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27 ans après avoir prêté serment, Emmanuel Pierrat se confie, dans ce numéro, sur la relation avocat-client. Au terme d’un procès, il y a ceux qui savent exprimer leur gratitude envers leur avocat… et d’autres qui peinent à formuler leur reconnaissance. Retour sur des relations parfois tumultueuses, qui peuvent aussi se clore par l’envoi d’un sécateur en guise de rupture…
Tout plaideur sait que la balance de la justice dose savamment les clients, tantôt ingrats, tantôt reconnaissants.
La première catégorie est bien connue : le jour de la victoire, qui prend la forme d’un jugement triomphal, l’avocat téléphone pour annoncer la nouvelle, savourant à l’avance ce moment où l’inquiétude prend fin. Et de s’entendre répliquer, d’un ton presque désintéressé : « Je vous avais bien dit, Maître, que je vous apportais un bon dossier, facile à gagner ! » Le même, apprenant la défaite ou une décision en demi-teinte, n’accuse évidemment pas son dossier, mais, immanquablement, son conseil.
Et puis il y a ceux qui s’arrogent votre sueur. Au motif que vous leur avez demandé de dresser un inventaire des préjudices subis – ce qui leur a certes pris plusieurs heures, mais que vous étiez incapable d’imaginer à leur place –, tout le reste est effacé : c’est leur labeur seul qui a convaincu le juge. Foin du droit, des arguments, des « conclusions », de la plaidoirie : « J’ai dû tout faire à la place de mon avocat », assènent-ils à leur entourage, qui s’empresse de vous le rapporter, pensant que vous allez leur rembourser les honoraires convenus. La part obscure du métier d’avocat n’existe plus : les heures de recherche, l’examen détaillé des preuves, la rédaction des « écritures », le lourd et subtil dossier destiné in fine aux juges, les allers-retours au palais, même avec les mises en état numériques qui ne sont pas observables par le client, qui les oublie, nonobstant les conversations téléphoniques et les courriels les lui détaillant.
Il faudrait se cantonner au rôle d’un médecin généraliste caricatural, effectuant un contrôle de routine et griffonnant son ordonnance sans que le patient le quitte des yeux.
Ce sont parfois les mêmes qui s’installent dans le fauteuil du visiteur pour vous brandir leurs pièces l’une après l’autre, comme un magicien préparant ses effets afin que surgissent des lapins blancs d’un chapeau claque. Ils s’agrippent à leurs papiers et les lisent in extenso, de peur que vous ayez réussi le barreau et même votre scolarité sans jamais avoir appris l’alphabet. Je redoute l’apparition de ces classeurs où chaque document semble conservé sous un transparent, dont il est extrait pour être quasi-récité tant il a été retiré temporairement et à foison de son précieux écrin. Je devine alors qu’une bonne dizaine de confrères m’ont précédé, puis ont été révoqués ou se sont lassés, impayés, excédés.
Une variante du classeur prend la forme d’un sac en plastique crasseux où sont entassées, en une pile informe, des lettres écornées et leurs copies par dizaines, et, plus important et plus précieux encore, des multitudes d’enveloppes… vides, avec des tampons de la poste qui ne font foi de rien pour personne.
Quelques autres m’en veulent immédiatement, quand je leur annonce que les dommages-intérêts ne peuvent se calculer en fonction de leur désir. En vrac et au fil de dix-sept ans de barre, j’ai entendu des plans tirés, non pas sur une commette, mais un bateau de plaisance, la dernière BMW, un court de tennis dans le Luberon, etc. Peste soit des séries américaines et des jurisprudences d’outre-Atlantique sur le milliard infligé au fast-food dont le café s’est révélé trop chaud !
Certains finissent par prendre pour argent comptant la stratégie que j’ai énoncée lorsque nous avons fixé le montant des demandes. La justice a souvent des allures d’entrée au souk de Marrakech, place Jemaa-El-Fna : il faut exiger 100 pour atteindre 50. Et voilà mon client qui, un millésime après cette palabre ayant eu pour cadre le secret de mon cabinet, ne pense plus qu’au chiffre pour lequel nous avons assigné, en espérant alors seulement obtenir une mince part de ce gâteau. À présent, justice ne leur sera pas rendue tant qu’ils n’auront pas mis la main sur ce que, il y a un an, ils n’auraient osé rêver et que nous avons délibérément exagéré.
Il est heureusement des moments plus gratifiants.
Du temps de ses fastes, un journal fort connu dont je suis l’avocat avait pour directeur un homme qui plaçait l’œnologie au rang des beaux-arts. J’avais d’ailleurs, au cours d’un déjeuner, admis un faible pour le Haut-Brion. Une semaine plus tard, j’appelle l’amateur depuis le tribunal de Nanterre, sitôt au sortir de la salle. L’affaire est d’importance. Mais je ne peux rien lui transmettre de plus que mon impression d’audience (cela se présente bien, les juges ont semblé intéressés, etc.) et la date du délibéré. Lorsque j’arrive au cabinet, une demi-heure plus tard, m’attend un magnum de Haut-Brion, orné d’une simple carte de visite. Un mois plus tard, le jugement rendu a été largement en notre faveur, et je n’ai pas été étonné, mais ai tout de même été ravi, quand une caisse complète est venue attester de notre appétence commune pour les affaires sérieuses et les vins Graves.
Des mauvais coucheurs changent parfois de caractère, du moins pour un temps. Une photographe célèbre dont je défendais les intérêts commençait à m’épuiser par des appels incessants, des mails en rafale, des demandes de rendez-vous à la pelle et son avalanche d’explications superflues. Passé le moment nécessaire où elle avait, en long et en large, ressassé son affaire, j’avais tenté de juguler son intrusion quotidienne ; puis, de guerre lasse, l’avais soudainement reçue à mon cabinet pour lui tendre son dossier et lui annoncer que je craquais.
Elle en resta muette quelques instants, et je la mis dehors sans attendre qu’elle reprenne ses esprits et revienne à la charge. Elle avait quitté mon bureau depuis moins de deux heures, quand je reçus un bouquet de roses – rouges – monumental, digne d’une comédie romantique hollywoodienne. Le livreur, arrivé en camionnette dans la cour de l’immeuble, me tendit le mot où était inscrit : « Mon Cher Maître, Vous m’avez envoyé sur les roses. Voici les miennes ».
Mon équipe et moi nous sommes répartis les centaines de fleurs, chacun repartant auprès des siens avec une gerbe impressionnante. Et, durant les jours qui suivirent, nos visiteurs s’extasièrent sur l’incroyable composition florale qui masquait entièrement une table basse de la salle d’attente et dont l’odeur devint vite asphyxiante.
Je ne pouvais faire autrement que d’appeler la photographe pour la remercier. Et j’eus la faiblesse de reprendre son dossier. Dès le lendemain, le flot d’appels et d’arguments m’envahissait à nouveau. Je dus derechef y mettre un terme par un recommandé et reçus en retour… un sécateur, qui signifiait peut-être confusément que notre relation s’achevait par une coupure, voire une castration.
Avocat au barreau de Paris, Emmanuel Pierrat est associé du Cabinet Pierrat & Associés. Ancien membre du Conseil de l’Ordre et ancien Membre du Conseil National des Barreaux, il est aussi conservateur du Musée du Barreau de Paris. Également écrivain de nombreux romans et essais, il est, parallèlement, président du PEN Club français, association qui promeut la liberté d'expression et de création et qui défend les droits des écrivains, journalistes, éditeurs, traducteurs menacés ou emprisonnés dans le monde du fait de l’expression de leurs idées.
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