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Congrès des greffiers des tribunaux de commerce : « L’intelligence artificielle peut nous permettre de détecter des schémas de fraude que l’œil humain ne verrait pas »

INTERVIEW. Le 137e congrès des greffiers des tribunaux de commerce, consacré à l’IA, se déroule ce jeudi 11 septembre. Le président du CNGTC, Victor Geneste, insiste sur la nécessité d’un cadre éthique et revient sur les grands chantiers en cours, de l’expérimentation des tribunaux des activités économiques à sa proposition d’intégrer les associations au sein du RCS.


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Alexis Duvauchellejeudi 11 septembre9 min
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JSS : Le congrès aura cette année pour thème l’intelligence artificielle. Pourquoi ?

Victor Geneste : L’intelligence artificielle est le sujet du moment, toutes les entreprises et toutes les professions s’en emparent. Nous travaillons depuis longtemps sur les sujets de modernisation et sur des algorithmes de détection de fraudes. Il nous a donc semblé naturel de porter notre congrès sur ce thème. Un rapport a par ailleurs été rendu récemment au ministre de la Justice au sujet de l’intelligence artificielle, et ce congrès s’inscrit dans cette dynamique.

JSS : Les greffiers des tribunaux de commerce se sont-ils déjà emparés d’outils boostés à l’IA ?

V. G. : Tout à fait. Notre stratégie est de l’utiliser comme un outil complémentaire aux missions accomplies par des humains. Je tiens à ce que cela soit fait dans le respect de nos obligations déontologiques et de notre éthique. Oui à l’innovation, mais avec responsabilité. Il s’agit de contrôler ce que fait ou ne fait pas l’IA, et de vérifier que cela reste conforme à nos grands principes, en maitrisant la chaîne de bout en bout.

Nous avons déjà mis en place des projets de systèmes de recherche documentaire. Aujourd’hui, il existe déjà des moteurs de recherche, mais l’IA promet d’accélérer ce travail et de produire des synthèses beaucoup plus facilement.

Au-delà de la recherche juridique classique, nous disposons d’une base documentaire interne avec des référentiels, des circulaires et des notes. Nous devons donc imaginer une IA dans un cadre fermé et sécurisé, reposant sur une technologie souveraine, surtout pas dépendante des GAFAM. Cela implique par exemple de privilégier Mistral plutôt qu’OpenAI, de contrôler les informations que l’on va apporter à l’IA et la manière dont on va lui apporter.

« Nous ne voulons pas que l’IA remplace les contrôles du greffier, que ce soit dans le registre du commerce, des sûretés mobilières ou dans l’ensemble de nos missions. Le rôle du greffier doit rester central. »

Victor Geneste, président du CNGTC

L’étape suivante consiste à réfléchir à la manière dont elle peut améliorer nos pratiques quotidiennes. Nous travaillons autour de trois grands axes. Le premier est l’assistance du juge consulaire, pour lui permettre de récupérer des documents et des synthèses afin de se concentrer sur la motivation des décisions. Les juges décideront de la façon dont ils veulent s’emparer de cette technologie. Le deuxième axe concerne l’aide au travail du greffier dans la tenue des registres, avec des contrôles optimisés tout en gardant une intervention humaine en fin de chaîne, car nous envisageons l’IA comme un facilitateur. Le dernier axe est la lutte contre la fraude. Nous jouons un rôle croissant en matière de police économique et l’IA peut nous aider à détecter des schémas de fraude que l’œil humain ne verrait pas.

Aujourd’hui, certains fraudeurs utilisent des pièces d’identité réelles, valables, pas déclarées perdues ni volées et créant des statuts de société qui paraissent conformes mais qui, en réalité, cachent des fraudes. Nous pouvons détecter ces anomalies localement, mais une IA pourrait les repérer à l’échelle nationale et révéler des schémas de fraude identiques ailleurs.

Nous restons cependant très prudents sur les usages. Ce que nous ne voulons surtout pas, c’est une justice prédictive, car l’IA repose sur des antériorités et des probabilités. Nous ne voulons pas non plus remplacer les contrôles du greffier, complexes, que ce soit dans le registre du commerce, des sûretés mobilières ou dans l’ensemble de nos missions. Le rôle du greffier doit rester central, comme un dermatologue utilise une IA pour détecter des grains de beauté suspects mais l’intègre dans une réflexion globale sur le patient.

