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L’idée
de l’euro numérique germe peu à peu. Depuis 2021, la Banque centrale européenne
et les banques centrales nationales de la zone euro étudient sa faisabilité.
Cette phase initiale doit s’achever en octobre 2023. Cet été, le Mouvement
européen-France a organisé une conférence sur ce sujet en devenir, avec pour
invités François Villeroy de Galhau, gouverneur de la banque de France,
Stéphanie Yon-Courtin, députée européenne, vice-présidente de la commission des
affaires économiques et monétaires, et Nadia Filali, directrice des programmes
blockchain et cryptoactifs de la Caisse des dépôts et consignations.
Depuis
20 ans, les citoyens se sont habitués à la monnaie unique sous forme de billet.
Cependant, les moyens de paiement évoluent, et le consommateur d’aujourd’hui
aspire à des supports contemporains. Il revient donc à l’Eurosystème de
s’adapter et à la Banque centrale européenne (BCE) d’assumer la mission
d’instaurer un euro numérique complémentaire aux espèces imprimées. Cette
innovation doit d’une part répondre aux usages accompagnant la digitalisation
galopante, et d’autre part générer la confiance accordée à une valeur garantie
par une banque centrale.
Rétrospection
et projection
Nadia
Filali, directrice des programmes blockchain et cryptoactifs du groupe Caisse
des Dépôts, nous rappelle que le paiement numérique a commencé dans les années
1990. Il a d’abord satisfait des applications disparates, répandues de façon
hétérogène en Europe. Ensuite, la généralisation de l’accès à Internet a
vulgarisé les paiements en ligne. Plus récemment, le sans contact et le
téléphone mobile ont encore accentué ce mouvement. Dans un premier temps, la
numérisation a concerné les équipements pour payer (carte magnétique,
téléphone, ordinateur). Aujourd’hui, elle a atteint un autre volet, celui de la
monnaie elle-même. En effet, la digitalisation touche non seulement l’outil
d’interface, mais aussi la valeur échangée. Cette dernière ne ressemble pas à
une monnaie comme l’euro, le dollar ou le yen. Un règlement peut s’acquitter
directement en cryptoactifs portés par des infrastructures de type blockchain.
Ils se retrouvent liés à un actif virtuel, stable ou instable, alors
qu’auparavant, les paiements numériques se référaient à une devise.
Le
développement des actifs numériques et de la blockchain s’est inscrit dans une
période complexe, à la fois socialement et politiquement. Les crises
financières, les mouvements politiques comme Podemos en Espagne et l’émergence
de l’économie circulaire et collaborative ont poussé la recherche d’une
gouvernance différente.
À
l’origine, les concepteurs de l’actif numérique voulaient inventer ce que l’on
nomme improprement des cryptomonnaies. Leurs créations visaient à supplanter le
système bancaire en place et les monnaies traditionnelles. Elles sont donc le
fruit de raisonnements libertariens, d’individus prônant l’anarchie mais qui
simultanément veulent gagner de l’argent. D’ailleurs, aujourd’hui, l’usage de
leurs inventions est surtout spéculatif, cantonné à certains types
d’opérations.
Le
système impose des transactions transparentes. Le registre pseudonymique, et
non pas anonymique, de la blockchain mémorise les échanges entre les uns et les
autres en préservant les données personnelles. Les échanges se font de compte à
compte, avec un système de clés pour identifiants ; aucun nom n’apparaît. Ce paradigme a abouti
jusqu’à présent à un univers tourné vers le profit. L’achat de
« cryptomonnaie » se réalise aisément par l’entremise d’un intermédiaire,
ou directement pour ceux qui maîtrisent les techniques informatiques requises.
Notons néanmoins que le risque plane en permanence puisque rien ne garantit le
cours.
Présentement,
8 % de la population française possède des cryptoactifs. 46 % de ces
détenteurs ont moins de 35 ans. Sachant qu’en France, ces jeunes adultes
constituent 25 % de nos concitoyens et que 37 % d’entre eux ont moins
de 18 000 euros d’épargne, ce ratio n’est pas anodin. L’inconvénient
majeur de la « cryptomonnaie » tient à la clé indispensable pour agir
sur un compte. Celui qui la perd n’a plus aucun moyen d’accès quel que soit son
solde.
