y a lieu, le justiciable et les témoins. Il accomplit tous actes d'investigation utiles et peut procéder à la désignation d'un expert. »

La convocation en vue de l'audition du magistrat préalablement à sa comparution devant la formation de jugement constitue donc clairement une obligation de la juridiction. Le magistrat est libre d'y déférer ou non, mais le rapporteur doit essayer de l'entendre.

Si le magistrat auditionné n'a pas été informé de son droit au silence, la pertinence et la validité de ses déclarations peuvent être contestées sur le fondement de la déclaration d'inconstitutionnalité, la décision du 26 juin 2024 le prévoyant expressément.

Quid de l'absence de précision pour les magistrats du ministère public ?

Le Conseil constitutionnel n'ayant répondu qu'à la question qui lui a été posée et qui ne concernait que la procédure applicable aux magistrats du siège n'a bien entendu pas statué sur la conformité des dispositions de la procédure disciplinaire applicables aux magistrats du ministère public. Mais celles-ci étant conformes à celles édictées pour les juges du siège, en toute logique les mêmes conséquences devraient être tirées d'une éventuelle question prioritaire de constitutionnalité portant sur ce point.

C'est donc bien l'ensemble des procédures d'instruction et de jugement soumises au CSM qui sont concernées par les conséquences de cette déclaration d'inconstitutionnalité.

Et maintenant, que vais-je faire ?

Sous quelle forme le rapporteur pourrait-il entendre le magistrat pour l'avenir ? A l'heure actuelle, il est impossible de répondre. En effet, la déclaration d'inconstitutionnalité vise également le premier alinéa de l'article 52 qui précise : « le rapporteur entend ou fait entendre le magistrat mis en cause ».

Le Conseil constitutionnel n'a évidemment rien prescrit, puisque réécrire une loi et en l'espèce une loi organique ne relève pas de sa compétence. Toujours est-il qu'aujourd’hui les conditions des auditions par le rapporteur désigné ne sont pas non plus conformes à la Constitution (cf. A. Duvauchelle précité).

Dans son rapport d'activité pour l'année 2024, le CSM prend acte de la nécessité qui découle de la décision de prévoir une notification du droit au silence lors de l'instruction et du jugement des magistrats qui comparaissent devant lui. Cependant, ses analyses s'arrêtent là (Rapport d'activité du CSM pour l'année 2024, p. 58 et suivantes).

Cette analyse ne concerne que l'année 2024. Elle laisse ouverte la question des interrogatoires déjà effectués, pour lesquels le CSM n'a pas proposé d’analyse juridique. Et surtout, elle n’aborde pas les conséquences de l'inconstitutionnalité à compter du 2 juillet 2025.

Jusqu’à présent, le législateur organique n'a pris aucune disposition pour compléter la procédure disciplinaire applicable aux magistrats de l'ordre judiciaire. Ce manque appelle une création législative.

Un véritable « vide juridique » ?

Si l'on se réfère au site « Légifrance » qui diffuse la législation appliquée dans notre République à un moment donné, l'article 56 du statut de la magistrature est ainsi rédigé :

« Au jour fixé par la citation, après audition du directeur des services judiciaires et après lecture du rapport, [le magistrat déféré est invité à fournir ses explications et moyens de défense sur les faits qui lui sont reprochés (1)].

En cas d'empêchement du directeur des services judiciaires, il est suppléé par un magistrat de sa direction d'un rang au moins égal à celui de sous-directeur. »

La mention de l'inconstitutionnalité de l'article 52 n'est pas mentionnée sur le site, pourtant la question de la possibilité de conduire une procédure régulière résulte clairement de la sanction des termes de cet article.

Chacun conviendra qu'en l'absence de dispositions complétives, il est bien difficile de comprendre la volonté du législateur organique à compter du 2 juillet 2025. Aucune n'a été édictée. Comment dès lors interpréter « au jour fixé par la citation, après audition du directeur des services judiciaires et après lecture du rapport » pour connaître le droit applicable ?

Par ailleurs, quand bien même le CSM voudrait pour des raisons pratiques compléter le texte de l'article en question, il ne le pourrait pas, et ceci pour trois raisons majeures. D'une part, à les supposer établies, de telles règles supplétives n'ont pas été publiées au préalable par le CSM. Elles sont donc inconnues et inconnaissables pour tout magistrat qui comparaîtrait devant lui à compter du 2 juillet 2025. D'autre part, le CSM n'est pas un État souverain et il n'a donc pas la compétence de sa compétence.

Enfin, partant de cette logique qui veut que seule la représentation nationale dans ses diverses expressions résultant du suffrage universel soit souveraine, le Conseil constitutionnel a expressément exclu une telle possibilité. L'obligation d'intelligibilité de la loi incombe au législateur, en l'occurrence le législateur organique ; elle ne peut en aucun cas être valablement substituée en cas de défaillance du législateur par une autorité administrative ou juridictionnelle (décisions « Avenir de l'école », CC 21 avril 2005, 2005-512 DC et également 2004-500 DC du 9 juillet 2004, et 2008-567 DC du 24 juillet 2008).