JSS : En juin dernier, la Conférence générale des juges consulaires de France a créé un Comité international sur l’IA, auquel vous participez. Où en sont les travaux ?

V. G. : Nous avons eu un premier groupe de travail. La Conférence a souhaité fédérer les professions du droit et du chiffre sur ce sujet. C’est important que les avocats, notaires, experts-comptables et greffiers réfléchissent ensemble, car nous travaillons tous en interconnexion. Par exemple, un expert-comptable dépose les comptes chez nous, les notaires déposent des actes, les avocats plaident devant nous. Si chacun utilise des outils différents, nous risquons de diffuser involontairement des données sensibles. Nous avons donc une responsabilité collective et devons fixer des règles communes.

Une deuxième réunion est prévue en septembre et les conclusions seront rendues à l’automne. Lors de notre congrès, j’ai souhaité réunir tous les présidents de professions du droit et la Conférence des juges pour faire un état des lieux, identifier les projets déjà en cours et, pourquoi pas, lancer des projets communs. Nous y avons intérêt, afin de pouvoir garantir au grand public une sécurité et une souveraineté dans les technologies utilisées.

JSS : Quand vous parlez de projets communs, de quoi s’agit-il concrètement ?

V. G. : Cela concerner sur la fraude à la pièce d’identité ou l’IBAN. Nous pourrions aussi réfléchir à des synergies techniques : si nos outils d’IA communiquent entre eux, nous pourrons automatiser certaines tâches et harmoniser nos pratiques. Nous avons récemment signé des conventions avec d’autres professions, notamment les commissaires de justice et les administrateurs et mandataires judiciaires. Le Tribunal digital, qui doit réunir tous les acteurs de la justice économique, pourrait aussi devenir un vecteur pour intégrer l’IA et automatiser certaines étapes, comme la détection des parties ou l’alimentation des logiciels professionnels. Le champ des possibles est énorme, dès lors que nous partageons la même méthode, les mêmes principes et des technologies compatibles.

JSS : Depuis le début de l’année, 12 tribunaux de commerce sont devenus des tribunaux des activités économiques. Quels retours en avez-vous ?

V. G. : Les premiers retours sont positifs et nous nous réjouissons que l’expérimentation se passe bien. Les audiences se déroulent bien et l’intégration des juges agricoles s’est faite sans difficulté. Le Garde des sceaux s’est d’ailleurs déplacé en Sarthe pour rencontrer les acteurs agricoles. Notre objectif est maintenant de réduire la durée de l’expérimentation, prévue pour quatre ans. Nous trouvons cela un peu long et proposons de la réduire à trois ans, afin de déployer plus rapidement ce modèle sur tout le territoire.

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Nous avons aussi formulé d’autres propositions. Nous proposons que le président du tribunal puisse être le juge unique en matière d’injonction de payer, ainsi que sur la surveillance du registre du commerce et des sociétés. Aujourd’hui, en cas de problème, le gérant d’une société commerciale doit aller voir le TC ou le TAE, mais si c’est une société civile, il est censé aller voir le TJ. LA compétence unique, ce qui simplifierait le parcours pour le justiciable et pour le juge.

JSS : Souhaitez-vous toujours intégrer les associations au sein du RCS ?

V. G. : Oui, car elles ne font pas l’objet pour l’instant d’un registre en tant que tel, étant uniquement déclarés au répertoire national des associations (RNA). Très peu de contrôles sont opérés, et les juges au TAE ne sont même pas en capacité de savoir si la personne devant eux est bien la dirigeante de l’association. Les informations ne sont pas contrôlées ni mises à jour, notamment en ce qui concerne le siège social, ce qui pose problème quant aux compétences territoriales des tribunaux. Le Groupe d’action financière (Gafi), qui a salué notre registre des bénéficiaires effectifs, a cependant souligné le trou dans la raquette que représente l’absence de contrôle des structures associatives.

Les associations représentent 1,4 million de structures, brassent 120 milliards d’euros, soit 3,4 % du PIB et 8,9 % de la masse salariale française. Certaines emploient des milliers de salariés, détiennent des parts dans des sociétés et paient l’impôt sur les sociétés, mais elles ne sont pas immatriculées au registre du commerce et échappent à tout contrôle. Cela pose des risques de fraude et de sécurité juridique.

