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Depuis la condamnation de Marine Le Pen et de 23 membres du Rassemblement national, le 31 mars, par le tribunal correctionnel de Paris, les magistrats sont vivement attaqués. Tous seraient ainsi des « juges rouges » si l’on en croit les élus du parti d’extrême droite. Une critique qui est en fait bien éloignée de la réalité.
Une condamnation « politique », « une décision partisane », qui aurait été influencée par des « juges rouges », voire par les « gauchistes du syndicat de la magistrature ». Tour à tour, la présidente du groupe Rassemblement national (RN) à l’Assemblée nationale Marine Le Pen, le président de son parti Jordan Bardella, le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, ou encore le député RN Jean-Philippe Tanguy ont, ces derniers jours, étrillé la profession de magistrat, à la suite de la décision de justice prononcée par le tribunal correctionnel de Paris.
Le lundi 31 mars, ce dernier
a condamné la cheffe de file des députés RN pour détournement de fonds publics
à quatre ans d’emprisonnement dont deux ans ferme aménageables, 100 000 euros
d’amende, ainsi qu’une peine d'inéligibilité de cinq avec exécution provisoire.
Autrement dit, une impossibilité de se présenter à la prochaine élection
présidentielle qui s’applique immédiatement, même en cas de recours de la
partie condamnée, qui a en temps normal un caractère suspensif.
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parlementaires : la juge qui a condamné Marine Le Pen placée sous protection
policière
Une décision jugée très
lourde par les représentants du RN et une partie de la droite, qui s’est
empressée de s’en prendre à une supposée impartialité des juges, qui
pencheraient à gauche et auraient pour seul objectif d’empêcher le parti
d’extrême droite d’accéder au pouvoir. Des attaques qui ont eu de lourdes
conséquences, et dont les fondements sont en réalité bien plus nuancés.
« Une cible dans le dos des
magistrats »
« Dans un Etat de droit, qui
est l’un des piliers de nos démocraties occidentales, ce genre de propos est
parfaitement inacceptable. Cela répand dans l'opinion publique l'idée que la
justice fait n’importe quoi et cela met une cible dans le dos des magistrats »,
réagit Alexandra Vaillant, secrétaire générale de l’Union syndicale des
magistrats (USM), principal syndicat représentatif de la profession.
De fait, les trois juges qui
ont rendu cette décision ont été menacés et la présidente a depuis été placée
sous protection policière. « On marche sur la tête », commente
Alexandra Vaillant. Et ce d’autant plus que le tribunal correctionnel a
largement motivé sa décision, au travers de 152 pages.
« On s’est concentré sur
l'exécution provisoire, dans un renversement total de situation, alors qu’il ne
faut pas oublier pour quels faits était saisi le tribunal, qui a rendu une
décision motivée en faits et en droit et n’a fait qu’appliquer la loi, laquelle
est votée par le parlement », met en avant la secrétaire
générale de l’USM. « Et là on parle quand même d’une enquête sur plusieurs
années, renvoyée en correctionnelle, avec un débat contradictoire en audience
publique, lors duquel chacun a pu s’exprimer et présenter ses arguments »,
ajoute-t-elle.
En jeu : 46 contrats passés
entre 11 eurodéputés et 12 assistants entre 2004 et 2016, soit pendant plus de
11 ans, durant lesquels environ 2,9 millions d’euros de fonds publics européens
ont été détournés, pour rémunérer des assistants parlementaires de députés
européens qui travaillaient en réalité pour le RN. Le tout pour un préjudice
total estimé à plus de 4 millions d’euros par le tribunal.
Outre Marine Le Pen, 23
membres du RN, parmi lesquels des eurodéputés ou des attachés parlementaires,
ont été condamnés à des peines de prison et ou d’inéligibilité, pour
détournement de fonds publics, recel ou complicité de détournement de fonds
publics. Le parti a quant à lui également été condamné à deux millions d’euros
d’amende, dont un million ferme, ainsi qu’à la confiscation d’un million
d’euros saisis pendant l’instruction.
Des « juges rouges » qui
datent des années 1970
« Aujourd’hui, ce n’est plus
le gouvernement des juges, c’est la tyrannie des juges », a
réagi Jordan Bardella sur Europe 1 le 1er avril, dans les pas de Marine Le Pen,
qui estimait la veille que cette « tyrannie » était menée par des « adversaires
politiques ». Des attaques hors sol pour le professeur de sociologie à
l'université de Versailles St-Quentin-en-Yveline Laurent Willemez, qui rappelle
que « toute l’identité professionnelle des magistrats est fondée sur
l’indépendance et l’impartialité ».
Sur quels fondements reposent
alors la désignation de « juges rouges » ? « Cela vient de
la démocratisation de la magistrature dans les années 1970, qui a vu arriver
deux catégories de populations nouvelles. Alors qu’auparavant, les juges
étaient des notables qui avaient du capital économique et social, arrivent dans
les années 1970 des gens venus de classes moins élevées, et des femmes, dont le
nombre explose », décrit ainsi le sociologue.
Le 25 octobre 1975,
l’expression est popularisée par la Une du magazine Paris Match, qui
titre sur « Les juges rouges », lesquels « veulent une
nouvelle justice ». Six magistrats y sont représentés, dont le juge
d’instruction Patrice de Charette, qui vient de faire écrouer un patron suite
au décès d’un ouvrier sur un chantier. Néanmoins, « les juges ne sont
pas rouges », commente Laurent Willemez. Il ajoute : « Et encore
faudrait-il savoir ce qu’on entend par “rouge”. Mais la réalité, c’est qu’on
n’est pas capables de connaître la position politique de la magistrature ».