Il
ne peut pas espérer le récupérer en déshérence à la Caisse des Dépôts. De plus,
la clé est au porteur, ainsi une personne qui la découvre peut capter tout ce
qu’elle libère. Autre souci, bien que les protocoles blockchain aient la
réputation d’être inviolables, reste le facteur humain, car les intermédiaires
ne respectent pas forcément de réglementation, alors gare aux acteurs dénués de
déontologie !
Les actifs numériques de valeur d’utilité sont apparus plus tard. Ils sont véhiculés par un jeton échangeable. Actuellement objet de toutes les curiosités, le jeton (token) non fongible permet par exemple d’acheter une œuvre d’art numérique, ou la reproduction d’une œuvre d’art physique. « La Caisse des dépôts, explique Nadia Filali, distingue le security token, c’est-à-dire la représentation numérique, d’un titre financier régulé normalement ainsi que le jeton stable ». La caractéristique de celui-ci est de sortir de la volatilité indissociable des cryptoactifs, car les cours, notamment celui du bitcoin, connaissent des fluctuations violentes à la hausse ou à la baisse. Le principe consiste à adosser le jeton stable à une monnaie traditionnelle fiat (une devise, l’euro, le dollar, la livre) ou à un panier de ces monnaies pour afficher une valeur d’échange dans le système basé sur des standards solides. Le jeton stable algorithmique en est une variante.
La
réglementation sur les actifs numériques avance pas à pas. Les lois Macron 2 et
Sapin 2 relatives à l’émission des titres non cotés sur une blockchain ont
placé l’Europe en position de pionnière. Issue de la loi pacte, la
réglementation sur les intermédiaires appelés prestataires sur actifs
numériques (PSAN) a inspiré le règlement européen Mica (Markets in
crypto-assets). La première consultation sur les actifs numériques européens a
débuté avant le premier confinement. Après, une proposition de texte était
formulée. Les négociations qui ont suivi ont abouti à un accord provisoire le
30 juin dernier. Ce travail collectif engageant les régulateurs, les
parlementaires, l’écosystème, les start-up, les corporate, a été assez rapide.
Le
règlement MiCA
Après
la crise de 2008, l’innovation financière faisait craindre le risque plutôt
qu’elle n’éveillait l’opportunité d’une aubaine. « Aujourd’hui, le
regard a changé, constate Stéphanie Yon-Courtin, députée européenne.
L’Europe souhaite à présent faire de la finance numérique, et en particulier
des cryptoactifs, un moteur de croissance ».
La
France leur a conçu un cadre réglementaire dans sa loi Pacte. Mica prend la
suite en renforçant les devoirs des fournisseurs et entend stimuler le secteur.
La ligne générale de ce texte est simple : les cryptoactifs utilisés comme
des paiements doivent être régulés comme tels, et ceux utilisés comme des
investissements doivent être régulés comme des investissements. Par ailleurs,
pour renforcer la protection du client, l’attention est focalisée sur
l’activité des prestataires de services qui utilisent des cryptoactifs afin de
les soumettre aux mêmes règles que les institutions financières. Les contours
de Mica et son champ d’application concernent trois types de
cryptoactifs :
•
les jetons dont la valeur s’appuie sur des monnaies ou des matières
premières ;
•
les jetons de monnaie électronique qui sont adossés à une monnaie et utilisés
comme moyen de paiement ou comme réserve de valeur ;
•
les jetons dits utilitaires servant à des fins d’investissement, pour
participer par exemple au financement de start-up ou d’entreprises.
Au-delà
des catégories de cryptoactifs, l’encadrement des prestataires de service
occupe le centre du règlement. Ils sont soumis à un régime juridique spécifique
en termes d’autorisation au sein de l’Union européenne, d’exigences de fonds
propres, de supervision, etc. Il s’agit de créer les conditions nécessaires
pour bien informer et protéger le consommateur. Le délai de mise en œuvre est
toujours un point incertain, mais l’application devrait aboutir mi-2024.