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Nous proposons, dans le cadre de la généralisation des TAE, que les associations ayant une véritable activité économique soient immatriculées au registre du commerce. Au-delà d’un renforcement de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, cela simplifierait leurs démarches, car elles disposeraient d’un extrait officiel que les administrations ou les banques pourraient consulter directement. Avec des critères minimum, entre 150 000 et 200 000 associations ayant une véritable activité économique seraient concernées. D’autres pays européens disposent déjà de ce type de registre, nous sommes en retard. Une proposition de loi a d’ailleurs été déposée au Sénat par la sénatrice Nathalie Goulet pour aller en ce sens.

JSS : Les dirigeants peuvent désormais masquer l’adresse de leur domicile personnel dans le registre. Est-ce déjà utilisé ?

V. G. : Oui, quelques centaines de dirigeants ont demandé cette protection. Cela fonctionne parfaitement pour le registre du commerce. Mais je souhaite rappeler que nous ne sommes pas responsables de l’ensemble des données diffusées par d’autres canaux, comme l’open data, les journaux, le BODACC ou certaines bases privées. Cela limite l’efficacité globale du dispositif, même si le registre du commerce reste parfaitement sécurisé.

JSS : Votre dernier baromètre, pour la période avril-juin 2025, fait état d’un nombre élevé de radiations et d’un record de procédures collectives. Comment l’expliquez-vous ?

V. G. : C’est le résultat d’un cycle économique. Après la fin des aides liées au Covid et l’arrivée des remboursements de PGE, dont l’échéance arrive en 2026, il y a mécaniquement plus de défaillances. Cela entraîne davantage de radiations, souvent à l’issue de liquidations judiciaires. Nous n’avons pas connu un tsunami, mais une vague importante qui devrait se stabiliser. Pour cette année, il y a en effet une légère hausse des défaillances par rapport à l’an dernier.

JSS : L’an dernier, vous regrettiez les difficultés de fonctionnement du guichet unique. La situation s’est-elle améliorée ?

V. G. : Le guichet unique devait être prêt en 2021. Aujourd’hui, les choses vont mieux, mais cela n’est toujours pas totalement satisfaisant. Même si la situation s’améliore, il reste moins fluide, plus complexe et plus coûteux que le système précédent. Beaucoup de déclarants se plaignent encore du fonctionnement du guichet et doivent recourir à des prestataires, augmentant la complexité et les coûts, ce qui n’était pas l’esprit du dispositif. Nous demandons que l’INPI fasse son travail et nous garantisse un niveau de qualité équivalent à celui qui existait avant, sur les délais, les coûts, et l’assistance des personnes. Personne ne peut dire que nous n’avons pas aidé le gouvernement et l’Inpi, à qui nous avons transmis récemment des données dont nous avons besoin pour qu’ils se mettent à niveau.

JSS : Vous avez signé peu avant le congrès l’an dernier une charte numérique responsable. Où en êtes-vous dans cette démarche ?

V. G. : Nous avons engagé une démarche RSE au niveau du Conseil national et des greffes. Déjà presque un quart de la profession s’est engagée dans cette démarche qui correspond à nos valeurs et aux missions dans lesquelles nous souhaitons intervenir. Nous voulons être le tiers de confiance qui certifie les données des démarches RSE des entreprises. Pour cela, nous devons être crédibles et vertueux dans nos propres pratiques.

JSS : Votre mandat se termine à la fin de l’année. Quelles sont vos dernières priorités ?

V. G. : Deux sujets me tiennent à cœur : la réforme des associations, comme j’en ai déjà parlé, mais aussi la défense de nos tarifs. Nous sommes une profession à tarifs réglementés, et nous avons envie de continuer à assister les juges comme nous le faisons, à investir, à moderniser la justice, à développer les outils d’intelligence artificielle. Pour cela, nous avons besoin d’une stabilité de nos tarifs. Les greffes doivent rester économiquement stables, surtout les plus modestes aux équilibres fragiles, pour continuer à moderniser la justice et accompagner les juges. Si un greffe est défaillant, c’est un service public local qui s’arrête. La qualité de la justice économique est aujourd’hui reconnue par tous. Ne cassons pas un service public qui fonctionne.

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