Le « fantasme absolu »
des « juges rouges »
Si les six magistrats
figurant en Une de Paris Match sont qualifiés comme tels, c’est que tous
ont un point commun. Ils et elle font partie du tout jeune Syndicat de la
magistrature (SM), fondé en 1968, dont le positionnement est en effet
clairement à gauche. Lors des présidentielles de 2007 et de 2012, l’organisation
appelle par exemple à voter contre Nicolas Sarkozy.
« Cela fait dix ans que nous
dénonçons la particulière nocivité de votre politique pour la justice et les
libertés dans ce pays, nous n’avons pas l’habitude d’avancer masqués, nous
avions déjà appelé à voter contre vous en 2007 et nous avons davantage encore
de raisons de le faire en 2012, votre bilan s’étant considérablement
alourdi », lance ainsi le syndicat dans une
lettre ouverte à l’homme politique en mai 2012.
Tandis qu’Emmanuel Macron
venait de dissoudre l’Assemblée, le SM prenait de nouveau position dans un
communiqué, publié le 12 juin 2024, et co-signé par plusieurs autres
organisations. « Nous, syndicats et associations, avons décidé d’agir
ensemble sur tous les territoires pour battre l‘extrême droite lors des
élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024 et porter ensemble des
mesures concrètes de solidarité, d’égalité et de justice. Nous en appelons à la
mobilisation de toutes et tous », y écrivaient-ils notamment,
suscitant de nombreuses réactions.
À
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» : dans la magistrature, les conditions de travail ne s’arrangent pas
Pour autant, l’idée selon
laquelle tous les juges seraient de gauche « est un fantasme
absolu », selon le sociologue, qui rappelle que, d’une part, tous les
magistrats ne sont pas syndiqués (un
tiers environ), et d’autre part que le SM n’est pas du tout majoritaire
dans la profession.
En 2022, le Syndicat de la
magistrature obtenait ainsi 33% des votes lors des élections au Conseil
supérieur de la magistrature (CSM), tandis que l’Union syndicale des magistrats
(USM), se présentant comme apolitique, restait largement en tête avec 66,6%. « Donc
de telles attaques sont absurdes, c’est méconnaître totalement la magistrature
et sa réalité que de dire des choses pareilles », commente Laurent
Willemez.
Avec son confrère Yoann
Demoli, il a consacré un livre à la Sociologie de magistrature, décrite
en 2023 comme « une profession d’élites » (Armand Colin). «
Malgré l’ouverture des années 1970, c’est un corps marqué par des origines
sociales issues des professions et catégories supérieures », note
encore aujourd’hui le sociologue, qui n’est toutefois pas allé jusqu’à
interroger les magistrats sur leurs opinions politiques.
« Une vieille petite musique
populiste »
A la différence du SM, l’USM,
lui, insiste sur son caractère « apolitique et apartisan ». « On
ne prend pas de position politique, on n’est pas intervenus dans le processus
électoral. Notre ADN, c’est de défendre les intérêts moraux et matériels de nos
collègues, de se battre pour une justice de qualité, efficace, et cela dans
l'intérêt de tous », met en avant la secrétaire générale Alexandra
Vaillant.
Si le SM reste aujourd’hui un « syndicat de gauche », comme l’assume parfaitement sa secrétaire nationale Lucia Argibay, le positionnement politique de ses membres n’interfère nullement dans les jugements, soutient-elle. « Nous sommes en effet un syndicat avec des prises de position politiques, mais nous avons là affaire à deux choses différentes. Un syndicat peut prendre des positions politiques, mais cela ne doit pas du tout être confondu avec des décisions de justice, affirme-t-elle. Les juges, qu'ils soient syndiqués ou non, se doivent de respecter des règles déontologiques, et sont notamment tenus d'être impartiaux. Quand ils et elles jugent, ils et elles le font en toute indépendance et n'ont pas à être tenu·e·s comptables des prises de position qu’a pu avoir un syndicat. »
Reste que les attaques du
Syndicat de la magistrature vont bon train. Tandis que le maire de Cannes,
David Lisnard, appelle à interdire l’organisation, Éric Ciotti, actuellement
président de l’Union des droites pour la République (UDR), allié au RN, réclame
depuis des années ni plus ni moins que l’interdiction du syndicalisme
judiciaire. « C’est une vieille petite musique populiste qui revient »,
commente Alexandra Vaillant, qui rappelle qu' « en droit français, les
magistrats peuvent se syndiquer que ce ce droit est reconnu au niveau européen,
ni plus ni moins ».
Si l’attaque des juges par
les politiques n’est pas nouvelle - on se souvient de Nicolas Sarkozy qui
avait, en 2007, comparé les juges à des « petits pois » avec « la
même absence de saveur » ; ou de la relation houleuse d’Éric
Dupond-Moretti avec les magistrats - ces nouveaux assauts « sont de nature à
remettre en cause gravement l'indépendance de l'autorité judiciaire »,
s’est inquiété le Conseil supérieur de la magistrature dans
un communiqué le soir du 31 mars.
En outre, Alexandra Vaillant
de l’USM rappelle que « si à un moment, des hommes politiques ne sont plus
satisfaits de l’état de la loi, qu’ils la changent, et ils l’assumeront auprès
de leurs électeurs ». Elle ajoute : « La contestation d’une
décision juridictionnelle ne se fait pas sur un plateau télé, mais dans cadre
d’un exercice de recours, en l'espèce l’appel ». Message reçu par
Marine Le Pen, dont le recours devrait être examiné plus rapidement que
d’ordinaire, la cour d’appel de Paris ayant annoncé une décision à l’été 2026,
avant l’élection présidentielle.
Rozenn Le Carboulec
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