D’ici
là, les discussions sur les aspects techniques impliquant les autorités et les
parties prenantes s’enchainent. Le calendrier donne au règlement Mica
l’occasion de devenir la référence mondiale. Bien qu’il ne couvre pas
l’ensemble des sujets – il cible avant tout les utilisateurs privés –, le lien
avec le projet d’euro numérique apparaît comme une évidence. Précisons les
principes attendus de cette monnaie :
•
être issue d’une banque centrale sans risque, accessible et efficace ;
•
exister parallèlement aux espèces sans les remplacer ;
•
répondre aux besoins des ménages et des entreprises ;
•
contribuer à prévenir les activités illégales ;
•
éviter tout effet indésirable sur la stabilité financière et la politique
monétaire.
L’euro
numérique implique pour le législateur de prévoir un cadre, et notamment
d’assurer l’autonomie européenne dans le domaine des paiements.
À
court terme, le règlement Mica permettra de réguler d’éventuels
« cryptomonnaies » dangereuses. À moyen terme, l’euro numérique
renforcera la confiance des citoyens dans la monnaie unique.
La
place du public, et celle du privé
Le
terme « cryptomonnaie » est trompeur. « Le bitcoin n’a rien
d’une monnaie, souligne François Villeroy de Galhau, gouverneur de la
Banque de France ; c’est un cryptoactif ». Une monnaie a au
moins deux caractéristiques. Elle a une valeur, qui est garantie par un
responsable reconnu, or personne n’est responsable de la valeur du bitcoin ou
de ses concurrents par exemple, et elle est acceptée partout sur un territoire
donné comme moyen de paiement.
Pour
le gouverneur de la Banque de France, la monnaie vit une histoire de couple. Historiquement,
deux unions marchent ensemble depuis très longtemps. La première allie la
confiance accordée, indispensable pour une monnaie, au média qui sert de
support d’échange. Celui-ci
est
passé des coquillages aux métaux, puis aux billets de banque. Nous vivons une
période où il évolue encore. La deuxième réunit des institutions publiques et
des acteurs privés. Deux émetteurs de monnaie interviennent en France :
les banques commerciales via les cartes bancaires, et la Banque centrale via
les billets. Il est assez tentant de dire que les institutions publiques
inspirent la confiance indispensable à l’expansion de l’utilisation d’une
monnaie.
Le
mouvement crypto, partiellement libertaire, voire un peu anarcho-sympathisant,
demande à l’usager de faire plus confiance à un réseau privé anonyme qu’à une
institution publique démocratique reconnue. Résultat, la confiance dans le
bitcoin est sérieusement ébranlée. Par ailleurs, il est assez logique
d’associer technologies et innovations privées. « Partant de ces
observations, la réflexion sur l’euro numérique doit porter sur la meilleure
façon d’unir l’innovation technologique de la sphère privée et la confiance
dans le secteur public », en conclut François Villeroy de Galhau.
Distinguons
deux formes d’euros numériques : celui des particuliers (retail),
et celui des flux interbancaires (wholesale). S’agissant du retail,
le dernier Conseil des gouverneurs de la BCE du 14 juillet 2022 a décidé du
lancement d’un prototype d’euro numérique qui se conclura fin 2023-début 2024.
Suite à son évaluation, la décision sera prise de le généraliser ou non. Dans
l’affirmative, le déploiement prendrait encore trois ans, soit un euro
numérique prêt fin 2026.