Insuffisance et droit positif

La situation illustre une véritable aporie. Tout étudiant en droit qui étudie « l'introduction au droit » se voit enseigner que « les vides juridiques n'existent pas » dans la mesure où le droit est un système de normes en principe cohérent et dont l'interprétation tend à maximiser les capacités d'analyse juridique de tout événement survenant dans le réel. Certes, mais il existe des exceptions.

En l'espèce, si les magistrats qui veulent se défendre ne sont pas au sens strict confrontés à un « vide juridique », puisque cela « n'existerait pas » théoriquement, ils sont en revanche placés en face d'une insuffisance du législateur organique. C’est-à-dire à l’absence d’une norme qu’il aurait dû édicter.

Cette insuffisance, l'instance juridictionnelle ne peut pas la combler en l'état car cela ne relève pas de sa compétence (et parce que le principe d'obligation pour le juge de statuer établi par l'article 4 du Code civil n'est pas applicable au cas d'espèce, l'instance disciplinaire concernant les magistrats judiciaires n'étant pas au sens strict un litige civil au sens du Code civil).

Les magistrats qui comparaissent depuis le 2 juillet 2025 se heurtent à une absence de disposition que le législateur aurait dû prendre avant une date déterminée du fait de la déclaration d’inconstitutionnalité du 24 juin 2024. Dans ce contexte, et tant que le législateur organique n'intervient pas, la seule option est nécessairement le renvoi des procédures en cours, y compris les auditions prévues par le rapporteur désigné par le CSM.

On voit mal en effet comment le CSM pourrait agir sans des dispositions applicables fournissant au magistrat poursuivi l'assurance d'un procès équitable devant un tribunal impartial au sens de l'article 6 de la Convention EDH, ni une loi intelligible aux justiciables qui relèvent de sa compétence d'attribution (cf la décision 2008-567 DC précitée : le législateur a obligation d' « adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi . ».)

Il n'appartient pas plus au CSM qu'au Conseil constitutionnel d'établir des règles de procédure en lieu et place du législateur organique.

À quand un droit de la magistrature exhaustif ?

Chacun peut constater que l'inscription de la réforme de la loi organique sur l'agenda des assemblées brille par son absence. Pourquoi ? Que la question ne soit pas « prioritaire » (urgentissime) dans notre situation politique complexe tant sur la scène internationale que sur la scène nationale, dont acte, mais qu'elle ne soit pas traitée dans le délai fixé par le Conseil constitutionnel laisse un sentiment de malaise.

Les règles qui définissent le statut de la magistrature judiciaire et les conditions de son application constituent des garanties essentielles pour l'indépendance de la justice. C'est d'ailleurs pourquoi la profession de magistrat judiciaire est l'une des rares à être mentionnée dans le texte de la Constitution et à faire l'objet de l'édiction de dispositions constitutionnelles spécifiques. Une procédure disciplinaire inconnaissable peut constituer la base d’une déstabilisation de cet ensemble.

L'absence de prise en compte du report de la déclaration d'inconstitutionnalité dessert le statut de la magistrature, mais au-delà, elle porte atteinte au principe fondamental de la compétence du Conseil constitutionnel. À quelques mois d'une échéance politique majeure, cette situation nourrit la polémique sur la « séparation des pouvoirs ».

Hypothèse : si le ministre de la Justice prenait l'initiative de poursuivre des magistrats devant le CSM. Les magistrats poursuivis pourraient-ils demander que la Cour de justice de la République en soit saisie. En effet, le renvoi devant une juridiction dont la procédure est impossible à connaître ne s'analyse-t-elle pas éventuellement comme une tentative de déstabilisation de la personne poursuivie ? L'histoire regorge d'exemples funestes de cette nature.

Par ailleurs, faut-il admettre que des plaintes de justiciables visant à saisir le CSM puissent valablement être examinées dans ces conditions ? Les plaignants ne sont pas responsables de la situation juridique, ni du risque qu’elle fait peser sur leurs requêtes en l'absence de dispositions valides permettant d'en encadrer l'appréciation au fond.

Une réponse apparaît d'autant plus indispensable que fort récemment le CSM a transmis une nouvelle question prioritaire de constitutionnalité au Conseil d'État (CSM S 274 QPC du 3 juillet 2025). Les questions « pratiques » de la défense des membres du corps judiciaire tendent donc à s'exprimer régulièrement et à formuler des interrogations « théoriques » auxquelles le CSM lui-même reconnaît ne pas pouvoir répondre.

La situation présente fait planer un risque pour l'ordre juridique interne et pour l'indépendance de la justice si un gouvernement il libéral venait à administrer notre pays. Dans cette éventualité, en raison des « vides juridiques », il disposerait de multiples « leviers » pour ébranler l'indépendance de la justice sans même avoir à faire la moindre réforme. Loin d'être une vue de l'esprit, la question s'est véritablement posée ces dernières années dans quelques États de l'Union européenne. S'agissant de la République française, il parait incompréhensible qu’une solution n’ait pas été déployée.

Emmanuel Poinas
vice-président du tribunal de première instance de Nouméa

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