D’autres
pays travaillent sur la monnaie numérique. La Suède est un des premiers qui a
lancé la réflexion en 2017. C’est une des nations qui voit disparaître le plus
vite le billet de banque. Il n’y a pratiquement plus de cash dans les commerces
ou les restaurants suédois. Mais le pays, bien que parti avant les autres, n’a
toujours pas de couronne numérique à ce jour. La Chine expérimente discrètement
le sujet et a donné une forte accélération dans quatre villes pilotes
représentant une population de 100 millions d’individus. Les États-Unis se sont
intéressés au sujet après les autres puissances. Leur réticence vient du fait
que les Américains considèrent que l’innovation doit venir avant tout des
sociétés privées. Or créer un dollar numérique est une intervention publique
forte par rapport au marché. Cependant, l’avancement des Chinois motive les
Américains à accélérer malgré tout leur développement. La création de la
monnaie numérique a des conséquences fondamentales sur le quotidien des
citoyens, mais aussi sur l’économie et la souveraineté. Personne n’a vraiment
abouti, la plupart des pays sont en phase de réflexion.
Le
« wholesale », la monnaie interbancaire, véhicule les
transactions sur les marchés financiers des banques et des grandes entreprises.
Dans ce périmètre, neuf expérimentations ont été conduites entre des
partenaires français et étrangers.
Deux
usages vont se matérialiser assez vite. D’abord la « tokenisation »
des actifs financiers pour tous les règlements-livraisons. Ces marchés
fonctionnent tels des échanges cash contre titre (actions, obligations,
produits dérivés…). L’avantage de la monnaie numérique réside dans son
opérabilité immédiate dans tout échange dématérialisé. Une unique transaction
gère le cash et le titre dans un contrat intelligent avec toutes les
informations requises, et cela en sécurité. L’autre point important concerne
tout ce qui est transfrontalier. Comment interagir si demain chaque grande
puissance émet sa propre monnaie numérique ? La valeur e-euro contre
e-dollar ou e-couronne n’est pas définie. Des infrastructures
interbancaires solides doivent fournir la solution à ce problème. D’autant que
s’il n’est pas résolu, les alternatives privées prendront la place libre.
Soulignons
que la première banque du monde, JPMorgan Chase aux États-Unis, a développé
depuis quelques années le JPMorgan coin, qui vaut un dollar. C’est un cas de
« stable coin ». Le JPMorgan coin présente l’intérêt de
supporter parfaitement toute « tokenisation ». Vous pouvez incorporer
au JPMorgan coin des titres, des contrats, et des automatismes. Toutes ces
fonctionnalités additionnelles demeurent inaccessibles pour une monnaie
classique.
Dessine-moi
un euro numérique
Les
particuliers attendent un euro numérique utilisable partout, facilement et en
toute sécurité, qui respecte les données privées, qui a une faible empreinte
énergétique et facilite l’inclusion financière. Ces questions viennent en tête
dans le travail de prototypage établi suite à une consultation diligentée en
2020 auprès de 8 000 personnes, par l’Eurosystème constitué de la BCE et
des 19 banques centrales nationales. Tous ces sujets se traitent plus ou moins
facilement. En voici trois :
•
l’empreinte écologique : la technologie bitcoin repose sur la « proof
of work » (ou preuve du travail en français). Pour le sécuriser, les
algorithmes mathématiques utilisent des équipements informatiques très
énergivores. Or des méthodes beaucoup moins consommatrices ont été élaborées.
L’euro numérique ne s’appuiera donc pas sur la « proof of work ».
• la confidentialité : les consommateurs craignent la naissance d’une sorte de « Big Brother » incorporé à l’euro numérique. C’est pourquoi la Banque centrale n’aura accès qu’à des données anonymisées et regroupées. Toutefois, le blanchiment fixe une limite à l’anonymat. Le bitcoin a d’ailleurs entraîné une incroyable régression dans le domaine de la lutte anti-blanchiment. Il serait inacceptable que les gestionnaires de l’euro numérique se trouvent sans pouvoir de contrôle suffisant. La France a introduit les plus fortes restrictions aux paiements par billets de banque, justement pour ses caractéristiques d’anonymat. En général, pour un règlement dépassant les 1 000 euros en espèces, votre banque de vous demande des justifications à cette transaction. Si les éléments ne sont pas satisfaisants, elle dépose une déclaration de signalement. La question revient finalement à établir le processus qui réunit la confidentialité des données et le contrôle anti-blanchiment. Faut-il des plafonds de paiement ? Des contrôles moins poussés ?
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